Le Rubis

Texte

— Tenez, me dit le vieux pilote Basbris, asseyons-nous ici. Le soleil s'en va, là-bas, derrière les coteaux, à mesure que la mer arrive. Je vous raconterai cela, pendant le crépuscule, ça ne sera pas long. Et si ce n'est pas fini, quand le Bourguignon (NDLR: le soleil) s'en ira, ajouta-t-il, c'est aujourd'hui même pleine lune, et nous n'aurons pas de nuit.

— Asseyons-nous, lui dis-je, si cela vous agrée ; mais ne pourrions-nous point, en marchant le long de la baie, causer comme d'anciens amis que nous sommes et nous dégourdir les jambes?

— Vous en parlez à votre aise, s'écria-t-il, en riant ; marcher, c'est bientôt dit, et l'on voit bien que vous n'avez ni goutte ni rhumatismes. Quant à moi, je ne suis plus solide que sur le pont de mon côtre. A la barre, je me tiens comme un mur; mais pour la course, ah dame, obligé de caler ! Ainsi, et en admettant que cela ne vous contrarie pas trop, accotons-nous ici, face au soleil couchant, et causons.

— Un effort, père Basbris, nous sommes à quelques centaines de mètres de la pointe, et nous nous installerons face à la pleine mer, ce qui vaudra beaucoup mieux. Appuyez-vous sur moi et marchons.

Gomme une large coupe plate de cuivre rouge, le soleil flambait, au milieu d'une atmosphère un peu embrumée, éclairant le port de Saint-Vaast où se dressaient des mâtures de bricks, de goélettes et de sloops, la vieille tour cylindrique de la Hougue, dont le paratonnerre oblique ressemblait momentanément à une lame flamboyante, et, plus loin, s'allongeant à l'infini, la grève de la Manche, jusqu'au golfe des Veys, avec ses clochers et ses maisons basses qui rutilaient, dans cet embrasement d'un couchant estival.

La mer, sans rides, d'un calme blanc, reluisait comme un lac immense, et, juste en face de nous, frappées en plein par les rayons fuyants, les deux petites îles de Saint-Marcouf faisaient, sur la blancheur liquide, deux taches de feu, comme deux étoiles plus larges tombées du ciel dans le flot qui, petit à petit, les noyait.

Quel spectacle inoubliable, par une de ces limpides et rares soirées d'août qui semblent agrandir les paysages et reculer les bornes de la vision! Le vieux pilote en avait vu bien d'autres ! Que de fois, pour ses yeux, au temps de ses navigations lointaines, le soleil s'était levé et couché dans la mer! A l'entendre, c'était son bon temps, le temps de la liberté et de la jeunesse, où les plus timides n'entrevoient ni déboires, ni dangers.

Sous la casquette cirée, la chevelure grisonnante, presque hirsute et très épaisse, rejoignait le collier de barbe poivre et sel, et il tenait ferme entre ses dents blanches et solides le tuyau noirci d'une courte pipe anglaise, dont le fourneau ressemblait à un cône d'ébène renversé.

— Patron, lui dis-je, — nous avions coutume de l'appeler ainsi, — voilà une chose que je ne comprends pas, permettez-moi de vous le dire. Vous détestez les Anglais et vous fumez dans des pipes britanniques; cela me déroute, je vous le confesse, et je n'y suis plus.

— Ta, ta, ta! fit-il, qu'importe, puisque cela passe en fraude ! Quant à leur tabac, frisé comme une tête de nègre, vous n'en avez jamais vu à la cambuse, je suppose. La terre est bonne, ni poreuse ni juteuse ; quant au tabac, n'en parlons point, monsieur, il est bon pour les Angliches ; nous autres du continent, nous n'en fumerions pas quand ils nous paieraient. Je vous dirai même que les gaillards ne s'y trompent point et qu'ils savent faire la différence. L'eau-de-vie, le vin, le cidre et le tabac, voyez-vous, monsieur, autant de choses que le bon Dieu a faites pour nous. Tant pis pour ceux qui n'en ont pas! S'ils en veulent, il leur faut y mettre le prix !

— Eh ! patron, l'interrompis-je, vous en savez quelque chose.

— Parbleu ! reprit-il en éclatant de rire, ne sommes-nous pas ce soir ensemble, le long de la grève, pour que je vous en touche deux mots. Je vous ai promis une histoire, une des meilleures; vous l'aurez, et sans enjolivements.

Tout en marchant sur la dune, nous étions arrivés à la pointe de Réville, et cette fois, il fallait s'asseoir pour de bon ou revenir sur nos pas, vu qu'il n'y avait pas moyen d'aller plus loin.

La mer battait son plein, et, de place en place, à mesure que le crépuscule s'accentuait, des bateaux de pêche, à sec de toile, y faisaient de petites taches noires, immobiles. L'air était si limpide que, de temps en temps, des bruits d'avirons remués entre leurs tolets arrivaient du large avec un grincement sonore, et que les voix des pêcheurs s'entendaient comme s'ils eussent parlé tout près, à quelques mètres à peine.

A droite et à gauche de nous, les accidents des côtes voisines se faisaient, chose curieuse, plus distincts et en quelque sorte plus proches, à mesure que le crépuscule s'accentuait. Au large, à l'opposite du soleil qui s'en allait et qui ressemblait maintenant à un œil rond énorme, presque au niveau des coteaux riverains, une large lueur d'un rouge indécis s'étalait, ressemblant à un reflet de vaste incendie, et partout, les feux et les phares s'allumaient, dans les îles, à terre, au large même, très loin, où des navires sortis du Havre ou venant de l'Océan, hissaient leur éclairage réglementaire. On eût dit des étoiles de toutes couleurs, entre le ciel et l'eau, dont les lignes immobiles, de plus en plus, se confondaient, excepté dans les environs de cette grande lueur rouge qui, tout en se rétrécissant, devenait plus éclatante, d'un moment à l'autre.

Tout à coup le globe énorme émergea avec une vitesse vertigineuse, apparut tout entier d'un rouge de brique ou plutôt de métal forgé, et, plus timidement, monta dans le ciel, en blanchissant et en jetant dans la mer, depuis l'extrême horizon, un large et long fuseau de lumière réfléchie qui, en tremblant, venait mourir presque à nos pieds, et mettait toutes sortes de feux dans les interminables et monotones rubans d'écume que le flot montant déroulait sur le rivage.

— Patron, dis-je, je vous écoute ; nous n'avons point à redouter ici d'oreilles indiscrètes, et j'attends l'histoire de la première expédition du Rubis.

— La première, à peu près, vous l'avez dit, monsieur, et elle date de bien des années déjà. Aujourd'hui, c'est fini; il n'y a rien à faire et ceux qu'on nomme des fraudeurs n'ont pas la moindre idée de ce qui se pratiquait dans notre temps. On risquait sa peau, c'est vrai, mais la fortune en même temps, et j'étais de ceux qui croient que celle-ci valait mieux que l'autre, ou plutôt que l'autre ne valait rien sans elle. C'est, ainsi que nous pensions, monsieur, surtout quand nous étions amoureux.

