La Suzette

Texte

— Puisque vous semblez y tenir, monsieur, me dit le pilote Basbris, je vais vous raconter ma dernière aventure, au temps où la reine d'Angleterre ne m'honorait pas encore de ses faveurs, et où j'étais à peine, apprenti-pilote. C'est de l'histoire ancienne, et qui me paraît déjà vieille de plus d'un siècle.

Nous nous trouvions, à ce moment-là, installés côte à côte, sur une sorte de belvédère, avec des balustrades en bois de chêne, et muni d'un mât de pavillon le long duquel, les jours de fête nationale, Antoine Basbris hissait lui-même le drapeau tricolore, à la première heure.

Le vieux marin, toujours amoureux du large, avait présidé à cette installation qui, dans les beaux soirs, lui permettait de contempler, jusqu'au coucher du soleil et même après, la haute mer jusqu'à l'extrême horizon.

En face de nous, à nos pieds, la rade de Cherbourg, fermée par la digue, avec sa tour centrale, ses musoirs, et, de place en place, ses batteries de canons; à droite, la contrée riveraine, jusqu'à la pointe de Fermanville ; à gauche, le port militaire, ses forts et ses glacis, avec les bas-mâts des vaisseaux en réserve, s'allongeant dans le ciel, au-dessus des casernes ; le fort Chavagnac, au milieu de la passe, ses murailles de granit empourprées par les rayons du couchant, et, dans le lointain, les lourds et multiples bastions de Querqueville.

La soirée était des plus calmes et des plus belles. Le soleil, tout rouge, s'en allait, dans l'ouest, tout au fond de la passe, embrasant toute la côte, jusqu'aux premières frondaisons du Val de Saire ; et déjà, partout, les feux s'allumaient, tout le long de la digue, dans l'arsenal, dans l'île Pelée; et beaucoup plus loin, le feu rouge à éclats de Cap Lévy, jetait dans la mer somnolente des reflets infinis.

Ces soirées d'été sont interminables ; elles vont jusqu'à l'aube ; et l'horizon de l'ouest s'obscurcissait déjà que j'écoutais encore, de toutes mes oreilles, le récit du vieux pilote-major, toujours solide, mais assagi, et qui tout heureux qu'il était, même riche, regrettait, sans doute, les aventures des jours passés.

Le flot de la rade, remué par une toute petite brise, faisait un doux et monotone tapage; et la statue équestre de l'Empereur le bras tendu tout de son long, vers le nord, semblait commander le calme aux vaisseaux de guerre qui suivaient les différentes phases de la marée, et viraient, de temps en temps, autour de leur corps-mort.

Antoine Basbris, dédaigneux des progrès modernes, battit le briquet, alluma sa pipe, et après une demi-douzaine d'énormes bouffées, qui s'en allaient en spirales, attirées par le vent de la mer, commença :

— Cette après-midi-là, monsieur, il ventait grande brise, une après-midi de septembre, voisine de l'équinoxe, où l'atmosphère est pleine de surprises, surtout le long des côtes de la Manche, et jusque dans l'estuaire de la Seine.

La veille au soir, vers le coucher du soleil, dans son lit même, une sorte d'éventail immense s'était formé, un éventail de plumes gigantesques dont le développement atteignait les dernières limites de l'horizon opposé.

Le couchant les embrasait de teintes pourprées, d'un effet admirable; mais les gens de la côte et les routiers des grèves ne se laissent pas prendre à ces beautés-là, et, tout en bavardant le long de la mer qui brisait raisonnablement encore, en hypocrite qu'elle est quelquefois, nous nous disions l'un à l'autre :

— Voilà qui promet, pour demain, un fameux coup de vent!

Il y a de cela quelque chose comme deux douzaines d'années, et j'étais solide au poste, comme pas un.

Ces douze années, multipliées par deux, m'ont rudement pesé sur la tête, il faut le croire, car les yeux sont moins perçants et les jambes plus rudes, et vous ne vous imagineriez sans doute pas qu'un vieux dur à cuire de ma sorte aime aujourd'hui à se pelotonner dans son cadre (NDLR: Lit des matelots à bord des navires), et à faire la grasse matinée.

C'est pourtant la vérité; mais le cadre est tourné vers la mer, et à travers le hublot, c'est-à-dire la fenêtre, donnant sur le large, mais aux vitres toujours transparentes et claires, grâce aux bons soins de Suzon, c'est toujours elle que j'aperçois, aussitôt que j'ouvre l'œil.

Les marins ne sauraient se passer de ce spectacle-là, et quand ils n'ont pas perdu la boule avant de déraper, et comme vous dites, vous autres savants, de s'en aller ad patres, c'est pour elle leur dernier regard et leur dernière pensée.

Vous ne comprenez peut-être pas cela, les Parisiens, qui naviguez, à ce que l'on dit, sur la Seine.

Je ne la connais qu'à son embouchure, qui n'est pas toujours commode. J'en sais quelque chose, car il m'est arrivé souvent de relâcher, poussé par la rafale, soit au Havre, soit à Honfleur.

La bourrasque passée, et tout en reprenant le large, pour rallier Saint-Vaast ou Cherbourg, je me demandais ce que des marins peuvent aller faire à travers les terres, à bord de navires traînés comme des voitures, par des bêtes qui peinent, sur le chemin de halage.

Il paraît qu'il y a par là, au bout d'un long ruban de fleuve, une ville qui s'appelle Rouen, et où il fallait porter, dans le temps jadis, de la houille et des balles de coton à n'en plus finir, pour la pâture des usines et des filatures.

C'est qu'il n'y avait alors ni chemins de fer, ni bateaux à vapeur, ou si peu que ce n'est pas la peine d'en parler, et que, pour tous ceux qui s'y donnaient, le métier de marin exigeait encore quelque habileté, quelque expérience et quelque audace.

Aujourd'hui, il ne faut guère compter que ceux de la pêche et du pilotage; le reste n'y entend rien ou pas grand'chose : steamer et locomotive, c'est tout un, et pas plus de danger sur l'eau que sur les rails !

Pour aller plus vite, on va plus vite, c'est sûr! Mais, ça n'empêche pas que les hommes ne sont plus que des poules mouillées, et qu'ils ont peur de la mer. Entendu !

Vous n'avez qu'à promener vos regards sur la rade : comptez les cheminées des vapeurs; il n'y a que de ça! Pour les voiliers qui survivent, ils viennent du Nord, chargés de bois ou de charbon qu'ils prennent en passant. Oui, monsieur, la vraie marine s'en va, et elle ne ressuscitera jamais.

