Les Hautemanière 1/21

Texte

Le long de la route montueuse et accidentée qui s'étend, sur un espace de quatre lieues, entre Valognes et le bourg de Quettehou, une femme cheminait par une soirée d'été brûlante, tenant par la main, traînant plutôt un enfant d'une dizaine d'années, qui, les yeux gonflés par la fatigue et te besoin de sommeil, faisait tout le possible pour suivre une allure trop rapide, tout en mordant temps en temps à même un gros morceau de pain bis.

C'était une vigoureuse et belle Normande d'environ trente ans, à la figure un peu hâlée, mais expressive, et dont l'origine campagnarde se laissait aisément deviner, malgré la toilette à peu près citadine ou moins simple de coupe que celle des filles des champs. Elle posait avec force, solidement, ses pieds assez bien chaussés sur la route poussiéreuse où traînait la queue de sa robe à demi fanée, et qui, par endroits, s'effilochait comme déchiquetée par les cailloux du chemin. La poitrine, libre dans le corsage, le remplissait, un peu agitée par les soubresauts de la marche, mais on la voyait ferme et rebondie, un peu trop puissante même, à l'étoffe bombée de la robe, qui ne faisait pas un pli ; seins de Normande vigoureuse, faits pour la tentation des garçons ou pour être caressés par les mains potelées et molles des enfants altères.

La physionomie, quoique fort belle, n'était pas douce, pour le moment du moins. Sur la peau moite, les cheveux de place en place se collaient, et parfois, de la main qu'elle avait libre, elle en repoussait des mèches brunes sous un bonnet de linge dont les larges brides, rejetées en arrière, retombaient sur les épaules ou flottaient comme deux ailes d'oiseau.

Elle avait dans le regard quelque chose de farouche comme une colère contre tout, au point qu'elle en brusquait parfois l'enfant qui, sautillant sur ses petites jambes, ou, plus souvent, traînant la semelle, avait peine à la suivre et semblait lui demander grâce.

Alors, à cette vue, une compassion extrême et subite la prenait. Elle s'arrêtait, saisissant l'enfant sous les bras et, l'élevant à la hauteur de son corsage, le baisait avec une sorte de frénésie sur les joues un peu creusées, et sur les yeux remplis de l'accablement lourd du sommeil.

Le tard se faisait, et la campagne si boisée du Val-de-Saire resplendissait dans l'embrasement du soleil couchant qui descendait, rouge comme une forge allumée, dans un lit d'arbres feuillus. Il n'y avait pas dans l'air un souffle de brise, et tout demeurait immobile, comme dans l'accablement d'une étouffante chaleur. Les bêtes, au vert dans les vastes herbages, de chaque côté de la route, s'y enfonçaient jusqu'au poitrail, comme dans un moelleux tapis de velours, les yeux vagues, le mufle baveux, et frappant en mesure, comme d'un large coup de fouet, de leur queue nerveuse, leurs flancs élargis par la nonchalance de la pose, De temps en temps, en regardant ce vaste incendie de l'horizon ou, sur le ciel rouge comme du cuivre, les vapeurs estivales roulaient, quelques bœufs mugissaient sourdement, et comme intimidés par ce grand œil flamboyant qui dardait à travers les branches, des millions de javelots enflammés. C'était à peu près le seul bruit que l'on entendît, à part, de ci, de là, des battements d'ailes d'oiseaux qui rentraient sous bois et poussaient de petits cris secs et courts avant de s'endormir.

Dans les cours des fermes que la route côtoyait, de distance en distance, on ne voyait pas une poule sur les fumiers déserts, et les canards, la tête sous l'aile, et le ventre dans la boue, vautrés comme des gorets, s'amassaient immobiles et comme morts, autour des mares à peu près desséchées, au-dessus desquelles s'élevait une sorte de buée épaisse qui montait comme une vapeur, et s'arrêtait net, horizontalement coupée à deux pieds du sol. A peine si un filet de fumée bleuâtre sortait de quelques cheminées moussues, s'élevant droit dans l'air et s'élargissant en cône, avant de se fondre dans l'atmosphère embrasée.

Dans quelques-unes de ces maisons ordinairement hospitalières, la voyageuse avait tenté de pénétrer avec son enfant; mais les chiens de garde, a la chaîne, s'étaient mis à aboyer avec furie. Cette inconnue, qui n'était pas vêtue comme les autres paysannes, les surprenait, et tirant sur leur collier, ils grondaient, montrant leurs crocs pointus et blancs comme de l'ivoire. Le petit, épouvanté, allongeant les bras sur ses yeux, ou s'accrochant à la robe, se fourrait la tête dedans tout entière; mais la femme qui, sans doute, en avait vu bien d'autres, s'efforçait avec des mots tendres, de le rassurer, passait quand même et murmurait:

- On ne me reconnaît plus, dans ce pays, ni bêtes ni gens ; et je ne sais qui vaut le moins des hommes ou des chiens.