— Tel que vous me voyez, poursuivit-il, je suis pilote-major, et très considéré. Il n'entrait pas jadis à Cherbourg un navire de plaisance anglais qui ne me réclamât ; en fait de pilotes, les goddem ne connaissaient que votre serviteur, et c'est moi qui montais à bord du yacht royal quand la reine ou le prince de Galles abordait par ici. C'est fait pour étonner quelques-uns de leurs sujets, mais c'est comme cela. Au temps dont je vous parle, et qui a déjà filé une rude amarre, il y en avait de l'eau-de-vie, en France, et de la bonne! La preuve, c'est que tout le monde en voulait, les Anglais surtout, à la condition de ne pas la payer trop cher. Elle coûtait bon marché, dans ce temps-là, monsieur, un temps que nous ne reverrons jamais, et, de plus, c'était un nectar. En outre, les fraudeurs se chargeaient du transport, et, s'ils ne réussissaient pas toujours, ils n'échouaient pas toujours non plus. J'en sais quelque chose. — Qu'est-ce qu'il fallait pour cela? De l'audace assurément, mais, avant l'audace, la science parfaite de la langue anglaise, qu'il était bon de parler à s'y méprendre, en cas de mauvaise rencontre, de façon à tromper les Anglais eux-mêmes, la connaissance des parages, la conviction établie qu'on jouait sa vie, et en outre une affection. Tel que vous me voyez, monsieur, la vieille qui fait encore la joie de ma cambuse n'aurait jamais été ma femme si je n'avais trouvé, dans un dernier voyage, de quoi remplir de louis d'or le fond de mon chapeau. Ses gens, comme on disait alors, ne me l'auraient point donnée sans cela. Je le savais, et comme je la voulais, vous comprenez que rien ne me devait coûter pour l'obtenir. Et voilà pourquoi je me fis contrebandier.

— Tenez, monsieur, reprit après un court silence le pilote-major, il y a encore assez de jour pour qu'en vous retournant vous puissiez voir la maison où je l'ai prise. J'avais vingt-cinq ans alors, elle dix-huit, et c'était, vous pouvez m'en croire, ce que nous appelions, dans ce temps-là, un fameux brin de fille. Regardez là-bas, dans la direction que mon doigt vous indique. Apercevez-vous deux fenêtres embrasées par les derniers rayons du couchant? C'était là; une maison de pierre, si prè sdu bord qu'elle se mire dans la mer pleine. Ah ! quels heureux jours, et comme c'est bête de vieillir!

— Allons donc, pilote, que dites-vous là ? Est-ce qu'il est possible d'avoir une existence remplie quand on n'a pas vécu ? Et puis, vous me le disiez vous-même, il y a quelques jours, l'homme ne vieillit pas quand les enfants sont là, et les enfants de ses enfants. C'est votre propre sang qui coule dans toutes leurs veines, et c'est du bon sang pour la France.

— Ça, monsieur, vous en pouvez être sûr, et du sang qui ne refroidit pas. Mais expliquez-moi une chose à laquelle je ne comprends rien, c'est-à-dire comment il se peut faire qu'il y ait tant d'interminables journées et que pourtant la vie paraisse si courte?

— Pilote, lui dis-je ce sont les souvenirs qui l'abrègent et les plus anciens semblent les plus proches. Comment cela? Je l'ignore, ou cela serait trop long à vous dire. Mais, croyez-moi, tout est ordonné pour le mieux, et, en réfléchissant, nous sommes contraints de le reconnaître. Heureux ceux qui, comme vous, n'ont point eu, pendant près de trois quarts de siècle, un moment de défaillance et qui peuvent se voir revivre dans leurs petits enfants!

Il bourra sa pipe, battit le briquet, posa sur le fourneau l'amadou enflammé qu'il recouvrit d'un morceau de papier serré très dur, et, quand le tabac fut pris, après une demi-douzaine de larges bouffées qu'il rejetait avec un sonore bruit de lèvres, il reprit :

— Donc, c'était de l'argent qu'il me fallait. Pas d'argent, pas de fille! Le vieux Buhotel n'en démordait pas. Et nous en tenions l'un pour l'autre, pensez! Un soir que je rôdais le long de la baie, aussi près de sa maison que possible, dans l'espoir de voir Suzette à la fenêtre,.— elle se nommait Suzanne, monsieur, mais je ne sais pourquoi, Suzette me semblait plus affectueux alors ; et ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'aujourd'hui, je ne l'appelle plus que Suzon, — le père, m'ayant aperçu, sortit et m'accosta.

— Beau temps, dit-il, pour tirer une bordée (NDLR: Gagner le large, sortir du port ou de la crique) ! J'ai envie de courir jusque sous les îles; en es-tu ?

— Certes, si j'en suis, patron Buhotel ; est-ce que ce n'est pas un honneur de louvoyer en votre compagnie ?

— Farceur, fit-il, en laissant tomber sa lourde main sur mon épaule ; et qu'est-ce que tu dirais donc si Suzette en était aussi ?

Il vit à mon émotion que ses paroles avaient porté; mais, tout aussitôt, il reprit :

— Sois tranquille, cadet, elle n'en sera pas, mais nous causerons d'elle ; et, si tu es prêt, embarquons.

Nous descendîmes jusqu'à la baie, où la barque du vieux se balançait, à dix brasses du bord :

— As-tu tes bottes, fils ? dit-il.

— Non, répondis-je-, car je comptais rentrer à la cambuse et y passer la nuit; mais qu'à cela ne tienne, on ne craint pas l'eau!

En arrivant à la barque, j'en avais jusqu'à la ceinture. Alors je me hissai, ramenai l'ancre à bord, et, en quelques coups de godille, je poussai le canot jusqu'à ce que la quille touchât le fond. Le vieux Buhotel embarqua, se mit à la barre, je plaçai deux avirons dans leurs tolets, et nous voilà partis, filant vite, à cause de la mer qui commençait à baisser.

— Voilà le jusant (NDLR: Reirait du flot), dit le vieux Buhotel; tu as de la chance, conscrit, et une fois hors de la passe, en piquant droit sur le feu blanc de Saint-Marcouf, ça marchera tout seul.

Je me mis à tirer de toutes mes forces, pour doubler Tatihou au plus vite, très intrigué de cette bordée nocturne, avec un vieux patron qui paraissait m'en vouloir précisément parce que je recherchais sa fille en mariage, surtout parce que celle-ci ne me détestait point. Cela se voyait à tout et à des riens. Une fois au large, très loin, et le feu de Saint-Marcouf grossissant déjà, il me donna l'ordre de rentrer les avirons et de bien écouter ce qu'il avait à me dire. Ce n'était pas difficile, car je crois que, de ma vie, je n'avais encore vu nuit plus calme : à peu près comme celle-ci. Figurez-vous une mer d'huile, sans le moindre balancement, et où se reflétaient, avec une netteté sans pareille, tous les feux de la côte et toutes les étoiles du ciel.

— Garçon, dit tout à coup le vieux Buhotel, — je dis vieux, parce qu'il touchait à la cinquantaine, — mon intention n'est point d'y aller par quatre chemins, et, en deux mots, voici la chose : tu veux Suzanne pour femme, et je ne dis pas non, mais il faut la gagner, car je n'ai rien à lui donner pour entrer en ménage.

— Eh bien, lui demandai-je, combien faut-il pour cela? D'abord, tout ce que j'ai est à elle...

Là, il m'interrompit subitement :

— Ah çà, dit-il d'un air tout à fait surpris, tu as donc quelque chose ?

— Mille écus tout rond, dans un endroit que seul je connais, patron, et le trou est assez profond pour qu'on y en puisse ajouter d'autres.

— Tonnerre! s'écria-t-il, et comment t'y prends-tu pour gagner tout cela?