Tournez la tête à droite et jugez par vous-même du changement qui s'est opéré par ici. La voie ferrée s'allonge à travers les herbages gras du Cotentin, et quand la machine jette son cri rauque et retentissant, le bétail s'enfuit affolé, par les herbes hautes, troublé dans sa quiétude accoutumée. Les diligences faisaient moins de bruit que les trains, et le bétail se rend très bien compte de cela : les bêtes se font plus difficilement au progrès que les hommes.

Dans ce temps-là, monsieur, un quart de siècle à peu près, je faisais des voyages pour le compte de M. Josias, marchand d'eaux-de-vie des places de Saint-Vaast et de Cherbourg, et j'avais à.ma disposition deux bateaux : un cotre le Rubis, le plus fin voilier qui ait jamais roulé dans la Manche, et une bisquine assez vieille d'apparence, mais qui portait la toile comme un bateau, tout neuf et n'avait point sa pareille pour courir grand largue, et piquer dans le vent par les temps les plus durs.

Elle sortait des chantiers de Saint-Vaast, où les constructeurs faisaient de fameuse besogne, avant l'invasion du fer et de la houille, et je l'avais achetée pas cher, à la vente d'un patron de Réville saisi par les huissiers, et qui l'aurait bue jusqu'à la quille (NDLR: Longue pièce de bois sur laquelle reposent toutes les parties d'un bateau), si on l'eût laissé faire.

La boisson, monsieur, voilà ce qu'il y a de pire chez nous, et si tous ceux qui vivent de la mer étaient plus sobres il leur tomberait beaucoup moins de misères!

Enfin, il n'y a rien à faire à cela, et il faut bien subir ce que l'on ne peut empêcher.

Aussitôt en possession de cette bisquine, je m'empressai de faire toutes les démarches nécessaires pour la débaptiser et je fis inscrire, à l'arrière, en belles lettres dorées, le nom de Suzette.

Je n'ai pas besoin, je pense, de vous rappeler que ma femme s'appelle Suzanne, car vous la connaissez, monsieur, et vous savez que depuis notre mariage, il n'est pas survenu un malheur dans la maison.

Vous comprenez bien qu'avec mon expérience de fraudeur, toujours content de duper le fisc anglais, je m'étais dit qu'un vieux bateau de cette apparence, lourd et massif, attirerait beaucoup moins l'attention des gabelous, et que tout en ayant l'air de faire la pêche, il n'y avait qu'à saisir une bonne occasion pour leur passer, sous le nez, les eaux-de-vie de M. Josias.

Le gin et le whiskey, voyez-vous, ça se laisse boire, quand on n'a pas autre chose ; mais les eaux-de-vie de France, ça fait toujours prime sur tous les marchés, et les gosiers britanniques, quoique peu délicats, ne s'y trompent guère.

Donc, vous voyez cela d'ici : un vieux bateau d'aspect tout à fait honnête, respectable même, coque noire et large liston rouge, peu fait, en un mot, pour mettre en éveil les yeux les plus perçants !

En ai-je passé, monsieur, dans la grande terre et dans les îles normandes, de ces barriques remplies jusqu'à la bonde, d'un liquide spiritueux dont nous n'aurions pas voulu chez nous, et qu'on prenait là-bas, pour tout ce qu'il y a de plus délicat au monde !

Les peuples ont les gosiers qu'ils méritent, et si ceux des Angliches sont en fer, ceux des Teutons sont en acier, et fameusement trempés, vous pouvez m'en croire !

N'importe ! cela n'empêche point leurs braillards hypocrites de dire que nous sommes les premiers ivrognes du monde, et qu'un pays qui distille le cognac est un pays perdu à jamais..., s'il ne l'exporte pas.

C'est pourquoi je ne me suis jamais fait le moindre scrupule d'en passer en fraude, autant que je l'ai pu. Pas toujours du bon, par exemple ! M. Josias, en homme habile et soucieux de ses intérêts, s'entendait aux mélanges. Mais, brûler l'estomac d'un Anglais, en frustrant le trésor de la Reine, oseriez-vous dire que ce n'est point là une action doublement méritoire ?

Malheureusement la grande terre m'était à peu près interdite, depuis certaine aventure que je vous ai racontée jadis, et je me voyais contraint de me rabattre sur les îles, et pour cela, de choisir des temps de tremblement.

Dans le chaos des éléments, les gabelous, comme la plupart des mortels, songent à se mettre à l'abri, autant que possible, et ne se doutent pas des signaux de reconnaissance qui nous viennent de terre.

Donc ce jour-là, par un temps assez menaçant, et la Suzette convenablement chargée de futailles pleines, à destination d'Aurigny, je sortais de Saint-Vaast, à la marée montante.

Jusqu'alors, j'avais eu une chance de tous les diables, et il ne m'entrait pas dans l'idée que quelqu'un, si malin qu'il fût, pût mettre le grappin sur votre serviteur.

Il n'y a rien de tel que la confiance en soi-même, pour réussir dans les circonstances les plus scabreuses de la vie !

L'aspect du ciel ne disait rien de bon, et la brise prenait de la force ; mais nous en avions vu de tant de sortes, Hercla, Jorre et moi, sans compter mon dernier garçon, aujourd'hui lieutenant de vaisseau dans la marine de guerre, que nous n'avions peur de rien, ni de la bourrasque, ni des gabelous.

La Suzette était aussi brave que nous. Ces vieux bateaux-là, monsieur, sont comme de vieilles carcasses humaines, encore solides, sans en avoir l'air. On dirait que le moindre grain les ferait couler bas, et ils passent à travers tout, sans y laisser un grelin (NDLR: Petit cordage).

C'est merveilleux, sans doute, mais c'est comme ça !

Je ne me charge point de l'explication ; mais, ce que je dis là, c'est la vérité vraie ; et quand la Suzette était à la cape, par gros temps, je ne sais ma foi pas si le Rubis aurait fait bonne figure à côté d'elle.

Et pourtant, quel bateau que ce Rubis ! Le moule en est perdu, monsieur, et les constructeurs, détraqués par la marine à vapeur, n'ont plus le même cœur à l'ouvrage.

Pour quelle raison un bateau qui n'a l'air de rien, se comporte-t-il parfois mieux à la mer que les plus fins voiliers? Personne ne résoudra la question d'une façon satisfaisante, soyez-en sûr!

Quant à moi, je considère cela comme un mystère, et après quarante ans et plus de navigation, je n'y entends pas mieux qu'aux premiers jours.

