Mon plaidoyer nous a conduits loin et tout en devisant le long du sentier, nous voici arrivés à « Pied-de-Chou». C'est le nom d'un cabaret bien connu des gens du pays. On le trouve au carrefour que forment, en se rencontrant, les routes de Valognes à Saint-Vaast, et celle du Vast à Montebourg.
L'origine de ce nom singulier de « Pied-de-Chou » se perd dans la nuit des âges, et je vous ai d'ailleurs confessé deux fois déjà que je n'entends rien aux étymologies.
Les habitants du lieu s'inquiètent peu d'ailleurs du nom qu'il porte, ils n'ont cure de lire l'enseigne, ni de regarder même le « bouchon » de rameaux de houx qui domine la porte, ainsi qu'il est d'usage dans les auberges normandes. Ils savent si bien le chemin qui y mène, qu'ils iraient, les braves gens, les yeux fermés!
C'est que maître Jean Letellier a du cidre! oh! du cidre, voyez-vous!
Il achète ses pommes mi-partie à Réville, où le crû est de première force et le reste à Montaigu-la-Brisette. Cela forme un heureux mélange qui gagne la confiance des amateurs à plusieurs lieues à la ronde.
Quand la ménagère l'apporte du cellier dans la « chopine » en étain, et qu'elle a relevé le couvercle en appuyant le pouce sur les deux glands qui le surmontent en contrepoids, le liquide fait entendre au Normand de si bonnes paroles!
Le gaz monte en pétillant, mais avec modération pourtant, comme pour montrer seulement tout ce dont il serait capable, si pendant quelques mois il avait fait rage en bouteille, attendant le jour de la liberté.
Les globules d'air, comme si le courage leur manquait pour quitter un milieu si favorable, errent à la surface, puis gagnent le bord du vase et se rangent en un cercle fin.
Plus les bulles qui le forment sont blanches et menues, mieux le cidre vaut pour les Normands.
Pour cette couronne-là, voyez-vous, ils laisseraient celle des rois,.... tant l'ambition les travaille peu!
Je dis particulièrement ces choses pour les Parisiens; gens de beaucoup d'esprit, je le reconnais sans peine, mais qui ne connaissent rien au bon cidre.
A ce propos, qu'ils n'ignorent pas qu'ils ont, à cet endroit, fort dégénéré des Parisiens d'autrefois. A preuve les lignes suivantes, de Messire Gabriel du Moulin, curé de Manneval, auteur fort compétent de la fin du xvi' siècle, que j'ai déjà cité.
« Les fruits divers abondent au Cotentin, surtout les pommes et les poires, desquelles on fait partout ce pays le poiré et le cidre, breuvages si excellents et profitables à la santé, que maintenant, dans les plus grands festins des seigneurs français et des Parisiens même, on laisse le vin pour en boire : aussy le poiré est grandement diurétique, et le cidre, par une qualité naturelle, humecte davantage que le vin, et empêche les opilations de la rate et du foie (1). »
(1) Du Moulin. Histoire générale de la Normandie.
C'est ainsi qu'on pense à Pied-de-Chou. Aussi les tables y sont presque toujours garnies de charretiers qui reviennent de chercher « la tangue » à Morsalines pour l'engrais de leurs champs.
Reconnaissons-le, la maîtresse d'auberge du Pont de Sainte-Marie ne serait pas de trop ici avec sa coiffe haute et plissée fin, car en dit que plus d'un de ceux qui s'asseyent à Pied-de-Chou en sortent moins alertes qu'ils n'y sont entrés! Le cidre de Jean Letellier donne des jambes, comme celui de Sainte-Marie, mais on assure qu'il en ôte souvent aussi aux plus solides.
Hélas ! ne le demandez pas, - il en rougirait, le cher homme, - à Maître Justin Dubost, de Saint-Germain-de-Tournebut.
C'est lui qui, il y a quelque vingt-cinq ans revenait de Saint- Vaast un soir d'hiver, porter un tonneau de cidre à Nicolas Desseau, qui n'en voulait boire que de celui-là, tant il le trouvait « gracieux et droit en goût ».
Justin s'arrêta à Pied-de-Chou. Il voulait faire reprendre haleine à ses chevaux, goûter aussi le cidre de Letellier et le comparer au sien qui le valait dix fois, pensait-il, et enfin, pour le dire encore, se montrer fidèle une fois en sa vie, à la coutume des gens du pays qui ne passent guère devant Pied-de-Chou sans y faire quelques dévotions.
Jean Letellier connaissait Justin Dubost pour l'avoir rencontré jadis à la foire Saint-Floxel, où celui-ci vendait régulièrement son poulain de l'année en compagnie de Rose Miquelot, sa femme, qui lui étant unie d'intérêt comme d'affection, tenait prendre part à tous les marchés un peu importants que faisait son mari et à « le suivre partout où il allait», en cela du reste respectant le texte formel du Code.
Quand le maître de l'auberge vit entrer Justin Dubost, il lui passa dans l'oeil un petit éclair. Sa figure normande, toujours placide et sur laquelle le sphynx n'eut rien pu lire, quand il lui plaisait de ne laisser rien entendre de sa pensée, sa figure s'illumina d'un air malin, qui. certes, aurait dû donner à penser à Justin, si celui-ci, bonne âme et sans méfiance, avait été plus attentif.