— Ça, repris-je, c'est mon affaire ; tout ce que je veux vous dire, c'est que je ne les vole pas, et s'il n'en faut que le double, vous m'entendez bien, nous ferons les noces à Pâques ou dans les environs, à coup sûr, avant la Trinité. Est-ce entendu ?

— Tope là, garçon, et capon qui s'en dédit.

— Pour sûr, ça ne sera pas moi, ou bien c'est que le diable s'en mêlerait, et encore je me vante d'être plus malin que lui.

II y avait encore tout juste assez de mer pour rentrer dans la baie et pour laisser la barque dans le lit de la rivière, au fil de l'eau, avec son ancre fichée dans le sable vaseux. Ce fut bientôt fait et lorsque, le long du bord, je serrai les deux mains du patron Buhotel, à deux cents mètres de sa case, il me sembla bien apercevoir une tête à la fenêtre : Suzanne sans doute, qui nous reconnaissait et que cette promenade en mer intriguait bien un peu. Elle me l'a dit après la bénédiction, monsieur, et mes yeux d'amoureux ne m'avaient point trompé.

Le lendemain, j'étais à Cherbourg, de bonne heure, et je frappais à la porte de M. Josias, une espèce de juif, à ce qu'on disait, mais avec lequel j'avais été toujours en excellents rapports d'affaires.

— M. Josias, que je lui dis, il me faut de l'argent, beaucoup d'argent. Il fronça le sourcil, en homme mécontent, et me dit tout simplement :

— Où veux-tu que j'en prenne?

— Monsieur Josias, repris-je, vous me connaissez ; j'ai déjà fait, pour vous, pas mal de voyages en Angleterre; eh bien, j'en voudrais faire un dernier, mais un solide, et qui me rapportât, pour ma part, trois mille francs.

— Diable ! fit-il avec un sourire, tu n'es pas dégoûté, un voyage de trois cents pistoles !

— Monsieur Josias, l'interrompis-je, je n'en rabattrais pas un liard.

— Mais au moins explique-toi.

— Eh bien, voilà, monsieur, confiez-moi un chargement complet d'eau-de-vie pour l'Angleterre, un bon chargement bien arrimé dans le Rubis. Vous êtes assez riche, monsieur Josias, pour tenter l'aventure, et l'échec ne vous ruinerait pas. D'ailleurs, voici ma fortune : trois mille francs. Je vous la laisse. Si j'échoue, vous la gardez ; dans le cas contraire, vous doublez la somme, et je me charge, après le coup, de faire deux autres voyages pour rien.

— Tiens, tiens, dit M- Josias, tu es donc amoureux, mon gaillard?

— Parbleu, fis-je, amoureux fou, monsieur Josias, au point de ne rien redouter et de passer sous l'eau ou à travers le feu, sans crainte de m'y noyer ou d'y perdre un poil de ma tignasse.

— Tout ça, c'est bon, et certes j'ai confiance en toi; mais tu n'es pas assuré, je suppose, contre les gabelous anglais. Donc, si tu te risques, tu risques bien davantage mon argent. Mets-toi à ma place, Antoine, et dis-moi ce que tu ferais.

— Ce que je ferais, monsieur Josias? Eh bien, je vous dirais ceci : « Charge le Rubis, et en peu de temps ; une bonne charge, tout juste ce qu'il faut pour un excellent arrimage et cours vent arrière ou grand largue (NDLR : Le vent par le travers, c'est-à-dire les voiles presque parallèles au navire, dans le sens de sa longueur) où tu sais bien, de façon à revenir le plus tôt possible, le bateau vide. »

— Tu dirais cela, Antoine?

— Non, monsieur Josias, ce n'est pas moi qui le dis, c'est vous ; mais c'est moi qui pars et qui reviens, je vous en donne ma parole.

Ici, M. Josias toussa deux ou trois fois, réfléchit pendant quelques instants, se leva, prit dans le buffet un flacon et deux verres qu'il remplit.

— Goûte-moi cela, Antoine, et dis-m'en ta pensée, mais là, sans barguigner.

Nous trinquâmes, et je vidai mon petit verre à moitié, en faisant circuler la liqueur dans ma bouche, de droite à gauche et de gauche à droite, pour la chauffer et en avoir tout le parfum.

— Ça, monsieur Josias, c'est du pur jus des Charentes, et si vous en avez tant seulement...

— J'en ai tout un chargement qui m'arrive de la Rochelle, à bord de la goélette Myosotis, du port de Saint-Vaast, capitaine Camas. Prends-en ce qu'il faut pour le Rubis. Dès aujourd'hui, j'écris à Hopkins and C° à Plymouth, et tu pars dans la quinzaine. Tu le vois, j'ai confiance en toi et aussi dans le dieu des amoureux ; mais je te préviens que j'entends être de la noce.

— Vous, monsieur Josias, mais plutôt deux fois qu'une, et si vous le voulez, dès demain je suis à la besogne.

— C'est entendu, fit-il ; allons, vide ton verre, et à la santé de... Au fait, Antoine, à la santé de qui dois-je boire?

— A la santé de Suzette Buhotel, monsieur Josias, une fille de Réville qui m'a tourné la tête, et comme vous n'en trouveriez pas une dans tous les pays du monde.

— Parbleu, dit M. Josias; ce n'est pas qu'il en manque, cependant, puisque tous les amoureux parlent ainsi.

Quinze jours après, en plein mois de mars, c'est-à-dire par temps d'équinoxe, un bon temps pour les expéditions de la sorte, le Rubis, en rade de Cherbourg, était tout prêt à appareiller.

La veille, j'avais fait mes adieux à Suzanne, mais pas pour longtemps. En trois fois vingt-quatre heures, la chose devait être menée à bonne fin. Hopkins, averti, avait répondu à M. Josias que, de son côté, tout était paré et que les dispositions étaient prises pour recueillir les fûts où nous les déposerions, c'est-à-dire à l'ouvert de la Plym, par dix brasses de fond. Les barriques, lestées comme c'était la coutume, devaient être jetées par dessus bord en aussi peu de temps que possible, tout en dévidant la corde qui les entourait, et au bout de laquelle se trouvait un flotteur de liège, pour indiquer la place. Mais tout ça n'était pas du nouveau pour mes trois hommes et pour moi. En avions-nous passé ensemble, sous les yeux des Angliches, qui me connaissaient, et auxquels j'étais signalé d'ailleurs, depuis longtemps !

Mais bast ! à force de bonheur, on arrive à ne plus rien craindre; et ma foi ! aussi vrai que je vous le dis, je ne craignais plus rien.

Un matin de dimanche, je m'en souviens comme si c'était hier, nous dérapâmes par mauvais temps, avec un vent de nord-ouest qui jetait par-dessus la digue des paquets de mer. Le Rubis connaissait ces temps-là. Un ris dans la voile, deux peut-être une fois au large, et il passait partout, dessus, dessous, à travers, sans y perdre un bout de filin. Moi qui vous parle, monsieur, je n'ai jamais vu plus brave cotre, en Normandie aussi bien qu'en Bretagne. Et ça filait ! Pour sûr il fallait se tenir aux cordages, à n'importe quoi, sous peine d'être enlevé par un coup de mer. Mais ça nous connaissait, et nous espérions bien, une fois le tard venu, après nous être tenus au large, à courir des bordées, si c'était nécessaire, apercevoir le phare d'Eddystone, malgré les embruns qui devaient le couvrir par ce tremblement.