Toujours est-il que, vers le coucher du soleil, nous faisions voile à l'Ouest, en assez bonne route, quoique durement secoués, et sans tenir compte du cône d'alarme que, sous nos yeux mêmes, le sémaphore de La Hougue venait de hisser avec précipitation.

Le gros temps, ça nous connaissait : mais tout vieux lascar que j'étais déjà, je ne m'attendais pas à l'avalanche de vent, qui, en un clin d'œil, tomba sur nous sans crier gare : un cyclone de nord-est, comme on n'en avait jamais vu dans ces parages, et qui, en rade de Cherbourg, fit chasser les navires de commerce sur leurs ancres et les poussa d'une façon foudroyante, jusque sur la place d'Armes.

Que nous restait-il à faire puisque nous y étions, sinon à fuir devant le grain, ou plutôt dedans, les voiles serrées, à l'exception du petit foc qui tenait bon et suffisait à nous faire marcher d'un train d'enfer?

Revenir sur nos pas? Impossible d'y songer. Virer de bord, par un temps pareil, c'eût été de la folie, et, par-dessus le marché, de la folie inutile ; sans compter que nous étions déjà fort engagés dans l'Ouest, et que le plus prudent, si possible, était de gagner au large, pour éviter les brisants.

Mes hommes n'y étaient plus, n'ayant encore jamais vu pareille chose ; une nuit des plus opaques succédant soudain à la clarté du couchant, tout ce que vous pouvez imaginer de plus horrible.

On se sait entre le ciel et l'eau, et voilà tout! Quant à ce qui peut survenir d'un moment à l'autre, le mieux est de n'y point songer, sous peine de ne faire que de mauvaise besogne.

Seulement de se savoir sur le pont d'un vieux bateau comme la Suzette, cela ne les rassurait guère. Des gaillards à poil, cependant, et que la tempête avait souvent traversés jusqu'aux os !

Oui ! Mais quand on se trouve au milieu d'un pareil chaos, il n'y a pas moyen d'oublier ceux qui sont restés à terre, et c'est ça surtout qui vous serre la gorge, à de certains moments.

Enfin, il n'y avait pas à dire, nous y étions et il fallait s'en tirer.

J'ai souvent remarqué que ces grains, aussi violents qu'inattendus, sont parfois sans durée, et qu'avec un solide bateau sous les pieds, bien étanche et bien clos, on peut rouler dans le tremblement, sans grand péril, à moins que le vent tournoyant ne vous jette sur quelque roche et ne vous y broie.

Et ce n'est pas cela qui manque dans ces parages, je vous prie de le croire !

Ce qui me rassurait un peu, avec mon inébranlable confiance dans la Suzette, c'est que je laissais le phare de Gatteville, et par conséquent le ras, assez loin dans le sud.

Dans le sépulcre, c'était, pour le moment, la seule lueur visible, et encore, grosse à peine comme une petite étoile.

Mais quel assaut pour la pauvre Suzette, bien arrimée c'est vrai, mais si peu faite à de pareilles secousses !

Supposez, monsieur, qu'après en avoir fait l'acquisition, comme je viens de vous le dire, l'idée me fût venue de baptiser la bisquine d'un autre nom, eh bien, j'ai la conviction que nous étions perdus !

Je sais bien que vous allez rire; mais, nous autres marins, nous croyons à ces choses-là dur comme fer, et les plus malins de vos députés ne nous en feraient jamais démordre.

Elle geignait dur pourtant, la pauvre Suzette ! Elle gémissait comme un être vivant, elle craquait dans toute sa membrure ; et ses lamentations s'entendaient malgré le bruit ininterrompu de là mer et du vent.

Nous roulions ainsi, sans savoir où, au milieu du vacarme des éléments déchaînés, les nuages glissant au ras de l'eau, avec une rapidité effrayante et noyant, dans leur ombre épaisse, tous les feux indicateurs.

Le noir partout ! Ce que nous appelons la bouteille à l'encre !

A coup sûr, nous avions dû passer en vue de Fermanville et aussi de la digue de Cherbourg ; ce qui est une manière de dire, car s'il était impossible de nous apercevoir nous n'y pouvions rien voir non plus. Cette brume opaque, roulée par la bourrasque, et qui nous entraînait avec elle, mangeait tous les feux de la côte.

A l'estime, je pensais bien que nous devions être déjà dans la Déroute ; mais où ? Dans quels parages ?

Et comment étions-nous encore vivants? Comment avions-nous glissé, sans y être broyés cent fois, à côté de toutes ces roches marines, qui se dressent partout dans le terrible passage ? Comment avions-nous pu rouler, sans les voir, entre le phare d'Auderville et les feux d'Aurigny ? C'est ce que je ne saurais jamais dire ; et quand j'y pense encore, ce n'est pas sans un frisson de peur.

Hercla et Jorre, deux de mes plus anciens, se tenaient ferme aux cordages, de crainte d'être emportés, le gamin entre eux deux, pour qu'il reçût une moindre charge des terribles éclaboussures. Moi, j'étais à la barre, la serrant convulsivement, mais furieusement secoué par elle quelquefois, et avec tant de violence, que je voyais le moment où elle allait se briser entre mes mains crispées.

Et, dans les rares moments de relative accalmie, où le vent semblait s'épuiser pour souffler avec une furie nouvelle, je criais, de toute la force de mes poumons :

— Ohé, vous autres, ohé!

— Nous sommes là, patron, et pour sûr pas à la noce.

— Et le petit?

— Solidement amarré entre Jorre et moi. Pas de danger qu'il dérape !

— Dis-lui donc qu'il parle, Hercla, pour que je l'entende; ça me fera plaisir.

Et alors le petit qui m'entendait, s'écria d'une voix perçante :

— Ne crains rien, papa, je suis...

Et le vent, reprenant de plus belle, emportait le reste de la phrase, si bien que je pouvais croire l'enfant jeté tout à coup par-dessus bord et déjà bien loin derrière nous, au milieu des vagues furieuses.

Alors, vous comprenez avec quelle impatience pleine d'angoisse, j'attendais la prochaine accalmie, pour l'interroger encore, et me donner du cœur, au son de sa voix.

J'ai plus de soixante ans, monsieur, et près de cinquante ans de mer, mais je vous jure que je n'ai jamais passé, sur l'eau, une nuit comparable à cette nuit-là.

Cependant, un pareil cataclysme ne peut pas éternellement durer ; et déjà, quelques signes auxquels les gens rompus au métier ne se trompent pas, présageaient une prochaine embellie.

