La Petite Mère

Texte

A de rares exceptions près, eu égard au nombre, la vie n'est guère qu'une lutte perpétuelle contre la misère, ou tout au moins une poursuite incessante du bien-être, une chasse après une situation meilleure. Combien se disent aujourd'hui misérables, et ne le sont guère que relativement ? La fortune du voisin les irrite, le désir effréné de prendre sa place les pervertit, et les révolutions, hélas ! ne sont pas faites d'autres choses que de convoitises et d'envies. Ajoutons que ce n'est pas pour les véritables malheureux que l'on travaille, si c'est travailler que de provoquer la vengeance et la haine. Ceux-ci sont pourtant nombreux dans notre beau pays de France, et ce n'est peut-être pas dans les grandes villes qu'il faudrait les chercher. La campagne a ses mendiants attitrés, trouvant place au foyer et souvent à la table des fermes. Ils ont, la plupart du temps, le gîte et la nourriture, et il ne faudrait pas toujours se fier à leurs haillons, le haillon étant leur enseigne et la cause de l'accueil qui leur est fait, un peu partout.

Il n'en est pas de même au bord de la mer, où la misère atteint parfois des proportions effrayantes. Là, les enfants grouillent ; on y voit de véritables fourmilières de gamins, garçons et filles, les cheveux emmêlés et pour cause, les pieds nus, les vêtements effilochés, le nez généralement peu propre, roulant sur le sable du rivage, poussant des cris de forcenés, pataugeant dans les flaques et ramassant un tas de choses qu'ils dévorent toutes crues, pendant que les pères et les grands frères bourlinguent, au large, en quête du poisson qui ne se laisse pas prendre tous les jours.

Alors, deux ou trois fois par année, il arrive ceci que des barques saisies par le grain, chavirées ou broyées sur les rochers, ou coulées à pic, sans que la mer en rejette le moindre morceau, en traînent, avec elles, les équipages, dans le gouffre sans fond ; et voilà, du coup, ici ou là, on ne sait combien d'orphelins. Et puis, ces orphelins poussent et grandissent, et comme ils n'ont jamais vu que la mer, comme ils n'ont jamais entendu parler d'autre chose que de la mer, ils s'embarquent, à leur tour, mousses à bord des navires de grande pêche, où ils sont maltraités, quelque fois martyrisés, puis débarquent et, quand ils ont fait leur temps de service à l'État, deviennent patrons s'ils ont su se faire quelque magot, se marient, et courent des bordées, tout le reste de leur vie, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'ils se perdent à leur tour, ou qu'ils soient perclus et immobilisés dans un coin de leur cahute, on pourrait même dire de leur hutte, car il en est, dans le nombre qui, à terre comme à bord, ne sont jamais tout à fait abrités.

Un de ces derniers étés, je me trouvais en promenade, du côté de la pointe de Réville, un endroit magique, pur beau ciel, terrible et sinistre quand le vent d'amont pousse les vagues et les brise, avec un fracas formidable, sur l'interminable ligne de roches que la pleine mer recouvre et dérobe sous sa nappe d'azur ou sous ses volutes d'écume blanche. Là, quand les eaux sont basses, quelques douzaines de riverains pêchent, pour leur subsistance, toute la vermine de la mer, qui se renouvelle, pour ainsi dire, à chaque marée. Les gros morceaux sont pour les mieux outillés, ceux qui possèdent des nasses ou des casiers, où les homards, pour le moindre appât, se prennent comme des goulus insatiables qu'ils sont.

Le homard, sur ces côtes, est une fortune bien rare pour quiconque n'a d'autre instrument de pêche que ses mains. Le coquillage, à l'exception des petits crabes qui pullulent et courent, sur le sable humide, comme de gigantesques araignées, se tient toujours plus au large, et se prend à l'appât. Parfois, il arrive bien d'en découvrir un, en soulevant une pierre humide et moussue. Le gaillard, endormi et probablement repu, s'est laissé surprendre par le jusant, et blotti sous quelque quartier de roche, comme s'il avait l'instinct des dangers qui le menacent, il se garde de se montrer et d'agiter, dans les flaques, ses pinces monstrueuses.