Le Rubis volait comme une mouette, du vent tout plein sa grand-voile, un peu diminuée, pour qu'il n'arrivât point de malheurs; et moi, tout en veillant à la manœuvre, je pensais à Suzette, qui pensait à moi, et je pensais aussi à Hopkins, ce brave homme qui, les fûts recueillis et mis en lieu sûr, enverrait aussitôt à M. Josias, comme il en avait coutume, le prix de la marchandise, des milliers de francs, dont trois mille pour moi, et le reste pour M. Josias.

Avec de telles pensées, le temps paraît toujours beau, et quand nous avons de la joie dans le cœur, nous ne faisons guère attention au bouleversement des choses.

Il n'en est pas moins vrai que la Manche, démontée, faisait un vacarme du diable, un fracas de damnés. Le vent soufflait presque en foudre, descendant vers l'ouest ; le ciel crachait et la mer tombait sur nous en montagnes d'écume qui semblaient nous courir après, et toutes prêtes à disloquer ce pauvre Rubis, qui gémissait, mais poursuivait sa route, avec des sauts, des bonds et des engloutissements dont vous n'avez pas d'idée.

Par ce vent carabiné, il ne devait pas faire bon non plus à l'entrée de la baie de Réville. Ces bourrasques qui viennent de si loin ne s'arrêtent guère qu'à la terre; et pendant que l'eau de la mer et l'eau du ciel roulaient à flots sur mes vêtements cirés, et que, de mes deux mains, j'avais mille peines à maintenir la barre rudement secouée, il me semblait voir, dans les embruns, l'image de Suzette avec son doux sourire qui m'encourageait.

Cependant, à mesure que nous approchions de la côte anglaise, le vent mollissait, et la mer, sans se calmer, devenait moins tapageuse. Vers les six heures, j'aperçus, dans une sorte de brume formée par les embruns, le feu d'Eddystone, et, avant de courir dessus, pour le dépasser, je gagnai un peu dans l'ouest, en louvoyant, afin d'arriver au moment propice.

Quelle chance ! Depuis notre départ de Cherbourg, pas un navire en vue ! Il est vrai que, par des temps de la sorte, on ne voit jamais bien loin autour de soi. Une fois la nuit tout à fait tombée, le vent balaya les nuages qui se mirent à courir dans le ciel, comme le Rubis courait sur la mer, et dans leurs intervalles apparaissaient des morceaux bleus avec des étoiles d'une clarté incomparable. Pas bon signe pour le temps à venir ! Mais qu'importe la bourrasque, avec un navire solide sous les pieds ! Si petit qu'il soit, il a toujours raison de la mer et du vent. Voyez les barques de Trouville, monsieur, et celles de Grandcamp, est-ce que jamais elles coulent, si les hommes veillent, et si la mer ne les surprend pas en traîtresse?

Il était assez tard, dans la nuit, lorsque nous arrivâmes en vue de la côte, ce qui est une manière de dire, car il n'était pas facile de la voir, dans l'obscurité. Les lumières de Plymouth, oui ! et c'était assez dangereux, vous en conviendrez! Mais Hopkins était un homme de ressources, et par dessus le marché d'une exactitude étonnante.

Une lumière ici, sur la rive opposée, derrière la fenêtre d'une maison éloignée; une autre, disposée de la même façon, mais plus prochaine et formant à elles deux la base d'un triangle dont le- Rubis occupait le sommet, cela voulait dire : tenez le milieu entre ces deux signaux, et quand vous vous trouverez sur la même ligne que le plus rapproché, l'autre restant à bâbord, jetez la marchandise à la mer.

Ce qui fut accompli dans l'espace de quelques heures et, en moi-même, je me faisais du bon sang à cette pensée que si Hopkins n'avait pas le temps d'opérer, dès la première aube, les garde-côtes de Plymouth et les pataches de la douane anglaise passeraient en vue de toutes ces plaques de liège, dont chacune marquait la place d'une barrique d'eau-de-vie des Charentes, et les prendraient pour les flotteurs des pêcheurs de homards si nombreux dans ces parages. Hopkins seul en connaissait la différence et, comme d'habitude, cacherait les futailles sous du sable de mer, dans les grossières embarcations qui remontent la Plym, à chaque marée, et dont les douaniers les plus fins n'auraient jamais pu suspecter l'innocence.

Quelle chance de regagner Cherbourg et de rendre compte de l'expédition à M. Josias ! Mais, l'eau-de-vie débarquée ou plutôt coulée, nous n'étions pas au bout de nos peines, comme vous l'allez voir.

A mesure que nous regagnions le large, la bourrasque, qui n'avait point fait trêve, nous saisissait de nouveau, et, dans les premières heures du matin, la lanterne du phare d'Eddystone brillait encore, à travers une sorte de brouillard causé par les vagues immenses qui, après s'être brisées sur les récifs, montaient en gerbes d'écume à l'assaut de la colonne, et avec tant de violence, qu'elles passaient par dessus, à des hauteurs vertigineuses. C'était un voile incessant, à travers lequel brillait la lueur atténuée de l'énorme lanterne, mais qui n'en jetait pas moins au large, et jusque sur Plymouth, à plus de cinq lieues, un long et continuel reflet.

Il y avait des hommes là-haut, des prisonniers toujours sans communication avec la terre, dès que la brise souffle plus dure. La mer, dans ces parages, est terrible, monsieur, à cause des récifs qu'elle rencontre et sur lesquels elle roule furieusement avec d'éternels rugissements qui, de loin, ressemblent à des détonations d'artillerie. Je les connaissais pour les avoir souvent entendus, et même de près, et ce n'était pas pour me faire peur. Maintenant que j'avais le Rubis vide sous mes pieds, c'est-à-dire avec le lest nécessaire entassé dans le fond, sous une sorte de faux tillac qui le cachait, je me moquais bien du reste.

Quoique forte, la tourmente était maniable, c'est-à-dire que le vent soufflait uniformément, avec une violence extrême, mais toujours du même point de l'horizon. Par prudence, j'avais amené le mât de flèche et fait prendre deux ris dans la grand'voile, ce qui ne l'empêchait point de tirer dur sur le mât et sur les écoutes, je vous en réponds. Aussi, le Rubis faisait-il du chemin, à demi couché sur bâbord, sautant comme un marsouin et suivant une route si sûre, que mes trois hommes, étendus à l'avant, le long des bastingages, auraient pu dormir sans la moindre crainte.

Pour moi, j'avais, vous le pensez bien, de la joie, plein le cœur, et, tout en ayant l'œil, je laissais mon imagination vagabonder à l'aise par delà les vagues de la Manche, là-bas, du côté de l'anse de Réville, où je voyais la maison de Suzette, la fillette occupée aux soins du ménage, et le vieux Buhotel, un marin consommé, monsieur, fumant sa pipe, derrière la fenêtre close, à cause de la bourrasque, et songeant sans doute au Rubis et à ceux qui le montaient, moi, son futur gendre et mes trois hommes, tous un peu ses cousins, Ripert, Hercla et Jorre, gaillards solides, vous pouvez m'en croire, et qui, pour lors, ne boudaient pas et se moquaient du tiers comme du quart; de fins matelots, comme nous en avons encore, Dieu merci ! et qui, à l'occasion, feront des merveilles.