Dans l'ombre impénétrable qui nous enveloppait, quelques trous se creusaient de place en place, bientôt recouverts par les nuages roulant furieusement sous la poussée du cyclone; et presque aussitôt une formidable et cinglante averse tomba, une trombe d'eau si violente et si lourde que j'en avais la respiration coupée, et qu'en quelques minutes elle arrêta net le vent.

Ça ne nous empêchait pas d'être secoués dur encore, car la mer, aussi rudement fouettée, ne s'apaise pas de sitôt, dans son remue-ménage.

Enfin, le jour parut, blafard, à travers une atmosphère saturée d'embruns, une sorte de linceul très lourd, qui pesait sur nos épaules et nous amollissait.

L'envie féroce me prenait de m'étendre, tout de mon long, sur le pont, et de m'y endormir.

Hercla et Jorre paraissaient accablés, et déjà le petit, roulé en boule sous le beaupré, dormait à poings fermés, la tête posée sur ses deux bras arrondis.

Il me semblait bien, grâce à un fracas particulier de la mer, qui ne trompe pas des oreilles exercées, que la côte devait être prochaine; et en effet, lorsque son tumulte assourdissant se calma progressivement, nous aperçûmes, à tribord, les brisants et les formidables roches d'Aurigny, si bien arrosées par l'écume retombante des vagues pulvérisées, que des prismes nombreux s'y formaient sous les rayons obliques du soleil, semblables à une multitude de petits arcs-en-ciel.

Le pire, c'est que nous dérivions, lentement, c'est vrai, sur Aurigny, où nous portait le courant du ras Blanchard, qui, derrière nous, blanchissait et faisait tapage.

II y a peu de fond, fort heureusement, dans la Déroute, et, malgré la mer encore très dure, je fis jeter l'ancre et nous mouillâmes.

Elle tint bon, malgré les sauts prodigieux de la Suzette ; mais cela ne nous empêchait pas d'être dans une situation des plus critiques, en plein dans les eaux anglaises, sans un souffle de vent pour nous éloigner, et avec cette perspective que, la mer une fois calmée, la Suzette serait aussitôt remarquée, et attirerait l'attention de la douane, plus soupçonneuse là que partout ailleurs, et pour cause.

Peu à peu, les lourdes vagues s'aplatirent, se heurtèrent avec moins de furie ; tout rentrait dans l'ordre, après cette vertigineuse bourrasque, où nous aurions dû être engloutis cent fois ; et quand flamboya sur nos têtes l'ardent soleil de midi, il n'y avait plus que la houle, assez supportable, et qui bientôt, selon toute apparence, allait faire place à un calme blanc.

Qu'adviendrait-il de nous, si la douane des îles était prise d'idée de nous rendre visite et de vérifier mes papiers de bord?

Perdus, emprisonnés, confisqués ! sans compter les méfaits antérieurs qu'il faudrait payer sans doute, car le nom d'Antoine Basbris, Bebrè, comme disent les Angliches, dans leur singulier langage, était connu dans tout l'archipel.

Hercla et Jorre dont les vêtements fumaient sous les rayons incandescents, demeuraient soucieux. Le sentiment d'avoir échappé par miracle à cette effroyable trombe ne les rassérénait point.

Comme moi, ils voyaient la bisquine immobile, et, les yeux fixés sur l'horizon, ils semblaient se demander s'il n'en allait point sortir quelque chose de très désagréable pour nous.

En ce moment, rien de visible encore sur la mer, je veux dire rien de vivant, ni caboteurs, ni pêcheurs.

De place en place, dans l'île, des fumées montaient tout droit dans le ciel, en floconnant : des paquebots qui chauffaient pour sortir, sans doute, et qui se dépêchaient pour rattraper la perte de deux marées !

Bref, monsieur, je me faisais vieux, comme on dit, pris comme dans une souricière, si le hasard voulait qu'avant la plus petite brise, la Suzette fût remarquée et surtout soupçonnée.

Mais, j'ai toujours eu pour habitude de faire à mauvais vent bon visage, principalement dans ces occasions où une apparente insouciance peut empêcher le moral des hommes de faiblir.

— Ma foi1 m'écriai-je tout à coup, j'ai l'estomac dans les talons, et vous de même, je suppose ; qu'est-ce que vous en dites ?

— Dame ! fit Jorre, un morceau de biscuit trempé dans l'eau-de-vie serait le bienvenu pour le moment. Et Hercla, tout aussitôt, ajouta :

— Tout de même, ça ne serait pas de refus.

— Eh bien, dis-je, puisque le mousse dort, descends dans la chambre, Hercla, et rapportes-en ce qu'il faut.

Il reparut bientôt, avec une bouteille et trois verres, et du biscuit dans les poches de sa vareuse.

Alors nous nous installâmes tous trois, sur le panneau même, recouvert de son prélart, la bouteille et les verres déposés là, sans précaution, au milieu de nous trois, car la Suzette ne bougeait pas plus maintenant qu'un rocher sur la terre ferme.

Et lorsque les premières bouchées, imbibées du bon cognac des Charentes, furent englouties, Jorre, qui tenait, entre le pouce et l'index, un morceau de biscuit qu'il agitait dans son verre à demi plein, se leva tout à coup, comme s'il eût aperçu quelque chose de grave :

— Eh bien, lui demandai-je, qu'est-ce qui te prend donc?

Jorre, sans répondre, posa son verre sur le panneau, et les deux mains en abat-jour, sur ses yeux, regarda fixement, du côté d'Aurigny.

Hercla et moi nous en fîmes autant, et nous nous mîmes à promener nos regards sur la mer aveuglante.

Rien! Un désert de métal fondu, au-dessus duquel se dressaient les îles, et, par-ci par-là, les silhouettes fantastiques des rochers.

— Franchement, dit Hercla, ce n'est pas la peine de nous faire peur pour si peu.

Jorre ne répondit pas; mais, au bout de quelques instants, il allongea le bras dans la direction d'Aurigny, et, sur la mer embrasée, nous aperçûmes bientôt un point noir, qui semblait se diriger droit sur nous.

— La Douane, dis-je, nous sommes frits !

— Je le crois, fit Jorre.

Et Hercla ajouta, philosophiquement :

—- C'est ce qu'il me semble.

Et pas moyen de faire un pas, de gagner dans l'Est, si peu que ce fût, pour entrer dans les eaux françaises ! Pas le moindre indice de brise prochaine, n'importe en quel coin du ciel ! L'immobilité complète, et par conséquent la fin de l'expédition commencée avec tant de bonheur, malgré la tempête imprévue, et la saisie des liquides de M. Josias, sans compter le reste.