Alors, au-dessus de la demi-porte fermée, un buste et une tête de vieille femme se montraient, car maitres et valets n'étaient pas rentrés de l'ouvrage. La vielle était coiffée de !a picarde blanche. à bordure de bazin, mollement plissée, que les anciennes portent encore dans cette région de la campagne normande, une aiguille à tricoter passée dans les cheveux gris, sous le linge de la coiffe, et les besicles à large monture de fer sur le nez. Tout en continuant de tricoter, elle regardait, par-dessus les verres de ses lunettes, la nouvelle venue, et sans doute le premier aspect ne lui disait rien de bon, car elle fronçait les sourcils et dévisageait l'étrangère qui pénétrait ainsi, avec un enfant tout prêt à dormir.

Poliment, celle-ci demandait l'autorisation de se reposer un instant, s'efforçant d'inspirer quelque compassion, surtout pour le petit qui n'en pouvait mais, et qui cherchait a l'entraîner du coté de !a porte où la vieille paysanne se tenait revêche et droite comme un Terme.

Elle venait en droite ligne de Valognes et de bien plus loin encore, de Coutances, sans argent et sans autre pain que celui dont on lui faisait l'aumône pour le chérubin dont les petits pieds saignaient. Pour elle, rendue, harassée elle se sentait presque incapable de se traîner plus loin; et c'était pour l'enfant, encore plus que pour la mère, qu'elle demandait l'hospitalité de la nuit, un coin, n'importe où, pour s'endormir et rêver à des jours meilleurs.

En parlant ainsi, elle faisait visiblement violence à sa nature emportée; sa voix était très douce, presque caressante, et fouillant d'un regard rapide l'intérieur de la maison, elle y voyait un grand lit, aux draps blancs et tout près, quelques couchettes rangées où des enfants, enfouis de bonne heure avec les poules, dormaient à poings fermés.

Comme on serait bien là pour y passer la nuit, quitte à reprendre, dès l'aube, la route commencée!

Mais, impitoyablement, l'aïeule, soupçonneuse, lui faisait entendre qu'il n'y avait point place au logis, même dans la grange, ou l'on venait de rentrer les grains mûrs, et que le mieux était de gagner Quettehou, Saint-Vaast même, avant la nuit noire, à moins de coucher à l'auberge de Pied-de-Choux, à quelques centaines de mètres de là, ou l'ou avait des lits pour les voyageurs.

Parbleu! Elle le savait bien qu'il y avait une auberge, et ce qu'elle savait encore mieux, c'est qu'elle n'avait point ce qu'il fallait pour y pénétrer, la tête haute, et payer de quoi s'étendre pour la nuit, ne fut-ce qu'une botte de paille.

Ainsi, de partout rebutée, à peine avait-elle obtenu le morceau de pain noir où le petit mordait tout à l'heure, et cela dans une maison, une masure plutôt, tout au bord de la route, devant laquelle se roulaient, dans l'herbe et la poussière, des enfants crasseux, aux cheveux jaunes emmêlés, et qui les regardaient tous deux d'un air étrange, en les voyant abandonner la chaussée, pour pénétrer sans autres précautions, par la porte ouverte, dans la seule pièce du logis.

Là, il ne fallait point songer à l'hospitalité. C'était un nid plutôt qu'une maison, où couchait toute cette marmaille, sous un toit effondré par places, et dont les brindilles de chaume pendaient, à l'intérieur, lamentablement.

Une femme, assez jeune encore; autant qu'on en pouvait juger par un extérieur aussi délabré que la masure, la regarda toute surprise, et, dans le patois de la contrée, lui demanda ce qu'elle voulait, en ajoutant que son homme, cantonnier sur la route de Barfleur, allait rentrer d'un moment a l'autre, et qu'il n'avait pas peur des plus vigoureux.

Toute la marmaille, en grappe, suivait l'étrangère, regardant avec une curiosité étonnée ce petit homme, pas plus haut qu'eux et qui ne tenait plus sur les jambes, quoiqu'il eût une paire de souliers, tandis qu'eux galopaient à cœur de jour, sur la route, tête et pieds nus, au-devant des voitures, d'où parfois on leur jetait quelques sous, ou quelques volées de coups de fouet, quand ils se montraient trop hardis.

C'est là, cependant, dans ce taudis misérable, qu'on avait mis le morceau de pain noir dans la main du petit qui, rassasié maintenant, s'en allait, sur la route, inerte presque, et de plus en plus las.