Je pensais bien un peu à la surprise de M. Josias, en me voyant de retour, et lui demandant de tenir sa promesse. Je ne lui remettrais point l'argent, mais sous ce rapport, il pouvait être sans inquiétude. Hopkins avait toujours payé rubis sur l'ongle, comme on dit. Quoi d'étonnant à cela, avec les bénéfices qu'il retirait de l'incomparable eau-de-vie des Charentes, dont il allongeait la sauce avec du trois-six, à la plus grande satisfaction de ses clients?

Mais voilà que tout à coup, pendant que ces pensées souriantes me trottaient par la cervelle, au moment même où je me voyais grimpant les marches qui conduisent à l'église de Réville, en compagnie de Suzette et des camarades, j'aperçois, à une petite distance, un cotre de la taille du Rubis à peu près, plus fort de tonnage peut-être, mais pas sensiblement, le pavillon britannique en berne, la grand'voile déralinguée (Sortie des ralingues, c'est-à-dire des cordes autour desquelles les voiles sont cousues.), les focs emportés avec le bout-dehors de beaupré : un navire en perdition, quoi, si nous ne nous portions vite à son secours.

Des Anglais, c'est des Anglais ; mais c'est des hommes aussi, n'est-il pas vrai, monsieur? Et de voir ceux-là en détresse, ça me disait tout de suite de courir dessus et de les tirer de peine.

— Ohé! vous autres ! criai-je aux miens, debout et vite ! Qu'est-ce que vous voyez là-bas, à bâbord! Il me semble bien que c'est un camarade qui réclame du secours.

Ruisselants, ils se levèrent et regardèrent dans la direction que je leur indiquais :

— Tonnerre! dit Hercla, dont la vue était plus perçante, ça va mal pour lui, selon toute apparence, et je ne donnerais pas cher de sa carcasse.

— Moi de même, fit Ripert, et, dans son état, ce qui me surprend, c'est qu'il tienne encore.

— Il faut y aller, cap'taine, dit Jorre, car on ne peut pas laisser mourir ainsi des chrétiens sous ses yeux.

— C'est pas des chrétiens, reprit Ripert, puisque c'est des Anglais.

— Ma foi, tant pis ! dis-je à mon tour, c'est des êtres humains, et si le cœur vous en dit, nous ne les laisserons pas s'en aller dans le fin fond de la mer.

— Cap'taine, dit Hercla, toujours plus prudent, ça ne serait pas la peine de courir sur cette manière d'épave, s'il n'y a plus personne à bord.

— Ça, c'est judicieux, dis-je, et je vais m'en assurer. Va chercher ma lunette, dans-l. chambre, garçon, et tout de suite nous saurons à quoi nous-en tenir.

Hercla descendit et remonta bientôt avec la lunette d'approche, toujours au point. Je lui demandai le secours de son épaule, pendant que Ripert prenait momentanément la barre et je vis de quoi il retournait :

— Ils sont quatre, dis-je, et qui nous ont aperçus, car ils nous font des signaux; il n'y a pas à dire, garçons, il faut y aller!

— Allons-y, dirent-ils tous les trois, d'une seule voix. Et Jorre, qui avait du sentiment, ajouta :

— Les Anglais, c'est des braves gens comme d'autres; c'est dommage qu'ils soient Anglais, voilà tout.

— Pardi ! fit Ripert, on ne vient point au monde où l'on veut, et m'est avis que s'ils avaient eu le choix, ils seraient nés ailleurs.

Alors je repris la barre et la poussai de façon à courir droit sur le sloop qui dansait, il fallait voir, comme s'il avait eu conscience de sa situation, en apparence désespérée.

Les navires, j'ai remarqué cela bien des fois, monsieur, c'est comme des êtres animés, et le danger les bouleverse. Il me semblait que celui-ci, excusez-rnoi, perdait la boule, et je m'imaginais que s'il se démenait ainsi, c'est qu'il nous voyait, à travers ses deux écubiers qui lui servaient d'yeux, et qu'il faisait des gestes aussi désordonnés, pour nous engager à marcher encore plus vite.

Ils étaient quatre à bord, en effet, vêtus comme nous de costumes cirés et coiffés du suroît, tout cela ruisselant en diable; et tous quatre, penchés sur le bastingage, poussaient des cris qui n'arrivaient, que bien faiblement encore à nos oreilles, à cause du vent qui les emportait.

Pour eux, étant sous le vent, il leur était plus facile de nous entendre, et je leur criai de prendre courage et d'agir prudemment, de façon à ne rien compromettre, lorsque le moment serait venu de sauter à notre bord.

La manœuvre n'était pas précisément facile; mais avec l'envie de bien faire, on fait toujours bien. Nous dépassâmes l'anglais, pour revenir dessus plus doucement, en tirant quelques bordées indispensables, et enfin nous parvînmes à passer si près, et avec tant de justesse, que les quatre malheureux sautèrent dans les haubans et, en un clin d'œil, se trouvèrent sur le pont. L'un d'eux tenait même, enroulée autour du bras, une forte amarre, ce qui m'étonna; mais je n'eus pas le temps de savoir pourquoi. Les quatre naufragés étaient sur nous, le pistolet en main, armés jusqu'aux dents, et sous la capote cirée, je reconnus l'uniforme des gabelous anglais. Je m'étais laissé prendre comme un innocent, et pas de lutte possible!

Sous la menace des canons de pistolet, il nous fallut descendre dans la cale, l'un après l'autre, aussi penauds que vous pouvez vous l'imaginer, penauds comme des renards enfermés dans un poulailler vide. C'est égal, avant de disparaître, je laissai éclater ma colère et mon dépit ,et je hurlai, à plusieurs reprises et de toutes mes forces :

— Canailles, canailles !

C'est ça qui leur était égal1 Ils se contentaient de hausser les épaules et de rire, un rire qui m'exaspérait, pendant que l'homme à l'amarre l'accrochait à l'arrière du Rubis, ce qui fait que mon cotre tramait à la remorque la patache de la douane qui nous avait si bien joués.

N'empêche que ça retardait la marche ; et comme nous nous trouvions à peu près à mi-chemin entre Plymouth et Cherbourg, ça me laissait toujours le temps de la réflexion.

Pour pinces, nous l'étions, et, dans la cale du Rubis, mes hommes s'en rongeaient les poings. C'est que la perspective n'était pas gaie. Dans ces sortes d'affaires, les autorités anglaises n'entendaient pas la plaisanterie, et, pour sûr, elles ne nous relâcheraient pas de sitôt!

Quelle bêtise que la générosité ! Voilà ce que je me disais, pendant que Jorre, Hercla et Ripert pleuraient de rage, étendus dans le fond de la cale vide. Quelle déveine ! Faire bonne route pour le retour, après s'être débarrassé de la marchandise, et tomber dans un panneau si bête ! Des novices ne s'y seraient pas laissé prendre, et moi, Antoine Basbris, je m'y étais jeté tête baissée.

Il faut dire aussi que des Anglais seuls sont capables de lâchetés pareilles : faire appel à la générosité et au courage de braves gens pour les prendre au filet, c'est l'affaire de pas grand choses, vous en conviendrez, monsieur; mais enfin, nous y étions, et je ne voyais pas trop le moyen de nous en tirer.

Pourtant, il fallait bien tenter l'aventure. Le souvenir de Suzette me le commandait. Qu'est-ce qu'elle pensera demain, la pauvrette, me disais-je, lorsque l'heure sera passée du retour et qu'elle ne me verra pas revenir?

