J'ai raconté, l'année dernière je crois, la légende de saint Germain, évêque d'Auxerre, arrivant au cap de Carteret sur une roue de feu, aujourd'hui l'on dirait bien probablement une bicyclette, et se couchant tout de son long sur le sol, très altéré qu'il était, pour boire à même une source encore très vénérée, et que l'on nomme la source Saint-Germain, donnant naissance à un filet d'eau qui court à travers les sables.
La légende de saint Vaast, qui fut aussi évêque voyageur, est moins poétique, mais assurément plus amusante. Quoique à peu près inconnue dans la petite ville maritime qui porte son nom et dont il est resté le patron, un hasard me l'a jetée dans les oreilles, et je la reproduis telle quelle, en priant de ne pas oublier que nous sommes en Normandie, où tous les hommes, dans tous les temps, furent avisés, pour ne pas dire plus. Chacun pour soi ! Après quoi l'on songera aux autres. C'est un côté particulier de la lutte pour la vie.
Or voilà qu'un beau jour, il y a des siècles de cela, la date n'est forcément pas bien précise, un bateau se montra au large. Il n'y avait point de ville alors, peut-être un petit havre où vivotaient quelques pécheurs; mais les prélats de ces heures éloignées aimaient précisément les humbles et les recherchaient pour leur apporter du courage et des consolations. La mer roulait sur les mêmes rochers, qu'elle abandonnait au jusant pour les recouvrir au flux. Dans cet amas qui s'en va bien loin sous les eaux, une roche émerge que les plus grandes mers n'engloutissent jamais. On l'appelle la Beine. Je ne sais vraiment pas ce que ce mot veut dire, mais tout le long de la côte, jusque dans les parages de la Hague, je connais pas mal de roches portant ce nom-là, ce qui me donnerait à croire qu'il est d'origine Scandinave. Peu importe !
Toujours est-il qu'elle a vu passer bien des siècles et bien des hommes, qu'elle a vu naître et grandir la petite ville, en supposant toutefois que la Beine ait des yeux cachés sous les algues qui la recouvrent en partie, et qu'elle fut témoin de la singulière arrivée du saint homme dans le pays, et des belles choses qu'il y fit. Il était à bord du bateau dont je viens de parler, en compagnie d'un autre passager, comme lui prédicant, et célèbre également aujourd'hui sous le nom de saint Vigor. Dans la contrée on dit saint Vigo, parce que les gens n'y sont point dépensiers et font ainsi l'économie d'une lettre. C'est ainsi, du moins, que je me permets d'expliquer cette mutilation. Si l'on n'économisait point ainsi sur tout, il n'y aurait rien dans les chaussettes, et ça serait grand dommage pour la fortune de la France.
Il ne faisait pas beau temps, ce jour-là, bien au contraire, et les deux passagers du bateau se montraient assez embarrassés, surtout saint Vigor, qui, moins riche que son compagnon, n'avait pas de bottes de mer et ne pouvait songer à se mettre à l'eau, sous peine de se mouiller les pieds. Cependant, comme il était beaucoup plus robuste que saint Vaast et que le temps pressait, tout craquant à bord d'une façon lamentable, saint Vigor jugea bon de prendre la parole, pour faire une honnête proposition :
- Écoute, dit-il, à moins d'un miracle qui se fait attendre, nous sommes perdus, et pour ma part je ne vois qu'une chose à faire : prête-moi tes bottes, et je te prends sur mes épaules, ce qui pour moi sera un jeu. Il ne nous faudra pas longtemps pour aborder, autant que je puis croire, et une fois à terre nous nous sécherons.
- Marché fait ! » répondit saint Vaast, qui, à cause des soubresauts du bateau, se déchaussa non sans peine.
Après quoi, saint Vigor s'assit, pour avoir moins de mal, et les bottes de saint Vaast aux jambes se releva, puis se baissa, pour permettre à son compagnon de se hisser sur ses épaules, et les voilà partis dans la direction de la Beine, que les embruns entouraient quelquefois et qui montrât, au-dessus des eaux, le bout de sa tête noire. Ils n'avaient pas fait dix pas dans la mer que le bateau coulait, au moment même où saint Vaast retournait la tête pour lui faire un dernier adieu.
- Il était temps tout de même, dit-il, et une fois à terre je vais me confondre en oraisons de reconnaissance.
- Et tu n'auras pas tort, répliqua saint Vigor ; mais la chose importante est d'y arriver.
Ce disant, il se dirigeait vers la Beine aussi vite qu'il pouvait, soufflant sous le poids de son fardeau, et quand il y fut parvenu il dit à saint Vaast :
- Ma foi, je n'en puis plus, et tu vas t'asseoir une ou deux minutes sur ce rocher, pour me permettre de reprendre des forces.
Alors il se laissa couler un peu dans l'eau, et quand saint Vaast fut assis, le voilà parti d'un bon pas, sans retourner la tête.
- Ah! le misérable, dit saint Vaast, il m'emporte mes bottes, et je suis bien nigaud de m'être laissé prendre à ses avances.
Et il montra le poing au fuyard, dans un geste de menace. Oui, mais comment songer à s'en aller avant le jusant ? Saint Vaast se résigna, bien que fortement mouillé par les vagues écumantes ; mais il se cramponnait tout en priant, tant et si bien qu'à la longue il put se mettre en route sur les varechs glissants qui recouvraient les rochers plats. Enfin, il aborda au pied même de la butte de La Hougue, que la tour illustrée par le peintre Guillemet devait couronner des siècles plus tard, les vêtements trempés, dans un état pitoyable, et songeant à ses bottes que, bien probablement, il ne reverrait jamais. De braves pécheurs qui l'aperçurent à demi-mort sur le sable du rivage le recueillirent et le ranimèrent, et il leur parla si bien qu'ils en furent émerveillés et le prièrent de rester parmi eux.
Sa première pensée fut de leur demander s'ils n'avaient pas vu passer, quelques instants auparavant, un homme chaussé de grandes bottes de mer; mais comme ces braves gens étaient tous pieds nus, il jugea qu'il pouvait bien faire comme eux, tout en se promettant de dire son fait à saint Vigor, si jamais il le rencontrait.
Mais celui-ci s'était donné de l'air et avait poussé d'une traite jusqu'à Quettehou, où il s'arrêta pour tâcher de trouver à se mettre quelque chose sous la dent. Ce n'était pas très loin, pas même une petite lieue, mais les deux compagnons de route ne se revirent jamais, bien que saint Vigor eût fait, depuis l'aventure, tous ses efforts pour rentrer en grâce et faire oublier son méchant tour. Il est resté le patron de Quettehou, comme saint Vaast de la petite ville à laquelle il a donné son nom, et l'on dispute encore, ici et là, sur leurs mérites respectifs.
Aujourd'hui, ceux de Quettehou vont à la fête de Saint-Vaast, et ceux de SaintVaast se rendent à Quettehou, quand vient la Saint-Vigo, pour y boire chopine en l'honneur d'un homme vénéré, sans se douter que les bottes de leur patron lui sont restées sur la conscience. Il n'y a rien de tel que le temps pour arranger les choses ! Mais les promeneurs qui, aujourd'hui, à l'heure de la haute mer, admirent le petit morceau de la Beine qui émerge seul au-dessus de la rade remplie par le flux, ne se doutent pas qu'en des heures miraculeuses elle servit de siège dangereux à un très saint personnage dont l'image de pierre, élevée par la religion des habitants et déjà mutilée par les intempéries, regarde le port où se balancent les cotres de pêche au moment du flot, et allongeait autrefois un bras disparu, comme pour le bénir.