Voilà ma légende de la Fontaine au Renard.
Mais voici qu'en la racontant, nous avons fait longue route ; nous avons laissé le bois loin derrière, traversé quelques herbages, et sommes passés près du chalet où l'un des gardes élève les chiens de la meute. Les jeunes chiens sont comme les enfants, pour eux vivre sans bruit n'est pas vivre, on ne peut s'entendre ici ! Décampons.
Nous voici au sommet d'une côte, je ne sais peu de panoramas aussi beaux, et nous pouvons d'ici découvrir tout le Val-de-Saire.
A gauche c'est le Phare de Gatteville, l'un des plus élevés du monde. Monument étrange dans sa simplicité et sa hardiesse : colonne nue, haute de près de 230 pieds, qui le jour est là debout, plus forte que la tempête, et qui
« Quand la nuit étend ses voiles,
Va mêler ses feux aux étoiles
Que Dieu suspend au haut des cieux. »
comme l'écrit « un Poète du pays des pommes » qui n'a pas dit son nom.
Au pied du phare, la mer qui s'étend à vingt lieues, s'agite furieusement sur la roche où sombra en 1170 la Blanche-Nef, qui portait le prince Guillaume d'Angleterre, petit-fils du Conquérant, sa jeune sœur et l'élite de la noblesse anglaise.
A droite Saint-Vaast avec ses deux forts bâtis par Vauban, et sa baie où, sur l'ordre exprès de Louis XIV, le vaillant Hilarion de Cotentin, comte de Tourville, dut, la mort dans l'âme, engager avec l'amiral anglais un combat inégal où furent coulés le plus grand nombre de ses vaisseaux. On les voit encore quand aux grandes marées la mer se retire au loin.
Plus près de nous, à droite encore la colline de la Pernelle, nom gracieux formé de celui de sainte Pétronille, patronne de la paroisse. L'Eglise en occupe le sommet, robuste, accroupie mais vaillante contre le coup de mer, comme un douanier qui traque les fraudeurs malgré vents et marée.
Devant nous enfin toute une forêt d'arbres vigoureux, pommiers aux branches pendantes et harmonieusement étendues en ombrelles, ormes noueux et racornis, hêtres au tronc lisse et brillant comme la hallebarde d'un suisse. Puis les sapins qui chantent si tristement quand le vent de mer les fouette, que leur voix passe aux champs, pour celle des morts qu'on oublie et qui demande messes et prières.
Au milieu de ces arbres, mille champs fertiles où les blés se balancent et s'inclinent, quand la brise les caresse, comme si quelque troupe invisible d'anges passait â tire-d'aile en frôlant leurs épis murs et pleins.
- Les « clos en herbe » forment le fond de ce vaste tapis plus ou moins vert suivant la fertilité des pâturages; la trémaine et le trèfle incarnat le décorent de leur pourpre, la rebette et le colza le relèvent comme de broderies d'or, et le lin, ça et là, y sème ses nuances douces qui, de loin, semblent un lambeau de mer azurée, dont les vagues en rupture de ban ont pris la clef des champs.
Et parmi tout cela, cent clochers qui surgissent, avec leurs toits de pierre en pyramides, au péril du vent de mer et des tempêtes : Brillevast, Clitourps, Cosqueville, Tocqueville, Maupertus, Néeville, puis Ba fleur avec ses armes parlantes, un bar surmonté d'une fleur de lys d'or. Un coq et un lion couronnés portent fièrement l'écusson.
Barfleur fut illustre au Moyen-âge ; il est maintenant mis dans l'ombre par le port de Saint-Vaast qui a son tour.... Voici Montfarville et Réville, - Réville, la patrie du Moine de Saire.
Le Moine de Saire, qu'est-ce que cela ?
Il serait trop long de vous le dire.
En attendant, renseignez-vous près des gens du pays. De Morsalines à Maupertus, il n'est normand jeune ou vieux qui ne sache par cœur cette légende.
Il n'est non plus méfait dans la contrée qu'on ne mette sur le dos du sorcier.
Demandez plutôt au capitaine Thin qui, vous dira-t-il, en eut si fort à endurer pendant qu'il naviguait ; près de Thomas Dupré à qui mal en prit de lui avoir refusé un soir le lit qu'il demandait ; près de Philibert Chauvin, dans les filets duquel il a tant de fois mis de grosses pierres que le pauvre homme retirait en geignant si fort, les prenant pour des poissons.
Demandez encore à Jean Bunel sur le dos duquel il est tant de fois monté, veux-tu ne veux-tu pas ; à François Joly de Saint-Vaast que, si souvent, il a mis en retard quand il revenait de vendre des moules au marché de Valognes; à Michel Quentin, auquel il a tant et tant de fois fait boire, - malgré lui, je vous assure, - plus de cidre que sa tête et ses jambes n'en pouvaient porter. Je sais bien que Céline Maillard, sa femme, n'en voulait rien croire, mais je sais bien aussi que Michel n'a jamais menti.
Tout cela, vous le concevez, compose un dossier formidable que j'hésite à remuer. Le ferai-je un jour? Oui, peut-être. En tous les cas, un volume ne sera pas de trop pour cette seule histoire et je remets à plus tard à l'écrire.
Sur cet espoir, je vous quitte en plein Val-de-Saire.
En dépit du sorcier, il y fait bon. J'y ai nombre de bons amis; frappez à leur porte, en vous recommandant de mon nom, vous serez bien accueilli.
Je vous avertis toutefois qu'en Basse-Normandie on n'admet pas les « visites sèches » ; si donc, comme il est certain, l'on vous offre le verre de cidre, acceptez-le pour vous reposer de notre long voyage.
Seulement, n'omettez pas de refuser trois fois avant d'accepter : autrement vous passeriez pour « un homme mal éduqué », et cela nous porterait malheur à tous les deux.
Au revoir! et grand bien vous fasse !