Je poussai alors un juron formidable; mais je repris aussitôt possession de moi-même, et, apostrophant mes deux hommes :

— Ce n'est pas le tout de geindre, leur dis-je, il faudrait tâcher de s'en tirer.

Ils reprirent leurs verres déposés sur le panneau et les vidèrent d'un trait, jusqu'à la dernière goutte. Et Hercla qui avait toujours le mot pour rire, dit :

— C'est autant qu'ils n'auront pas !

Je ne pus m'empêcher de sourire et je repris :

— C'est vrai que c'est toujours ça, mais, si nous pouvions les empêcher de prendre le reste !

Ils me regardèrent tous deux, d'un air ahuri, et se contentèrent de me montrer, du geste, le point noir qui grossissait à vue d'oeil, et qui décidément faisait route sur la Suzette.

Bientôt même, il fut facile de distinguer qu'il y avait quatre rameurs et un homme à l'arrière qui gouvernait.

— Pinces! me dis-je en moi-même. Il y a maintenant quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent, de ne pas nous en tirer; mais, puisqu'il en reste une, attendons !

Aussitôt, je donnai l'ordre d'amorcer les lignes et de se mettre à la besogne, comme d'honnêtes et tranquilles pêcheurs.

C'était assez invraisemblable, après une telle nuit, et quand il n'y avait pas un bateau sur la mer, du moins en vue. Mais, avec du sang-froid on se tire de bien des mauvais pas, et mes deux hommes en avaient pour dix et même plus.

Vingt minutes après, la barque était à portée de la voix. Pas moyen de s'y méprendre, c'étaient les gabelous.

— Eh, là-bas ! s'écria l'homme du gouvernail, en mauvais français, qu'est-ce que vous faites par ici ?

— Vous le voyez, monsieur, répondis-je humblement, nous péchons.

— Vous n'avez pas le droit, reprit-il, de pêcher dans les eaux anglaises.

— C'est vrai, monsieur, mais nous avons été poussés jusqu'ici par la bourrasque de la nuit, et, par ce calme, il n'y a pas moyen de nous en aller.

Sur ces entrefaites, il accosta et, très brutalement, cria :

— Jetez-moi une corde et dépêchons !

Que faire, sinon obéir ? D'autant plus que les cinq gaillards étaient armés, et que nous avions nos couteaux pour unique moyen de défense.

C'était insuffisant.

Je lui jetai une corde, et il se hissa, bientôt suivi de ses quatre hommes, dont l'un, tenant entre les dents l'amarre de son canot, l'attacha, une fois sur le pont, à l'un des porte-haubans de la Suzette.

Alors, le chef se posa devant moi, les jambes écartées et les bras croisés sur la poitrine, et, d'un ton féroce, me dit :

— Qu'est-ce que vous avez là dedans?

— De l'eau-de-vie, répondis-je, à destination d'Angleterre. Nous avons été poussés jusqu'ici par le grain, mais vous pouvez croire que j'aimerais mieux être ailleurs.

— C'est bon, reprit-il, toujours dans son mauvais français de goddam ; montrez-moi vos papiers de bord.

C'était assez difficile, les fraudeurs étant obligés, par nécessité de métier, de s'en aller toujours à l'aventure, et de débarquer leur cargaison prohibée, ici ou là, mais surtout dans les endroits écartés ou la surveillance, par cela même, est plus aisément trompée.

Hercla et Jorre pêchaient toujours, très attentifs en apparence ; mais je les voyais très bien, qui nous guettaient du coin de l'œil, et tout à coup Jorre, jusqu'alors penché sur les bastingages, se redressa brusquement, un maquereau superbe au bout de sa ligne, et il s'y prit avec tant d'adresse, qu'il le colla, à plat, sur la figure de mon interlocuteur.

Et en même temps il se confondit en excuses, d'une façon si parfaitement hypocrite, que les larmes m'en venaient aux yeux, tellement j'avais l'envie folle de rire.

— Maladroit ! m'écriai-je, butor, tu ne vois donc pas qu'il y a quelqu'un ici ?

Jorre fit un geste de désespoir, en apparence si sincère, que le gabelou s'y laissa prendre, et, dans son baragouin, me fit entendre qu'il s'agissait d'autre chose, et qu'il voulait, à l'instant, prendre connaissance de mes papiers.

— Comment, lui dis-je en anglais, mais c'est tout naturel ! Ils sont là dans ma chambre, et si vous voulez nous y descendrons ensemble.

Et tout en disant cela, je regardais de tous mes yeux dans le nord-ouest, pour voir s'il ne s'y montrait point quelque indice de brise prochaine, qui me permettrait de déraper, sans en avoir l'air, et de gagner les eaux françaises.

Une fois-là, les gabelous n'auraient plus qu'à descendre dans leur canot et à regagner Aurigny; mais, sur la mer plate et lisse comme un immense miroir, rien, pas une ride, pas une voile, sinon à la pointe de Goury, un cotre couvert de toute sa toile, du haut en bas et qui, de loin, ressemblait à un énorme goéland planant immobile. Un bateau qui attendait le vent, comme nous, hélas!

— Allons! lui dis-je, descendons!

Mais, avant de mettre le pied sur la première marche de l'échelle, je me retournai et, d'un air extrêmement naturel, je lui demandai s'il n'avait pas la langue un peu sèche, et si un bon verre d'eau-de-vie de France ne lui ferait point plaisir, à lui et à ses hommes.

Il y a des circonstances dans la vie où il faut savoir s'humilier, et, de faire une pareille proposition à un cuistre de la sorte, j'en avais, je vous le jure, la sueur au front.;

— Acceptera-t-il? me demandai-je avec angoisse; ce serait toujours autant de gagné, et si l'on pouvait prolonger cela jusqu'au crépuscule, dame! on ne sait pas ce qui peut arriver, dans là nuit.

II accepta, et, sans perdre une seconde, je saisis une bouteille pleine, que je savais dans le roufle de.la cuisine, et m'adressant à Jorre :

— Des verres, dis-je, promptement, et plus vite que ça! Apportes-en pour tout le monde.

En un clin d'œil, Jorre revint avec ce qu'il fallait de verres, et une autre bouteille qu'il avait glissée dans la fente de sa vareuse, où le goulot dépassait de quelques centimètres.

Je lui donnai l'ordre, de déposer tout cela sur le panneau, et je remplis, les huit verres aux trois quarts.

