Le carrefour à chevaux

Texte

Avant d'arriver à Barfleur, la route coupe un sentier venant de Montfarville et passant par le « Carrefour à chevaux ».

C'est l'un de ces sentiers herbeux (comme il y en a tant au Val de Saire) qui se déroulent entre deux talus fleuris au renouveau d'une profusion de violettes, de primevères, de boutons d'or. Les talus sont surmontés de haies vives, d'où s'élancent des chênes, des hêtres, surtout des ormeaux qu'on émonde tous les ans.

Aux beaux jours, on flâne avec délice dans ces « vieilles chasses », car, Rossel l'a chanté,

No n'est pas mûs à Paris
Qu'dans nos caches au mês d'avri.

On y respire un parfum vigoureux, pénétrant, qui s'exhale des plantes sauvages, des arbres et de la glèbe féconde. On a la sensation de la poussée exubérante des sèves, de la plénitude de la vie.

Mais les mêmes sentiers produisent une impression tout autre quand reviennent les jours gris et les longs soirs pluvieux ; ils s'enveloppent de mystère en même temps que de bruine, et l'habitant y voit des « goubelins » apparaître dans la nuit...

C'est ainsi qu'on explique en ce pays l'appellation de « Carrefour à chevaux ». Ce lieu solitaire fut jadis le théâtre d'une singulière bataille.

Le bruit avait couru qu'il était hanté, la nuit venue, par de mystérieux individus métamorphosés en chevaux ou en taureaux. On en parlait dans les veillées. La terreur régnait aux alentours, depuis que certains passants attardés avaient aperçu les fantômes et remarqué leurs allures spéciales. Personne ne se trouvera donc d'assez courageux pour oser les affronter ?

Piqués au jeu, une demi-douzaine de solides gaillards, « grands valets » dans les fermes du voisinage, s'entendent et prennent rendez-vous.

A l'heure fixée, par un soir de lune, armés de fouets et ...de belle humeur, les voici réunis près du carrefour redouté. Ils jouent aux cartes et plaisantent en attendant leurs hôtes. Ceux-ci tardent à se montrer. Hésitent-ils ? Peut-être.

Il s'écoule plusieurs heures... Finalement, quand tous les clochers d'alentour ont égrené sur la campagne silencieuse les douze coups de minuit, des hennissements et des beuglements troublent soudain la paix nocturne ; et, tout blancs au fond du sentier, apparaissent les formidables animaux.

Alors, c'est un terrible combat qui s'engage, au claquement des fouets, avec des clameurs sauvages poussées de part et d'autre. L'un des chevaux manque d'être capturé au moment où il tente de sauter par-dessus une barrière ; mais une force invisible l'arrache aux mains du jeune homme qui l'a saisi. Meurtri de coups, l'étrange troupeau se décide à battre en retraite. La victoire demeure aux grands valets intrépides.

Et, quelques jours plus tard, sur la face de certains personnages mal famés dans la région, on put voir les traces de la frottée qu'ils avaient reçue.

Auteur

Charles Birette

Ouvrage

Le Val de Saire illustré

Année

1932

Source

Gallica