Travaux de vacances au pays des pommes: chapitres 1-4

Texte

I - Où l'auteur étudie la question de savoir si son pays natal appartient au Val-de-Saire ou au Cotentin.

Depuis que j'ai publié le premier volume de mes Travaux de vacances au pays des pommes et la Légende de l'Abbaye de Montebourg - je le dis avec modestie, - mon pays natal a conquis une notoriété relative parmis les gens de bien qui m'ont fait l'honneur de me lire.

J'avais raconté l'histoire de cette bourgade fameuse, je n'en avait point établi la géographie.

Quelques lecteurs jaloux, comme il convient, de ne connaître point a demi seulement ce qu'ils étudient, m'one demandé de les renseigner à cet endroit et de leur dire à quelle partie précise de la Basse-Normandie Montebourg appartient.

C'est une question grave mais qui n'est point nouvelle et que j'ai plus d'une fois entendu débattre entre gens experts en antiquités et grimoires.

Personne, que je sache, ne l'a résolue avec preuves concluantes.

Montebourg revient-il au Cotentin ou faut-il l'accorder au Val-de-Saire ?

Quelques auteurs dont le nom m'échappe, mais dont je sais l'autorité notoire, se prononcent pour la première hypothèse; plusieurs autres dont la compétence est hors de conteste assurent que le Val-de-Saire est en lieu de regarder Montebourg comme sien.

C'est, vous l'avouerez, une gloire et non des moindres pour ce gros bourg que de se voir ainsi réclamé de côtés divers. Hélène, en son temps, n'en eut pas d'autre, et je connais tant de gens et tant de choses dont personne ne veut, que je triomphe modestement de voir mon pays natal ainsi disputé. Il est de fait, on outre, que ces querelles seraient moins vives et moins soutenues, si Montebourg n'avait pas tout ce qui peut faire gloire à ceux qui se montrent ainsi désireux de le compter à leur actif.

Valognes, - je dois le reconnaître ingénument malgré mon culte pour ce «petit Versailles », pour ses nombreux hôtels, ses gentilhommières et sa belle place du Château, - Valognes n'a jamais, en sa faveur, allumé querelles de ce genre. Le Val-de- Saire et le Cotentin l'abandonnent sans conteste au Bocage.

Plus d'une raison du reste devait exposer Montebourg à ces discussions pour et contre. Riche bourgade, célèbre par ses marchés, ses foires et ses moutons estimés (Tous les dictionnaires géographiques mentionnent la valeur des moutons de Montebourg. Un docteur de mes amis, l'un des membres les plus distingues de l'Union des Médecins de France, fait venir chaque semaine de Montebourg une bourriche soigneusement ficelée, contenant un gigot ou des côtelettes. Je l'ai maintes fois entendu déclarer que « les gigots de Montebourg étaient les premiers gigots du monde » Il ne m'eut pas, je le sais, refusé un témoignage écrit à l'appui de mon dire. Je me suis par discrétion, abstenu de le lui demander, mais on me croira sur parole.),entouré d'un côté par des pâturages qui n'ont rien à envier à ceux de Carentan, de Saint-Côme. ni même à ceux de Fresville-la-Riche, il peut en tout honneur donner la main au Cotentin. Il le fait, du reste ; et du flanc de la petite montagne où il est assis, il semble jeter sur cette fertile contrée, patrie du beurre émérite et des bœufs à médaille d'or, un regard de complaisance et de bonté, qui ne laisse pas d'être encourageant pour ceux qui le recueillent.

Au nord, c'est un tout autre site; le sol est plus aride, quoique fécond. Les chênes remplacent, dans les clôtures, l'orme et le frêne et l'horizon s'ouvrant sur Saint- Vaast, Morsalines, la Pemelle et Montaigu-la-Brisette semble dire à Montebourg : " Malgré les charmes du Cotentin, regarde, reconnais que le Val-de-Saire est digne de toi et qu'il est ton cousin plus proche qu'au quatrième degré.

Je conseille à Montebourg de conserver cette situation avantageuse, entre deux coins de pays qu'il suffit à honorer ensemble, et dont l'on perdrait vraiment trop, le jour où l'autre aurait vu cette bourgade se déclarer exclusivement en sa faveur.

Le Cotentin n'a pas de légende qui lui soit propre, il déclare d'ailleurs que celle de Montebourg lui suffit, et puis il faut le dire tout bas, la réputation de leur beurre et de leurs juments normandes a rendu les Cotentinais si fiers, qu'ils ne sont que très naturellement enclins à compter pour peu de chose tout autre gloire (On ignore généralement en Basse-Normandie qu'une des rues de Paris porte le nom de Rue du Cotentin. Elle est située non loin de la gare Montparnasse).

Ils ont tort sans doute, mais je ne m'exposerai jamais au grand dommage de me brouiller avec eux en le leur démontrant.

Je ne voudrais pas davantage avoir maille à partir avec les gens du Val-de-Saire. Je sais tous les charmes de leur beau pays et pour bien établir la grande estime en laquelle je les tiens, je vous propose de faire une excursion en ce fortuné coin de terre. Les pas que nous ferons pour cela ne seront point des pas perdus, vous verrez.

II - La Maison du Diable

J'avais huit ans quatre mois et quelques jours, - on n'oublie pas ces dates mémorables, - quand, pour la première fois, je fis à pied la route de Montebourg au Vast. Je la faisais avec mon père, et je me défends à peine, aujourd'hui encore, du sentiment de fierté qui me vint au cœur, quand je me vis avec des jambes si courtes avoir fourni une route si longue: quatre lieues et demie!

Vous ne me refuserez pas le grand plaisir de les faire à nouveau en votre compagnie.