Nous étions là tous huit, nous trois et les cinq gabelous, aussi d'aplomb sur le pont de la Suzette, que dans une salle à manger de Cherbourg, et immédiatement nous trinquâmes.

Les cinq verres des Anglais filèrent comme cinq lettres à la poste, tandis que Jorre et Hercla, suivant mon exemple, après y avoir trempé les lèvres, jetaient le contenu du leur par-dessus bord, au moment même où les cinq camarades, la tête penchée en arrière, laissaient tomber le liquide dans leur gosier, comme des ivrognes, à la régalade.

— Hein, m'écriai-je, en anglais toujours, qu'est-ce que vous trouvez de ça ?

— Very good, répondit le chef, en tendant son verre que je remplis jusqu'au bord.

Et les quatre autres, appuyant, dirent ensemble :

— Very good, indeed!

Et, par respect de la hiérarchie, je suppose, ils tendaient aussi leurs verres.

C'était le moment de prendre la seconde bouteille, dans la cave de Jorre, entre cuir et chair :

— Allons, garçon, débouche!

Il fit sauter le bouchon, avec une adresse sans pareille, et la seconde tournée disparut comme la première.

Ce fut à ce moment que le chef aperçut le petit, dormant comme un ange, sous le beaupré ; et sans doute cela lui inspira des idées tendres, car il me le montra du doigt, d'un air tout à fait paternel :

— Votre garçon, master, dit-il, la langue un peu lourde déjà ; joli comme un petit Anglais !

— Je te crois, fis-je en moi-même, gabelou du diable ! et si j'étais curieux je te demanderais de me montrer son pareil.

Et tout haut j'ajoutai :

— C'est mon dernier, et c'est avec moi qu'il navigue, pour apprendre le métier ; voyez-vous, monsieur, c'est déjà marin comme un loup de mer, et ça n'a pas dix ans ! Il faut commencer de bonne heure pour devenir quelque chose sur l'eau.

— Oh! yes, fit-il; nous boirons à sa santé, si vous voulez.

— Pardieu ! si je le veux, m'écriai-je, mais je ne demande que cela. Et les cinq verres remplis des gabelous furent instantanément vidés rubis sur l'ongle. Il y avait de quoi assommer des taureaux ; mais, je dois reconnaître que ces gaillards-là n'ont point leurs pareils, comme on dit chez nous, pour porter la toile.

L'objet de sa visite revenait même à la mémoire du chef, mais vaguement et de plus en plus indécis, à mesure que l'ivresse augmentait. Et, la langue très épaisse, très lourdement, il répétait:

— Pas possible de vous traîner à la remorque avec un canot et deux paires d'avirons ; mais, à la moindre brise, nous appareillons et nous entrons dans Aurigny.

Il croyait me tenir déjà, le bandit ! Et le fait est qu'à moins d'un miracle, il nous était difficile de nous en tirer, pour cette fois.

Par bonheur, les gabelous, c'est des marins d'eau douce, presque toujours, et ceux-ci ignoraient, à coup sûr, l'existence du courant qui porte sur Aurigny. Sans cela, nous étions flambés.

Ah! si j'avais pu pousser le soleil de toutes.mes forces pour qu'il s'en allât plus vite ! La nuit venue, on se tire toujours mieux d'affaire, avec un peu de chance!

Et pendant que les cinq Anglais, de plus en plus expansifs, me serraient les mains à tour de rôle, je saisis le moment, et je dis à Jorre entre haut et bas, de hisser le pavillon et de le mettre, en berne.

Si le hasard voulait que la brise survînt et que le cotre de la pointe de Goury nous aperçût ! Peut-être comprendrait-il et viendrait-il à notre aide, même s'il fallait nous remorquer à l'aide des avirons!

Pendant que Jorre exécutait mes ordres, les Anglais, sous l'influence du nectar qu'ils venaient d'avaler, nous montraient, dans un large rire, des dents énormes, et l'un d'eux, qui riait comme une bête, s'adressant à moi, et montrant du doigt le panneau où tout à l'heure nous étions assis :

— Même chose là-dedans, dit-il, bonne affaire!

— Ah! ça, non, mon vieux, fis-je assez brusquement ; ce que nous venons déboire, en trinquant comme des camarades, c'est pour les amis; le reste c'est pour les Anglais.

Ils se mirent à rire d'une manière assez hébétée, et qui sentait l'ivresse envahissante; et, me voyant debout, ils voulurent aussi se lever par amour-propre, je suppose ; mais c'était au-dessus de leurs forces et, tous cinq, ils retombèrent, en mesure, sur le panneau, avec un fracas de verres brisés qui réveilla le petit.

— Ce n'est rien, dis-je ; quand il n'y a plus de verres il y a encore des bouteilles, et c'est bien plus agréable de boire à même.

Le gamin, après s'être frotté les yeux, en apercevant des figures nouvelles, s'en vint tout de suite dans mes jambes; il n'en revenait pas de voir ces cinq gaillards assis, et dont la tête, alourdie par les fumées de l'ivresse subite, emportait les torses à droite et à gauche, et les faisait se balancer d'une façon plus comique encore, grâce à l'expression ineffablement stupide des physionomies.

En ce moment Jorre remontait avec six bouteilles cachetées ; il en donna une à chacun de nos hôtes, et gardant pour lui la sixième, fit sauter le goulot d'un coup sec de manche de couteau ; puis, passant le col brisé entre ses lèvres, il se mit à boire, ou du moins à faire comme s'il buvait.

Alors Hercla, d'un air tout à fait déconfit et furieux, l'injuria grossièrement en lui disant qu'il pourrait bien laisser au moins quelques gorgées pour les camarades.

Les goddem en riaient aux éclats, ouvrant des bouches larges comme des écoutilles ; puis, tenant chacun sa bouteille, ils firent comme Jorre, brisèrent le goulot et se mirent à boire comme si c'était de la tisane.

Ça ne fut pas long, comme bien vous pensez ; et moins d'un quart d'heure après, ils tombaient tous cinq comme des masses.

Les gaillards n'étaient plus dangereux, momentanément du moins ; mais ça ne nous tirait pas d'affaire, et malgré le couchant rougeâtre, lorsque vint le soir, la mer était aussi calme qu'au milieu du jour.

C'était peut-être une chance pour nous, parce que les voiliers ne pouvant pas sortir ; nous restions là solitaires, c'est vrai, mais en quelque sorte rassurés, et presque certains dépasser une nuit tranquille.

Mais après, si ce calme énervant persistait?