De temps en temps, des coups de mer tombaient en avalanche dans la cale du Rubis et nous noyaient. Pour peu que cela durât longtemps le bateau coulait, c'était certain. Comment des matelots de la douane anglaise pouvaient-ils s'y tromper et laisser le panneau presque grand ouvert ? Parfois ils s'y montraient, toujours le rire bête aux lèvres, et il me semblait qu'ils étaient de plus en plus pris de boisson.

Parbleu ! n'avaient-ils pas découvert la cachette de la chambre ? En effet, et ils s'en donnaient à même ma petite cave, et nous les entendion srire aux éclats, au milieu du fracas de la mer et du vent.

Pour nous, nous avions de l'eau jusqu'aux mollets, et la situation devenait très pénible, bientôt intolérable. Je fis alors rapprocher mes hommes et je leur exposai un plan qui, tout d'un coup, venait de surgir dans ma cervelle.

— Ils sont ivres, là-haut, leur dis-je, c'est sûr, et si nous n'en profitons pas, c'est que nous sommes des poules mouillées.

— Ça, c'est vrai, dit Hercla, et on le serait à moins.

— Motus ! fis-je, et laissez-moi parler. Il faut à tout prix que nous remontions là-haut, sinon nous sommes perdus. Supposez que nous y soyons, eh bien, voilà ce qu'il faudra faire ! Sans avoir l'air de rien, nous nous tenons éloignés les uns des autres, mais en nous rapprochant, le plus possible, de chacun notre homme, et, le moment venu, —moi je me charge de celui qui est à la barre, — en deux temps et trois mouvements, enlevés par-dessus bord, et tire-toi de là comme tu pourras! Est-ce dit ?

— Ah! dit Jorre, si ça se pouvait!

— Ça se pourra, fit Ripert, le tout serait d'être sur le pont.

— C'est ce que nous allons tenter, mes gaillards, et les derniers, mots de tout cela ne sont pas dits.

Je fis aussitôt approcher Ripert, le plus grand, et avec l'aide des deux autres, un de chaque côté, je me hissai tout debout sur ses épaules, ma tête tout entière dépassant le panneau aux rebords duquel je m'accrochai des deux mains, pour soulager Ripert d'autant. — Il faut dire que les brigands avaient retiré l'échelle.

Une fois là, je pris mon air le plus contrit, et m'adressant au chef, dans le plus pur anglais que je sache, je le priai de jeter un coup d'œil dans la cale.

Il ne me parut pas très solide sur ses jambes, et son équilibre instable s'expliquait par les caresses nombreuses qu'il avait adressées à ma bouteille d'eau-de-vie, un cadeau de M. Josias.

— Fameux brandy, lui dis-je en prenant mon air le plus aimable; il y en a encore beaucoup comme cela dans ma cachette !

Mais, malgré son commencement d'abrutissement, mon apparition l'inquiétait :

— Il faut descendre, fit-il, et tout de suite.

— Ecoutez-moi, lui dis-je, et causons. Vous n'avez rien à craindre de nous, puisque nous sommes désarmés. Eh bien! regardez un peu, et voyez si vous pouvez nous laisser là-dedans. Quelques minutes encore et nous y sommes noyés ! Je ne suppose pas qu'il vous plaise de rentrer à Plymouth pour y montrer nos cadavres. Vous savez bien qu'il vous en cuirait ; vous avez le droit de nous saisir, mais pas de nous tuer si nous n'opposons pas de résistance.

— Et encore, ajoutai-je, est-il bien sûr que vous avez le droit de nous prendre, quand nous naviguons sur lest et sans rien de compromettant dans la cale du Rubis?

Ce que je n'ajoutais pas, et ce qu'il savait, la drogue ! c'est que j'étais signalé depuis longtemps, et bon à prendre, même sur un bateau vide. Ces gens-là, chacun le sait ont toujours manqué de délicatesse.

Je crus m'apercevoir que l'ivrogne était ébranlé et j'insistai de plus belle.

— Dans un quart d'heure, ajoutai-je, le Rubis coulera si la cale n'est pas fermée.

Il ouvrit de grands yeux, larges comme des sabords, et parut littéralement épouvanté de ce que je lui disais là :

— Laissez-nous monter là-haut et mettez l'échelle ; ce ne sera pas de trop de nous tous, pour aider à la manœuvre et pour pomper s'il est nécessaire.

Il s'éloigna pendant quelques secondes, et s'assit sur l'habitacle, après avoir absorbé une fameuse lampée d'eau-de-vie; puis il fit signe à ses hommes d'approcher et leur expliqua la chose.

Ceux-ci, qui n'étaient pas de mauvais diables, et que la boisson rendait également sensibles, expliquèrent qu'ils étaient armés, que nous ne l'étions pas, et qu'il n'y avait aucun inconvénient à nous laisser revenir sur le pont. Et ça fut bientôt fait. Et tout aussitôt on ferma la cale, bien moins mouillée que je ne le leur avais fait croire.

Nous prîmes, pour la circonstance, l'air le plus lamentable du monde. Il y avait surtout Jorre qui pleurait comme un veau, avec une habileté de comédien consommé.

Mais ça, ce n'était rien ! Avant de monter, et pendant que les ivrognes délibéraient, j'avais dit à mes hommes qu'il fallait du coup d'œil, et que je me chargeais de donner le signal, quand je le jugerais à propos, c'est-à-dire quand je les verrais tous trois en bonne position pour le saut qu'il y aurait à faire.

Et je vous assure, monsieur, que sur aucun théâtre de Cherbourg ou de la capitale vous n'avez jamais vu pareils comédiens. Quels Normands et quels finauds ! Et notez bien que ça dura longtemps, assez longtemps pour permettre d'observer que les avaries de la patache que le Rubis traînait à la remorque étaient plus feintes que réelles et que les gueusards avaient dû bien rire dans leur barbe de goddem de prendre à une ruse aussi facile de fins matelots comme nous.

Ah ! si je n'avais pas eu le souvenir toujours présent de ma pauvre Suzette, comme je m'en serais donné, malgré la situation critique, sinon désespérée !

Non, je défie qui que ce soit, vous-même, monsieur, qui écrivez dans les journaux de Paris, de vous imaginer mes trois gaillards manoeuvrant pour en venir à leurs fins, ayant choisi chacun son homme et regardant tantôt ici, tantôt là, d'un air si bête que j'en avais presque de folles envies de rire, et que de plus malins que ces gabelous n'auraient jamais pu soupçonner leurs méchantes intentions, celles que je leur avais soufflées.

Tout cela se passait en moins de temps que je n'en mets à vous le dire et, du reste, nous n'en avions pas à perdre. Par bonheur, pas une voile à l'horizon! En outre, la bourrasque mollissait, et le Rubis, traînant la patache, ne faisait que bien peu de route.

Alors, quand je vis les choses à peu près telles qu'elles devaient être, je poussai un grand cri et je me jetai comme la foudre sur l'homme de la barre. En un clin d'œil, les trois autres étaient par-dessus bord : mais celui-ci, arc-bouté contre les parois de l'habitacle (Lanterne toujours éclairée, placée sur le pont à portée du gouvernail, et où est suspendue la boussole.), ne bougeait pas d'un cran, malgré tous mes efforts et, pour en avoir raison, il me fallu tle secours des autres qui, débarrassés, le saisirent et le poussèrent dans l'escalier de la chambre, où il roula comme une masse, non sans avoir été préalablement désarmé.

Quel soupir de soulagement je poussai alors, vous n'en avez pas l'idée ! Puis aussitôt je larguai l'amarre de la patache, et le Rubis, reprenant son allure, se mit à voler sur les vagues.