Chose curieuse, sur cette voie fréquentée, on n'entendait pas, même lointain, le moindre bruit de voitures. Sur le long ruban de chemin qui se déployait, entre ces deux rangées d'arbres, en avant et en arrière, la voyageuse était seule avec le pauvre enfant, dont les yeux se fermaient irrésistiblement, à mesure que le grand soleil s'en allait, là-bas, et s'endormait, lui aussi, comme dans une gloire.

Qu'allait-elle devenir dans la campagne solitaire, avec l'enfant qui pleurait, et qui, brisé de fatigue, dormait maintenant, tout en marchant, et sans doute faisait des rêves tristes, car des larmes perlaient au bord de ses paupières à moitié closes?

Alors, aussi doucement que possible, elle le réveilla, le porta sur un mètre de pierres cassées qui se trouvait à quelque distance, et, baissant sa haute taille au niveau de ses petites mains, elle se retourna, réunit celles-ci autour de son cou, et, se relevant, elle se mit à poursuivre sa route, l'enfant sur le dos et les deux bras croisés sous ses petites cuisses, pour qu'ainsi porté il pût dormir à son aise, la tête penchée et tombante, sur l'épaule de sa mère.

Ses pas, sur la terre dure, résonnaient d'une façon égale, et pourtant de sombres pensées l'agitaient. On le voyait au pli profond qui se creusait entre ses doux sourcils épais et qui, partageant le front, se perdait dans l'ombre des cheveux.

La voyageuse, en ce moment, atteignait la limite d'une côte rapide qui s'enfuyait devant elle, raide comme un versant de colline, pour se relever, au bout de quelques centaines de mètres, avec le même escarpement. A droite et à gauche, le bois étendait ses frondaisons épaisses, et dans le fond du vallon, une agglomération profonde de hêtres séculaires formait une masse plus sombre, quoique les cimes en fussent encore incendiées par les derniers feux du jour.

Tout à coup, il lui sembla que, dans cette solitude, une voix résonnait, venant d'en bas, et comme accompagnée par des coups de hache sur un tronc, chant de bûcheron attardé et qui travaillait encore dans la forêt à cette heure crépusculaire.

Émue, elle s'arrêta et prêta l'oreille.

Une voix mâle, un peu chevrotante, quoique bien timbrée encore, montait des profondeurs du val, distincte et en quelque sorte doublée par le calme du soir.

Un sourire éclaira le visage sombre de l'étrangère, indifférente jusqu'alors aux suaves beautés du paysage, et, dévalant d'une allure plus rapide le long de la pente, elle courut droit à la voix comme un voyageur égaré court à la cloche d'un monastère, tintant dans la solitude.

A mesure qu'elle avançait, les paroles de la chanson lui arrivaient, plus distinctes; et, comme malgré elle, vint un moment ou, de nouveau, elle s'arrêta pour les entendre. Les coups de hache tombaient toujours, régulièrement espacés, prolongés même par les échos du val, et la voyageuse, l'oreille au vent comme un chien de chasse qui écoute, entendit le refrain suivant:

Quand le soleil mûrit les pommes,
Quand on a rentré les moissons,
C'est, pour les futures saisons,
Du cidre et du pain pour les hommes.
Nous boirons à même le pot,
Nous mordrons dans la miche ronde;
Ça suffit à qui, dans le monde,
N'a pour outil que son rabot.

Le dernier vers s'envola dans l'air et finit par mourir dans la brume chaude. La voyageuse mit à terre l'enfant endormi qu'elle accota entre ses jambes et, se faisant un porte-voix de ses deux mains, elle cria à plusieurs reprises:

- Lalisel ! Lalisel ! Lalisel !

Puis elle regarda, espérant peut-être que l'homme interpellé allait se montrer tout à l'heure.

Lalisel ! murmurait-elle, c'est lui, le vieux sabotier de la côte Saint-Laurent c'est lui, j'en jurerais! En voilà un qui ne me refusera pas une botte de fougères pour nous endormir, et l'abri de sa masure pour reposer nos membres fatigués !

Le bruit de la hache avait cessé, le bûcheron, surpris par cette clameur, ayant sans doute interrompu sa besogne ; mais rien ne se montrait dans le val solitaire, et la femme, à part elle, continuait:

Il était vieux quand je suis partie, voilà dix ans, pleine d'espoir et d'orgueil. C'est moi qui chantais alors et lui qui, rivé à la besogne, peinait sous ces grands arbres, comme un mercenaire. Aujourd'hui, c'est lui qui chante et moi qui succombe. Ah ! si je l'avais écouté, quand il me répétait : «Vois-tu, ma fille, les arbres du pays transplantés meurent, et tu ferais bien mieux de prendre racine ici et de n'en jamais partir! »

Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues, laissant leur trace dans la poussière collée sur le visage en sueur. Elle les essuya d'un revers de main rapide, et, tout en continuant sa route, l'enfant sur les bras, ce fut elle qui, poussée par on ne sait quelle vague espérance, reprit la suite de la chanson, d'une voix que les sanglots pressés contre les lèvres scandaient d'une façon étrange:

En août, quand le soleil m'invite,
Je m'endors sous les arbres verts,
Et j'ai, pour braver tes hivers,
Le toit de chaume où je m'abrite.
C'est moi qui creuse le sabot
Pour chausser la brune et la blonde…
Ça suffit à qui, dans ce monde,
N'a pour outil que son rabot.