Les cinq gabelous en avaient leur charge, et très complète. Il fallait bien compter douze heures, au moins, pour les tirer de leur lourd et bestial sommeil ; mais ils se réveilleraient assurément, et alors quoi? Qu'est-ce qu'il surviendrait?

Le cotre, toujours couvert de toile, se tenait imperturbablement à la pointe de Goury; sur la mer empourprée, dans l'Ouest, par le soleil couchant, c'était la seule tache vivante, quoique immobile.

Nous nous trouvions précisément au moment même de la nouvelle lune et, quelques instants après l'engloutissement du soleil derrière Aurigny, il faisait à peu près noir.

Le ciel était cependant clair ou presque, sans nuages toutefois, avec des étoiles timides qui se réfléchissaient très nettement dans la mer endormie, sans mouvement appréciable, si ce n'est le long des côtes où elle brisait indolemment.

Et, sur les deux surfaces blanchâtres, les falaises de Jobourg et les îles se détachaient en noir, assez peu distinctement, à cause de l'évaporation qui faisait quelque brunie au-dessus de la mer.

Les cinq compagnons, étendus, tout de leur long, autour du panneau, dormaient, et non sans tapage. Le chef, entre autres, ronflait d'une façon bruyante. On eût dit l'innocence même.

Les jeter à l'eau, ou seulement les descendre dans leur barque, c'était bien facile ; oui, mais après? Est-ce que nous pouvions faire un pas, avancer d'une encablure?

Et à mesure que la nuit s'épaississait, nos pensées devenaient plus lamentables, et nous finissions par nous dire que c'était très bête de se trouver sur un bateau solide, et d'être obligé de le regarder remuer au bout de sa chaîne, de droite et de gauche, au caprice des courants et de la marée.

Vous pensez bien, monsieur, que nous n'avions pas la moindre envie de dormir, sauf le petit, que Jorre avait descendu dans la chambre et glissé dans mon cadre. Et les heures nous paraissaient si longues, que nous nous demandions si nous n'avions pas quitté, depuis quinze jours au moins, le port de Saint-Vaast.

Il y a des gens pour dire que les heures d'angoisse passent comme les autres. Il m'est arrivé d'en traverser pas mal dans ma vie, et l'impression qui m'en est restée, c'est qu'on n'en voit jamais la fin.

Je sais bien que nous pouvions faire une chose : nous servir du canot des goddem pour gagner ou Goury ou Vauville, pendant qu'ils cuveraient leur eau-de-vie sur le pont de la Suzette ; mais pour cela, il fallait laisser la bisquine au pouvoir de ces ivrognes.

Comment se résoudre à cela? Comment abandonner, sans essayer de la sauver, la cargaison fournie par M. Josias, à la discrétion de ces vermines ? Non, c'était impossible, avant d'être réduits à la dernière extrémité, c'est-à-dire avant l'aurore !

Tout à coup, dans ce calme nocturne où pas un remous de la mer ne troublait le solennel silence, il me sembla entendre un bruit cadencé, quelque chose comme un clapotement encore lointain d'avirons.

— Écoute, Jorre, est-ce que tu n'entends rien? Et toi, Hercla ?

Ils se penchèrent tous deux au-dessus des bastingages et, immobiles, écoutèrent :

— C'est par ici qu'on se dirige, dit Jorre, mais ça ne vient pas de l'île, ou bien alors c'est qu'on nous aurait contournés.

— Pour plus de prudence, lui dis-je, tu descendras le petit dans le canot de ces brigands, dès que je t'en donnerai l'ordre, et à la première alerte, nous filons.

— Entendu, patron, fit Jorre; mais je croirais assez que c'est le cotre de tantôt qui s'en vient voir de quoi il retourne.

— Si tu disais vrai, garçon, jamais de notre vie nous n'aurions joué pareille farce aux goddem. Attendons !

Le bruit, très régulier, se faisait toujours entendre, et même s'accentuait.

Les avirons tombaient dans l'eau calme, sans trop de hâte, maniés qu'ils étaient par des gens circonspects, ou dont un commandement prudent modérait l'impatience. Mais, ma foi ! nous n'avions plus grand'chose à perdre, et, debout à l'arrière de la Suzette, je criai, de toute la force de mes poumons :

— Qui va là? Il y a un navire à l'ancre par ici, et vous pourriez vous jeter dessus sans en avoir envie.

— Vous êtes bien curieux, répondit aussitôt une voix qui ne m'était pas inconnue ; mais un navire à l'ancre n'a pas le droit d'oublier ses feux, s'il ne veut pas qu'on lui passe dessus.

— Eh bien, et les vôtres, capitaine Grou, m'écriai-je, où sont-ils, et depuis quand la patache l'Alcyon, de Cherbourg, navigue-t-elle, dans la Déroute, sans se faire reconnaître. ?

— Que diable faites-vous donc par ici, Basbris?

— Ah ! vous me reconnaissez, capitaine, lui dis-je, — sur la mer, et malgré une distance assez grande encore, nos voix résonnaient comme dans une chambre de navire, — eh bien, ce que je fais ici, c'est du mauvais sang. La tempête de la nuit dernière m'a poussé dans la Déroute, et les gabelous d'Aurigny sont à bord.

— Qu'est-ce que vous me dites là?

— La vérité même : la Suzette est occupée pour le moment, par cinq rascals qui, fort heureusement, sont ivres-morts, et si vous vouliez, capitaine Grou, vous n'auriez qu'à nous jeter une amarre et à nous remorquer, en douceur, rien que jusqu'à Goury, puisque la brise se montre aussi paresseuse que ces Anglais.

— Dans une heure, c'est moi qui vous le dis, vous en aurez assez pour vous tirer d'embarras ; mais je puis toujours vous haler dans les eaux de France. Quant aux gabelous des îles, vous en ferez ce que vous voudrez.

— C'est cela, capitaine, accostez autant que possible et faites-nous jeter l'amarre. Quelle chance pour nous que vous vous soyez montre par ici ! Est-ce que vous avez aperçu notre signal de détresse ?

— Tout juste, répondit le capitaine de l'Alcyon, et c'est pour cela qu'il ne faut pas parler de chance. Sans cela, d'ailleurs, je me doutais de quelque chose, et il y a longtemps déjà que nous serions ici, si je n'avais craint d'éveiller l'attention dans l'île. Êtes-vous parés?

— Envoyez, lui dis-je ; allons, Hercla, et toi Jorre, ouvrez l'oeil, et vivement !

L'amarre, lancée par un homme de la patache, arriva en plein à l'arrière de la Suzette, et nos deux gaillards se jetèrent dessus comme bien vous pensez.