Maintes fois, Maître Dubost était passé franc devant l'auberge de Jean Letellier et quand on insistait pour le faire entrer et s'asseoir, il répondait avec un air convaincu : « Mon cidre vaut mieux que le sien. »
Le propos était revenu à Jean, et il l'avait gardé sur le cœur, avec une de ces petites rancunes normandes qui n'éclatent pas au premier jour comme à Marseille, mais qui se portent d'autant mieux qu'elles croissent à petites journées et en cachette comme les chênes du bois du Rabey.
Il fit signe à la ménagère de tirer au tonneau à droite en entrant. C'était un des bons et quand Letellier le faisait servir c'était pour ses meilleurs clients, et garantissant qu'il n'y avait pas, « vrai comme je le dis, une goutte d'eau dans ce bère-là. »
Justin le trouva bon, mais il n'avoua pas pourtant qu'il fût d'un meilleur crû que le sien.
« Tire à celui d'à côté, » dît Jean Letellier à la ménagère. La nouvelle chopine fut trouvée meilleure. Mais ce n'était pas le dernier mot du maître de céans, et trois tonneaux furent encore goûtés. Pour le dernier, ce fut Jean lui-même qui alla au cellier. Il puisa au tonneau du fond, celui de « derrière les bourrées », un tonneau de premier ordre, un cidre « de remarque », auquel il ne « tirait » que le jour de la fête patronale de Videcosville, sa paroisse, et quand les valets du château de Pépinvast passaient avec la chaise de poste, pour aller chercher « les maîtres » à la gare de Valognes.
Justin Dubost avait beaucoup fatigue dans la journée, il avait eu du mal a décharger le tonneau de Nicolas Desseaux, et pour comble, celui-ci, qui avait été capitaine au long-cours, était allé chercher à la «rave, une bouteille de vieux rhum, qu'il avait rapporté il y avait quinze ans, « tout en droiture », de la Martinique.
François Thin s'était trouvé là aussi pour aider à décharger le tonneau, ainsi que Romain Doucet et Chartes Maillard, qui avaient fait goûter leur eau-de-vie de cidre. Justin Dubost avait été vraiment fort bien traité. Comme Rose, sa femme, n'était pas là, je n'oserais pas garantir qu'il ne se fût pas un peu mis à l'aise, comme les enfants craintifs auxquels on donne congé par hasard.
Quand le cidre de Jean Letellier eut pris place au-dessus de tout cela, les idées de Justin Dubost, - un homme de grand sens, pourtant, - commencèrent de s'échauffer. Il se sentit plus d'esprit que de coutume, et un aplomb qu'il n'avait pas pour l'ordinaire; puis une sorte de réaction se produisit et Justin « se sentit tout drôle ».
Je ne dirai pas tous les malins propos de Jean Leterrier, et la joie très délicate qu'il ressentit. Ce Jean Letellier avait vraiment l'âme un peu noire de rire d'un si brave homme.
Mais aussi pourquoi Justin Dubost avait-il eu tant de fois la malencontreuse idée de dénigrer le cidre de Pied-de-Chou ?
Hélas! il n'était pas au bout de sa mésaventure. Il se faisait tard déjà. L'auberge était vide, et la ménagère, assise au coin de l'âtre, tricotait une paire de bas à la lueur du « grasset », l'une de ces lampes fumeuses qui tremblotent comme la lumière électrique, mais qui n'éblouissent pas le regard aussi fort.
De la honte de se voir tant en retard, Justin sortit sans songer à régler son compte, mais on le savait de bonne créance et l'on ne dit rien.
II monta dans sa charrette et fouetta les chevaux. Il les connaissait sûrs et capables de se diriger tous seuls. Ce n'était pas de trop dans la présente circonstance. Hélas ! sur le minuit, Justin Dubost, qui s'était à moitié endormi, et qui comptait toucher au seuil de sa ferme de Saint-Germain-de-Tournebut, se trouva, le croyez-vous, sur le quai de Saint-Vaast-la-Hougue. L'instinct des chevaux les avait seul arrêtés ; quelques pas de plus et le brave homme tombait à la mer avec l'attelage et la charrette.
C'est Justin qui ne riait pas ! ? Qui l'avait amené là?.... Il pensa que le Moine de Saire tout seul en était l'auteur, et de fait il en était bien capable. Justin l'a toujours cru depuis et c'est l'excuse qu'il donna à Rose sa femme qui, fort inquiète, l'attendit jusqu'à l'aube, sur la haie du jardin.
Rose qui était femme avisée, vit bien à l'air hébété de son mari que le moine sorcier n'y était pour rien, mais elle eut tant pitié de la douleur de Justin, et des larmes qu'il versait avec une abondance à laquelle, du reste, le cidre de la veille ne nuisait en rien, - qu'elle n'insista pas et fit la crédule.
Les chevaux s'étaient-ils d'eux-mêmes retournés vers Saint-Vaast pendant que leur maître dégustait le cidre, ou même Jean Letellier, qui n'en était pas à son coup d'essai, les avait-il aidés à compléter ce mouvement tournant?...
Vous m'en demanderez tant que je finirai par refuser de mettre les pieds dans cette impasse. Après tout, demandez la chose aux gens du lieu, ils la savent par cœur.