Suivons les murs de l'Abbaye, et passons sous le Trou du diable. C'est une large ouverture, entourée de lierres, que le diable, dit une légende, fit au mur d'enceinte, en sortant de l'Abbaye, un jour qu'il en fut chassé après avoir eu la malencontreuse idée d'y mettre les pieds un instant. Faisons un coude, sur la main gauche, et prenons la route qui mène au Val-de-Saire.

On passe près d'une chaumière délabrée qui s'appelle à son tour, la Maison du diable. C'est là que le mauvais se réfugia, parait-il, après qu'on l'eut expulsé, comme nous venons de dire. Et parce que ce « vieux menteur » , ainsi que l'appelle un Père de l'Eglise, n'aime pas les voies droites et n'entre guère par la porte grande ouverte, comme les honnêtes gens, il passa par une crevasse qu'on n'a jamais pu boucher depuis.

François Bouleau, un maitre maçon de Montebourg, bien entendu dans son métier pourtant, y a perdu son latin, qu'il n'avait pas appris du reste.

III - Un mot profond de Guillaume Bunou

François Bouleau ee rappelle au passage son grand oncle Guillaume Bunou. Vous ne savez pas sans doute la singulière réponse que fit ce montebourgeois. Je vais vous la dire, et si vous prétendez encore après cela que les Normands ne parlent jamais net, je renonce a vous convertir.

Guillaume était de son métier couvreur en paille. C'est une profession qui devient très rare depuis que les couvertures en .briques de Carentan nous envahissent avec le Chateaulin et que les chaumières, nos jolies chaumières normandes cachées dans les pommiers comme les nids d'oiseaux dans, les buissons, se font rares.

Or donc, un jour que Guillaume Bunou couvrait la grange de Jacques Féron, de la rue des Ormes, ne voilà-t-il pas qu'à la même heure il faisait couvrir sa propre maison par Honoré Typhaigne, aussi couvreur en paille de son état.

Si les commères en jasaient, je vous le demande; les hommes eux-mêmes se mirent de la partie. Au Puits Cabis on ne causait, depuis le matin, que de ce Guillaume Bunou qui couvrait les maisons des autres pendant qu'il faisait par autrui couvrir la sienne.

Jeanneton Le Blond qui revenait de traire avec sa cruche en cuivre sur l'épaule, faillit la renverser, tant elle riait de bon cœur. Son père, un des gros bouchers de l'endroit, le meilleur en ce temps avec Pierre Le Cadet, avait sa maison voisine de la grange de Jacques Féron, où Guillaume Bunou opérait pour l'instant. Quand Jeanneton fut au pied de l'échelle et qu'elle eut mis sa cruche à terre, elle avisa Suzanne Claudel, sa compagne de première communion, qui tricotait assise sur un de ces bancs de pierre dont sont ornées toutes les maisons en Basse-Normandie. - « Eh! que fais-tu donc, Suzette ? » - « Comme tu le vois, je me fais des bas. » - Ah ! c'est donc toi qui te chausses ! Quand tu voudras, je te ferai tes bas et tu me feras les miens. Ça sera comme cet homme qui faisait couvrir sa maison, pendant qu'il couvrait celle des autres. »

On n'a pour le langage direct et l'apostrophe en droit visé qu'un culte médiocre en Basse-Normandie. En revanche on y goûte les allusions en biais, qui sont assez claires pour un bon entendant, mais point assez nettes pour justifier la riposte.

Guillaume Bunou connaissait de vieux temps ces délicatesses de littérature normande. A bon chat bon rat, à petit trou fine cheville. Normand de pure race il était toujours maître de lui même - sauf quand il avait par grand hasard bu quelques verres du cidre de Justin Passilly. A cette heure il était à jeun. Sans se troubler donc, et sans même quitter son ouvrage: « Si les autres veulent perdre leur glui, dit-il, ça les regarde. Moi, je ne veux pas perdre le mien. »

Ah! quel diplomate il eût fait ce Guillaume Bunou ! Aussi son propos fut tourné en proverbe.

IV - Les truites du pont de la rue Caubrière

En quittant la Maison du diable, on traverse bientôt un hameau qui porte le nom un peu solennel de Rue Caubrière. Les savants du pays vous diront sans doute que ce mot de rue nous indique dans le passé l'existence en ce lieu de quelque cité bâtie par les Romains. Je n'aurai ni la maussaderie de les contredire. ni la belle audace d'avancer ce qu'ils enseignent.

Au bas de cette rue, qui descend en côte rapide, se trouve un vieux pont, sous lequel coule, sans se presser à l'excès, un joli et clair ruisseau. Mon père, quand je fis cette route avec lui, me permit de m'y arrêter, en passant, et je voyais dans l'eau des truites dorées qui jouaient aux barres ou à cache-cache. Notre présence ne les troublait pas dans leurs jeux ; en les voyant si faciles à prendre, me semblait-il, je demandai la permission de descendre jusqu'au bord du ruisseau. Mon père me laissa faire, soupçonnant, l'homme de bien, qu'il aurait l'occasion de me dire quelque sage parole.

Quand je fus près de l'eau, les truites avaient déjà fui ; je remontai tout déconfit, demandant à mon père comment et pourquoi cela se faisait. « Mon pauvre enfant, me dit-il en souriant d'un bon sourire plein de miséricorde, les truites, c'est comme le bonheur : de loin on croit les tenir, elles s'enfuient quand on les approche. »

Quand j'ai quelque désillusion maintenant, et qu'un bonheur rêvé m'échappe, je pense aux truites de la Bue Caubrière.

Faut-il vous dire que cela m'arrive plus d'une fois l'an ?... Et vous ?...

Auteur

Albert Le Nordez

Ouvrage

Travaux de vacances au pays des pommes

Année

1888

Source

Gallica