Il était temps, car déjà la côte d'Angleterre se montrait à travers les embruns, quand nous étions jetés en l'air comme une balle, et le phare d'Eddystone apparaissait comme une haute balise entourée d'écume blanche.

Sur le pont, Ripert, Hercla et Jorre riaient à se tordre, et il fallut, pour les rappeler à l'ordre, que je leur montrasse, à l'arrière, assez loin par bonheur, la patache qui faisait des signaux, preuve que les trois hommes étaient parvenus à se hisser à bord.

Chose plus inquiétante, on lui répondait du phare d'Eddystone, et nul doute qu'on ne se mît bientôt à notre poursuite. Dans ces moments-là, monsieur, quand on joue le tout pour le tout, il n'y a rien qui tienne, et c'est l'heure ou jamais de risquer sa vie.

— Hardi, garçons ! criai-je, nous nous sommes tirés des sales pattes de ces rascals, et ce n'est pas la peine d'y retomber. En haut le mât de flèche, et hisse tout!

Ce ne fut pas long, et le Rubis, couvert de toile, chargé à en craquer, se plaignant, gémissant, faisait des bonds énormes et volait comme un oiseau. Quelle course! Rien que d'y penser, j'en tremble encore. Un morceau de toile emporté, un cordage rompu, le bout du mât de flèche brisé et nous étions flambés ! Et je vous jure que je ne le perdais pas des yeux, courbé qu'il était, comme un arc, au point que je m'imaginais l'entendre craquer d'un moment à l'autre.

La patache s'effaçait de plus en plus dans le lointain ; mais, ce que je redoutais le plus, sans vouloir le dire, c'était d'apercevoir, à l'horizon, le moindre panache de fumée sortant de la cheminée d'un vapeur lancé à notre poursuite. Que n'aurais-je pas donné pour qu'il fît nuit noire, pour être perdu dans l'obscurité complète, et pour marcher, à l'estime, vers la rade de Cherbourg !

Enfin nous courions grand train et, de minute en minute, je me disais :

— Pourvu que ça dure encore quelques quarts d'heure comme cela, dès demain je pourrai me montrer à Réville et réclamer mon bien au patron Buhotel.

Les trois matelots, aussi inquiets que moi de la charge de toile qui pesait sur le Rubis, allaient d'un endroit à l'autre, très étonnés de voir que tout tenait en place et que nous n'eussions pas encore fait pour un sou d'avaries.

Non, monsieur, pas pour un sou ! Ah ! le brave cotre que ce petit Rubis! Un matelot n'en voit pas deux comme cela dans sa vie !

Mais voilà que tout à coup Ripert me signale une tache blanche à l'horizon arrière. Aussitôt je tourne la tête. Pour sûr, il n'y en avait pas gros, mais le pire c'est que cela grandissait à vue d'œil, et, par-dessus le marché, il n'y avait pas à s'y tromper, ça nous courait dessus. Les signaux de la patache avaient été compris et, tout de suite, ordre avait été donné de lancer un fin voilier à notre poursuite.

Pour fin voilier, celui-là l'était, vous pouvez m'en croire. Nous faisions de la route, avec le Rubis, uniformément couché sur le flanc de bâbord, une route du diable. Mais, si vite que nous marchions, l'autre marchait plus vite encore. Au bout d'une demi-heure, je pouvais le dévisager sans le secours de la lunette.

C'était une manière de grand balaou, long et presque ras sur l'eau, un de ces bateaux faits pour porter de la toile exagérée, et qui ressemblent, sous la blancheur de leur voilure, à des cygnes géants qui glisseraient sur les flots. Quoique léger, le Rubis, auprès de ces navires de large envergure, n'était guère qu'un lourdaud, et ma foi ! je ne me voyais pas blanc. Ripert, Jorre et Hercla n'en disaient pas long, non plus, sentant Cherbourg assez loin encore et le balaou de plus en plus près.

Un peu moins de brise, une accalmie relative dans la bourrasque, et nous étions perdus ! Par bonheur, le vent semblait reprendre de la force et nous couchait de plus en plus sur l'eau; mais c'était de même pour l'autre, qui gagnait toujours, et qui nous rejoindrait à l'aise, si nous ne trouvions pas un moyen quelconque d'entraver sa route, de l'embarrasser n'importe comment.

Le bandit semblait sûr de son affaire, et, de temps en temps, un petit nuage de fumée blanche, aussitôt emporté par le vent, nous montrait que, pour nous intimider, il faisait feu de ses pierriers. Peine perdue ! Il était trop loin encore, et le bruit de la détonation n'arrivait même pas jusqu'à nous.

Fallait-il être si près du port et retomber dans les mains de ces gueusards, qui cette fois ne nous lâcheraient plus, instruits qu'ils étaient parles gens de la patache, furieux, comme bien vous pensez, d'avoir porté la peine de leur couardise.

Mais il n'y avait pas à dire, le balaou nous gagnait d'une façon désespérante, et j'avais beau, par delà les vagues monstrueuses, chercher à apercevoir les côtes de France, à droite et à gauche de Cherbourg, accroupi dans le fond de son entonnoir, rien, rien encore!

Tout à coup l'idée me vint de l'homme qui nous restait, et que, par bonheur, je n'avais pu jeter à la mer, comme ses camarades. En supposant que nous pussions rentrer sans encombre, il fallait toujours bien s'en débarrasser, et je m'étais promis, comptant sur la sécurité complète, de le déposer ici ou là, car je ne pouvais point le ramener à Cherbourg, en guise de marchandise vivante. Sortant du Rubis, la vermine se serait empressée de tout raconter à son consul, ce qui eût été gênant pour moi et aussi pour M. Josias; tandis que l'ayant laissé aux Écrehous, par exemple, avec quelque perte de temps ou même en un point quelconque de la côte, vous comprenez bien que j'aurais nié comme un bon diable, et qu'il n'en serait rien résulté de désagréable.

Je fis signe à mes hommes d'approcher, et quand ils furent là, jambes écartées et bras ballants :

— Ça ne m'a pas l'air d'aller trop bien pour nous, leur dis-je, qu'en pensez-vous?

Ripert répondit le premier pour affirmer que cela lui semblait aller tout à fait mal. Jorre appuya et, pour raison suprême Hercla dit qu'il ne donnerait pas cher de notre peau.

Ça ne leur plaisait guère, bien évidemment, mais ils faisaient contre fortune bon cœur et cherchaient encore le mot pour rire. Rudes gaillards, allez, monsieur, c'est moi qui vous l'affirme, foi d'Antoine Basbris !

— C'est égal, leur dis-je, nous ne sommes pas encore au bout de notre rouleau, et si nous pouvions tant seulement gagner une heure, nous aurions bien des chances d'entrer à Cherbourg.

— C'est sûr, dit Jorre, mais il faudrait la gagner.

— Et ça ne me paraît pas facile, appuya Ripert.

Hercla ne dit rien, mais je crois bien qu'il n'en pensait pas davantage. Ce grand diable de balaou le fascinait, et, comme nous disons, nous autres, lui coupait la chique.

— Garçons, m'écriai-je, les nageoires de ces marsouins sont longues, mais ils ne nous tiennent pas encore. Allez, à deux, chercher l'Angliche qui est en bas, et si vous m'en croyez, nous allons le leur jeter dans les jambes.