Moi-même, je m'occupai de déraper, sans trop de précautions, — les sommeils d'ivrogne ne sont pas légers, — et quand l'ancre remonta le long du bossoir, avant même qu'elle fût complètement sortie de l'eau je dis :

— Capitaine Grou, allez de l'avant!

Alors, le bruit des avirons résonna de plus belle ; mais jamais je n'en avais mieux apprécié la musique; et de nous savoir bientôt hors de peine, moi et le petit, en ce moment allongé dans mon cadre, je ne tenais plus en place et je sautais comme un cabri sur le pont de la Suzette, au grand ébahissement de Hercla et de Jorre, qui s'y mirent aussi, sans souci des cinq goddem qui ronflaient comme des tuyaux d'orgue.

Pour comble de bonheur, il était facile de deviner, à un léger frémissement de la mer, que la brise arrivait, et je fis immédiatement larguer toutes les voiles, à l'exception du foc emporté, et que je ne pris point le temps de remplacer, pour le moment l'important était de filer.

Et lorsque souffla la première risée, la Suzette se penchant un peu, sous le poids de sa voilure, je m'écriai :

— Capitaine Grou, laissez-nous maintenant ; il ne faut pas vous compromettre dans cette affaire; mais je ne vous serai jamais trop reconnaissant. Voilà de la brise pour au moins vingt-quatre heures, et je m'en vais, dans le sud, débarquer ma marchandise vivante aux Écrehous.

— Bonne chance, Basbris, répondit-il, mais ne faites pas d'imprudences.

— Dans quarante-huit heures à Saint-Vaast, repris-je, et je vous en donnerai des nouvelles, en déjeunant à l'hôtel de Normandie, chez notre ami Bisson, si le coeur vous en dit.

— Entendu! et comme j'y serai avant vous, c'est moi qui commanderai.

Nous larguâmes l'amarre, si opportunément envoyée par l'Alcyon, dont le capitaine était un de mes vieux camarades, et, la brise fraîchissant, je donnai ordre de hisser tout, les bonnettes par-dessus les voiles, et de faire route au sud.

On eût dit que la Suzette prenait part à la fête, tant elle glissait légèrement sur la mer, qui déjà moutonnait et faisait quelque bruit, le long de sa coque penchée. Elle devinait qu'il nous fallait aller vite, pour la débarrasser de sa cargaison vivante et revenir à Cherbourg ou à Saint-Vaast, suivant la marée, avec le chargement intact de M. Josias.

Jorre et Hercla, à l'avant, les deux mains dans les poches de leur culotte, chantonnaient une vieille chanson marine, bien connue chez nous :

Le vingt-et-un du mois d'août,
Nous aperçûm's, sous l'vent à nous,
Nous aperçûm's une frégate
Qui fendait la mer et les flots,
C'était pour entrer à Bordeaux.

Et avec plus de force, très satisfaits qu'ils étaient de la tournure des choses, ils lançaient à plein gosier la célèbre lamentation du capitaine anglais battu et fait prisonnier par le corsaire :

Que dira-t-on de moi bientôt,
En Angleterre et à Bordeaux,
D'avoir fait prendre ma frégate
Par un corsair' de vingt canons,
Moi qu'eu avait quarant' six bons.

Les cinq camarades dormaient toujours d'un sommeil de plomb, et comme la brise prenait quelque force, le roulis les remuait et finissait par les coller le long des bordages.

Ils grognaient bien un peu, mais ne se réveillaient pas et, deux heures plus tard, l'un après l'autre, et dans leur propre canot, Jorre et Hercla les déposèrent sur la maîtresse-île des Écrehous, puis, le dernier voyage accompli, revinrent à bord.

Nous laissâmes la barque s'en aller à la dérive, n'importe où et nous fîmes immédiatement route vers le nord, grand largue, l'allure favorite de la Suzette.

A la marée du jour, nous entrâmes dans Cherbourg, où M. Josias qui croyait sa cargaison perdue, me reçut à bras ouverts, et se fit du bon sang, vous pouvez m'en croire, lorsque je lui racontai l'affaire.

Comme je me croyais en quelque sorte engagé d'honneur, je choisis, quelques semaines après, un temps à mon idée, et je passai le chargement de la Suzette en Angleterre.

Ce fût mon dernier voyage de fraudeur, monsieur, et depuis lors, je me suis rangé, c'est-à-dire que j'ai mené une vie plus régulière. J'ai une femme qui est une perfection, des garçons qui nous donnent non-seulement de la satisfaction, mais qui nous font honneur, et servent leur pays en vaillants soldats de la mer, jusque dans les eaux chinoises, qui ont dévoré tant de bonne graine marine. Je suis heureux de toutes les façons, et s'il m'arrive quelquefois de faire grise mine, c'est « rapporta ma jambe », qui n'obéit pas toujours comme il faudrait. Tel que vous me voyez, avec ma croix et mes rentes, je n'ignore pas que bien des camarades me portent envie ; tout ce que vous voudrez ! Mais ça n'empêche pas que, dans mon existence calme et lucrative de pilote, je n'ai jamais retrouvé cela, — vous savez ce que je veux dire, — le danger, le péril grave même, et la conscience que l'on a d'être de taille à les surmonter.

La chose la plus sotte de la vie, c'est que nous n'avons pas le pouvoir de rajeunir.

Et le vieux pilote se levant, un peu difficilement, à cause de ses rhumatismes qu'il cachait autant que possible, s'appuya d'une main sur la balustrade du belvédère, et s'effaçant, pour me laisser m'engager sur l'échelle assez raide qui servait d'escalier :

— Après vous, monsieur, dit-il, et veuillez excuser tout mon bavardage.

Et comme je lui demandais, avec une certaine curiosité, ce qu'étaient devenus les cinq gaillards qu'ils avaient abandonnés aux Écrehous.

— Ma foi! dit-il gaiement, je ne l'ai jamais su. Soyez convaincu qu'ils en ont été quittes pour un rhume. Je suppose cependant que Pinel, le roi des Écrehous, et le plus heureux des rois, puisqu'il n'a pas de sujets, leur aura offert l'abri de sa cambuse, et qu'ils auront regagné les îles à bord d'un pêcheur quelconque.

Et il ajouta, tout en me suivant, sur les marches de l'échelle à pic qui conduisait à son belvédère.

— Mais quels estomacs, monsieur ! Non, je vous jure qu'en y mettant toute la bonne volonté possible, nous ne trouverions jamais les pareils chez nous.

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Contes du vieux pilote

Année

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Source

Gallica