Ce jour-là, je remarquai que, le long de la grève, un gamin me suivait, à une certaine distance, et non sans quelque embarras, jambes et pieds nus, tête nue également, sous l'ardent soleil d'août. Vêtu d'une méchante blouse plus riche de trous que de boutons, il portait, au bras un panier oblong d'où pendaient des touffes de varechs humides, quelques-uns assez longs pour traîner jusqu'à terre. Quand je me retournais, il s'arrêtait, pour se remettre en route, aussitôt que je ne le regardais plus ; et pourtant, il souriait, d'un sourire triste, qui semblait implorer quelque chose. Il pouvait avoir douze ans, tout au plus, et, sous sa blouse, ses épaules maigres se devinaient, ainsi que ses bras aussi fusés que ses jambes et qui ne devaient pas être très robustes, car il passait fréquemment son panier de l'un à l'autre. Après tout, ce panier pouvait être très lourd. Je voulus m'en assurer, et puisque le gamin ne paraissait point décidé à m'atteindre, je marchai au-devant de lui.

Eh bien, voyons, lui dis-je, qu'est-ce que tu traînes là-dedans ?

Il me regarda, de ses deux grands yeux clairs, bleus comme le bleu de la mer; puis, non sans précautions, il écarta les varechs, et j'aperçus dans le fond du panier, un homard superbe, muni de ses deux pinces tendues en avant, comme les pattes d'un chien au repos, les yeux fixes et comme en arrêt, tout prêt à saisir n'importe quoi, inquiet de se sentir captif et, de temps en temps, battant, de sa large queue déployée en éventail, aux écailles bordées de poils symétriques, le fond du panier, assez solide pour résister à de pareilles attaques.

Hum ! dis-je, m'est avis que voilà une belle pêche et qu'on n'en trouve pas autant tous les jours ?

Le rouge lui monta au visage, un rouge timide autant qu'orgueilleux, et ce ne fut pas sans peine, et sans rougir encore davantage, qu'il se hasarda à prononcer quelques mots :

C'est le premier de ma vie, fit-il, et je ne veux pas le vendre à d'autres qu'à des parisiens. Alors, c'est pour cela que tu me suis depuis quelques minutes, avec tant d'obstination ? Oui, reprit-il, je voudrais vous le vendre. Ici, on ne nous en donne rien, et j'ai eu trop de peine à le prendre pour ne pas en faire un bon prix.

La bête était superbe et bien faite pour tenter un amateur.

Je ne demande pas mieux, combien en veux-tu ?

Il garda le silence, pendant quelques instants, et me dévisagea, comme s'il allait dire une énormité.

Quarante sous, dit-il, le visage tout à fait empourpré, cette fois, je ne peux pas à moins. Diable ! fis-je, ce n'est pas cher et je prends ta pêche ; seulement, comme tu m'as l'air d'un bon garçon, je t'en donne le double, et je n'y perds point.

Quatre francs, quatre francs dans sa main, en deux belles pièces de deux livres, il n'en revenait pas ! II avait l'air de se demander si je n'étais point fou, et s'il ne fallait pas croire tout ce qu'on disait au village, sur les messieurs de Paris, qui sont cousus d'or des pieds à la tête. Alors, il eut un élan de reconnaissance, et ce fut avec une sorte d'enthousiasme qu'il me dit :

Je sais où vous demeurez, là-bas, tout au bout du village, près de l'église, et je vais vous le porter. D'abord, ajouta-t-il, il est trop vivant encore, et vous ne l'emporteriez point sans panier.

Maintenant qu'il faisait sonner, dans sa main, les deux pièces de quarante sous, l'une contre l'autre, il semblait tout guilleret et prêt à engager la conversation ?

Et toi, lui demandai-je, où demeures-tu ? Pas loin de là, fit-il, et nous sommes presque voisins. Ma sœur, qui est grande, m'a dit comme ça que vous écrivez dans les journaux de Paris et que quand j'aurais pris un beau morceau, il fallait vous le porter. Sans doute, repris-je, ton père fait la pêche au large, pendant que tu fouilles les rochers ? Papa est mort, dit-il, d'une voix mouillée. L'année dernière sa barque a été jetée sur la roche que vous voyez là-bas, et nous ne l'avons jamais revu. Mais alors, tu as des frères aînés qui travaillent pour ta sœur et pour toi ? Personne, répondit-il, c'est Victoire qui est l'aînée et qui est la maman des deux petits ; çà fait quatre en attendant que je sois d'âge à partir. Et le pain de ce petit monde-là ? Ah ! monsieur, il n'y en a pas tous les jours. Victoire fait tout ce qu'elle peut et tricote des bas ; moi, je pèche à basse mer, et c'est tout. Et sans le capitaine des douanes de Barfleur, qui nous veut du bien, on n'en dirait quelquefois pas long, à la maison. Malheureusement, nous ne sommes pas les seuls...