Ça fut bientôt fait; ils l'amenèrent et, sans lui dorer la pilule, je lui exposai la chose.

— Mon camarade, lui dis-je, j'en suis bien fâché, mais tu vois ce qui nous pend au bout du nez, si je ne parviens à y mettre bon ordre, et foi de matelot ! je ne sais pas d'autre moyen que de te jeter par-dessus bord!

Je ne vous affirmerai pas que c'était pour lui plaire, mais c'était un crâne, et il ne broncha pas. Il me regarda même, d'un air tout à fait brave et se contenta de dire, et sans trembler, ma foi :

— Very well !

— Je vois que tu comprends, ajoutai-je : mais je dois te dire qu'à mon estime tu ne courras pas grand danger. On va te passer la bouée autour du corps, et nous te fixerons un pavillon tricolore, le long de l'échine, pour que ceux de là-bas ne te perdent pas de vue. Alors, ils s'arrêtent forcément et nous laissent prendre de l'avance, car je ne pense pas qu'ils osent te dire : attends-nous là, mon brave et nous te cueillerons en revenant.

Il sourit à cette mauvaise plaisanterie, ce qui prouve, comme je viens de vous le dire, que c'était un crâne, et se contenta de répéter :

— Very well !

Un pareil sang-froid me causait bien quelque émotion, mais il y allait de nous ! Et puis le gaillard n'avait point fait tant de façons pour nous jeter le grappin dessus, en exploitant notre courage.

N'importe ! je lui fis donner une demi-bouteille d'eau-de-vie.

— Tiens ça solidement dans ta main, lui dis-je, et si le froid te saisit, en attendant les autres, ça te réchauffera.

Il prit la bouteille et se laissa faire. Nous lui passâmes la bouée autour du corps, et Ripert ayant trouvé de quoi tenir lieu de hampe, enfila le pavillon dans une drisse et fixa le drapeau, ainsi constitué, à l'aide de quelques brasses de filin, le long de l'épine dorsale du goddam. Puis, une, deux, trois, enlevez!

L'homme se tint, pendant, quelques instants, dans le sillage du Rubis, et nous le vîmes même faire une première et longue caresse à la bouteille qu'avec un sang-froid admirable, il reboucha ; et bientôt il disparut dans les vagues. Parfois seulement, nous l'apercevions, grâce au pavillon qui flottait, et que devaient voir, de même, et de mieux en mieux, ceux qui nous donnaient la chasse.

Je ne vous dirai pas, monsieur, que ma conscience était parfaitement tranquille ; mais enfin, ce n'était pas gai de retomber dans les filets de ces particuliers-là et, ma foi, chacun pour soi ! Ils n'avaient qu'à nous laisser poursuivre notre route, n'est-il pas vrai, et à ne pas nous attirer dans un piège, Hercla, Ripert, Jorre et votre serviteur, en faisant appel à nos bons sentiments! Dans ce temps-là, nous étions inscrits, tous les quatre, au quartier de La Hougue, et nous avions passé notre enfance à nous demander ce que c'étaient que ces épaves à moitié enfoncées dans le sable, et qui se montraient aux grandes basses mers d'équinoxe, comme des squelettes énormes de cétacés antédiluviens.

En grandissant, on nous avait appris que c'étaient les vaisseaux d'un des plus vaillants marins de la France, Hilarion de Cotentin, comte de Tourville, coulés là après la défaite au-devant de laquelle le rude Normand avait couru, en luttant, par ordre, contre des forces doubles des siennes.

Ces défaites-là, monsieur, ça vaut bien des victoires; et ce qui dépassera toujours les bornes de mon entendement, c'est que les vainqueurs s'en glorifient. Dans nos batailles de riverains, deux hommes qui se battent contre un seul, sont réputés pour lâches ; il paraît que la morale des nations n'est pas la même, pas plus que leur honneur. Vous savez ce que je veux dire, et je n'ajoute rien.

Bref, mes calculs ne furent pas trompés. Si bonne envie que ces gens-là eussent de nous atteindre, il ne leur était pas facile de laisser mourir un des leurs, et de passer outre. Les sauvages eux-mêmes ne feraient pas cela.

Quelques moments après, le pavillon n'étant plus, pour nous, qu'un point presque imperceptible, le balaou amena ses voiles et manoeuvra de façon à opérer le sauvetage.

Mais quelque adresse que l'on ait, ces choses-là ne se font point en un clin d'œil, et nous en profitâmes pour détaler au plus vite. Nous vîmes bien, mais de très loin, le balaou se couvrir de toile, mais c'était maintenant peine perdue, et le soir même, avant la tombée de la nuit, le Rubis entrait comme une flèche dans la rade de Cherbourg.

Qui est-ce qui ne pesait pas lourd sur le pont? C'était votre serviteur, monsieur, et je crois bien que les côtes de France ne m'avaient jamais paru si belles, malgré l'espèce de brume qui les enveloppait, et qui n'était autre chose que les crachats de la tempête mourante.

Le lendemain, le Rubis était amarré à quai, dans le bassin, avec l'air innocent d'un bon vieux cotre qui n'a rien à se, reprocher, et de bonne heure, après avoir fait un bout de toilette, je me présentai chez M. Josias.

Lorsqu'il m'aperçut, sa figure s'éclaira, et je vis bien que mon retour le tirait tout de même d'une grande peine. Si riche que l'on soit, ce n'est pas sans inquiétude que l'on risque d'aussi grosses sommes. Il est vrai qu'en les risquant, on leur fait faire des petits et que les sommes risquées, jusqu'à ce jour, par M. Josias, avaient de nombreuses familles.

Séance tenante, et après m'avoir félicité chaudement du succès, qui lui paraissait encore plus considérable, après les péripéties du voyage, il me compta les trois mille francs promis, avec les mille écus que je lui avais laissés, sans oublier la part de mes hommes, et vous pensez bien que, dans la journée même, je partis pour Réville, avec mes six cents pistoles en poche, ce qui ne m'empêchait point d'être léger comme un zéphyr.

Vous savez le reste, monsieur, puisque vous connaissez Suzon, qui, dans ce temps-là, s'appelait Suzette. Il y a près de quarante ans que nous vivons ensemble, et tous nos garçons et les garçons de nos garçons, sans exception, sont à la mer.

La mer, voyez-vous, monsieur, il n'ya que ça pour faire des hommes. La marâtre en dévore un bon nombre, mais quels durs à cuire que ceux qui restent! Je ne dis pas cela pour moi, qui n'en peux mais, et qui prendrai bientôt ma dernière feuille de route ; mais, rien que de vous avoir raconté ce que je viens de vous dire, ça me rajeunit de vingt ans. Et maintenant, rentrons, si vous le voulez bien, et nous reprendrons l'entretien, une autre fois, pourvu que cela vous agrée.

Il se mit sur jambes, légèrement, et nous regagnâmes le village, marchant sur nos deux ombres que la lune, encore un peu basse, allongeait sur le sable de la dune, ayant derrière nous le bruit de la mer qui, bien que calme, faisait du vacarme, dans les rochers, et, de temps en temps, s'y engouffrait, avec un fracas plus fort et plus sourd.

Et je quittai le pilote-major, après lui avoir serré vigoureusement la main, à la porte de sa modeste maison riveraine, celle-là même où jadis Suzette se mettait à la fenêtre pour le voir passer, fringant et brave, et où maintenant Suzon attendait son vieux.

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Contes du vieux pilote

Année

1891

Source

Gallica