Et s'interrompant tout d'un coup, il prit un air malin, tout à fait finaud :

C'est peut-être vous, fit-il ; Victoire, qui n'est pas bête, a cru deviner quelque chose comme çà. Non, mon garçon, lui dis-je, ce n'est pas moi, mais une foule de gens que je connais un peu et qui, je le vois, n'ont pas lieu de regretter leur argent.

Tout en devisant ainsi, nous avions traversé la dune sablonneuse, et nous arrivions à la première maison du village, une masure au toit à demi effondré, avec un banc de pierre près de la porte, où une jeune fille était assise, surveillant deux enfants qui se roulaient dans le sable, aussi peu vêtus que mon compagnon, mais à moitié propres et les joues fraîches sous leur blonde lignasse ébouriffée.

C'est Victoire, me dit simplement celui-ci ; puis il se dirigea vers sa sœur et je vis qu'il lui remettait les deux pièces blanches, un trésor.

La jeune fille se leva et me fit un salut de la tête. Alors, je m'approchai et j'appris d'elle ce que le garçon m'avait dit en quelques mots, le naufrage, la mort et la misère noire inopinément entrée dans le logis, sur les sombres ailes d'un coup de vent. Sans les deux petits, on s'en tirait encore en se serrant le ventre ; mais ces marmots-là, ça n'entend rien aux privations, et l'on a beau leur dire qu'il n'y a plus de pain dans la huche, çà ne les empêche pas d'ouvrir des bouches larges comme des fours et de crier jusqu'à ce qu'elles soient remplies. Dame ! ça ne se peut pas toujours, comme dans le temps du père, un fameux matelot qui n'avait jamais craint sa peine. Mais voilà : la mer ne respecte point les meilleurs, et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'elle fait de mauvaise besogne.

Elle n'était point jolie, mais fraîche et avenante, et propre, en dépit de la misère visible. Insensiblement, et tout en l'écoutant, je marchais vers la pauvre demeure et j'entrai. L'intérieur répondait à l'extérieur délabré ; une table à trois pieds à moitié pourris, deux ou trois escabeaux et une couche, arrangée sur l'aire, pour elle et les deux petits. Quant à mon pêcheur, il s'étendait dans un coin, pour dormir, sur un lit de varechs desséchés. L'hiver venu, avec la froidure, au lieu de s'allonger dessus, il se blottissait dessous, et n'en demandait pas davantage. Attachée au piquet, à quelques mètres de la porte, une chèvre très maigre broutait l'herbe clairsemée de la dune, mais il y avait encore du lait dans sa mamelle lourde et pendante, parce que, dans les beaux jours, la petite mère, en compagnie des deux mômes, la conduisait le long des chemins ombreux, aux fossés pleins d'herbes odorantes et de fleurs, souvent même de luzerne qui pousse là, à foison, au caprice des graines essaimées par la brise de mer. Avec du lait de chèvre, on ne meurt pas de faim, et c'est une orgie, quand il est permis d'y tremper de gros morceaux de pain noir. Seulement, le plus souvent, le pain manque, quand le pourvoyeur n'est plus là, et quand la petite mère n'a plus que ses caresses pour nourrir les orphelins.

Alors, dans la petite réserve, bien mince, que me font presque annuellement quelques lecteurs du Soleil, après la manne fréquente provoquée par des catastrophes imprévues, je pris un louis, un beau louis tout flambant neuf, et je la priai de l'accepter, de la part d'une fée secourable qui voulait bien me choisir pour intermédiaire de ses bienfaits, à l'époque des vacances. Je lui dis même que j'en connaissais une autre qui, sur ma recommandation, se chargerait de vêtir les petits. Des vêtements et du pain ? Mais, c'était la fortune, une fortune quelle n'entrevoyait pas, du moins, avant l'heure où le plus grand des frères pourrait partir et gagner de l'argent pour quatre. Et discrètement, je m'éloignai, suivi du futur chef de famille, toujours le panier au bras, et songeant à tant de pauvres gens condamnés à la médiocrité sinon à la misère éternelle et qui souffrent, qu'on me passe le mot, avec la majesté de la résignation.

Et, en me retournant, de temps en temps, je voyais la petite mère, assise au seuil de la maison sur le banc de pierre, les deux petits à ses pieds, contemplant, dans la paume de sa main grande ouverte, ce qu'elle n'avait peut-être jamais vu de sa vie et se demandant ce qu'il allait entrer d'abondance, pour ces vingt-quatre francs, dans la masure déshéritée.

Auteur

Charles Canivet

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