Comme elle terminait le couplet, elle arrivait au bas de la côte, et lasse, n'en pouvant plus, elle se laissa tomber sur l'herbe, au bord de la route.

L'enfant, quoique rudement secoué, ne rouvrait pas les yeux.

Elle se trouvait à l'orée d'un bois de haute futaie, à l'entrée même d'une large allée qui, fuyant sous les hêtres, ressemblait à un long couloir qui s'ouvrait au loin sur le ciel encore embrasé. A droite, une cabane en torchis se dressait, humble et branlante, ayant pour toute clôture un toit demi-croulant et une porte vermoulue.

Celle-ci était entrouverte, et, dans l'espace de quelques mètres carrés, circonscrit par les murs de la masure, un établi s'allongeait, presque enfoui dans les dolures et chargé de quelques douzaines de sabots de bois blanc.

Surprise par cette solitude, la femme appela encore.

- Lalisel !

Une voix répondit, tout au fond de l'allée de plus en plus obscure, et la voyageuse, se retournant, aperçut encadré dans l'ogive dessinée par les arbres sur le fond clair du ciel, la forme noire d'un vieux homme qui s'en venait, le dos courbé sous une charge de bois et s'appuyant ferme sur sa cognée, dont il tenait le fer à pleines mains.

Le vieux, quoique vigoureux encore, n'avançait qu'avec lenteur, ayant à porter la double charge du bois et des ans, et quand il aperçut, couchée plutôt qu'assise, sur le revers du fossé, la pauvre créature accablée, il fit jouer plus vite ses vieilles jambes, et tout en marchant disait:

- Qui donc appelle le vieux Lalisel, à cette heure ?

Est-ce vous la mère?

Elle se redressa:

C'est moi, dit-elle ; voyez, je meurs de fatigue et j'ai la gorge desséchée.

- On ne refuse pas à boire à des chrétiens reprit le vieux, en jetant son fardeau contre le mur de la cabane. Mais qui êtes-vous? Comment vous nommez-vous? N'importe d'ou l'on vienne, on a toujours un nom.

- On m'appelait autrefois Geneviève Folliot ; je voudrais que vous en eussiez gardé le souvenir.

- En effet, dit le sabotier, en revenant près d'elle, c'est un nom du pays.

Puis, apercevant pour la première fois l'enfant qui dormait:

Et ça, fit-il? quelque oiseau déniché, sans doute; un enfant fait dans le lit des autres, à la mode des coucous, quand vient le renouveau !

Ça, dit-elle en rougissant un peu sous le regard clair et questionneur de ce vieillard, c'est mon enfant.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel le vieux sembla réfléchir puis tout d'un coup, sans transition, et flyant la mère d'un œil dur:

Un bâtard, dit-il, je parierais.

Geneviève Folliot se redressa:

Et quand cela serait? fit-elle, la gorge palpitante; ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on on fait, et vous en savez quelque chose, père Lalisel.

Puis sa colère, que l'on pouvait croire montée au paroxysme, s'apaisa et, d'une voix dolente, elle reprit:

Je meurs de soif.

Alors le vieux pénétra dans la masure et reparut presque aussitôt, une bouteille à la main ; une de ces bouteilles en grès de Sauxemesnil, au large ventre bombé, au long goulot, comme on en porte aux champs les jours de moisson. Après l'avoir débouchée, il l'approcha lui-même des lèvres de la voyageuse, et, d'une voix radoucie:

Si vous avez soif, dit-il, il faut boire.

Sur le bord de cette route, où l'ombre de plus en plus se faisait, le tableau était charmant, presque biblique. Le costume seul y manquait.

Elle, la tête en arrière, buvait à longs traits, gloutonnement et lui, soulevant le vase, à mesure qu'il se vidait, contemplait la buveuse et semblait se recueillir pour chercher, au plus profond do ses souvenirs, quelque chose qui lui rappelât cette femme.

Quand elle eut apaise sa soif, il posa la bouteille sur le gazon et, la regardant de plus près, les yeux dans les siens, il demanda:

C'est tout ce que vous voulez ?

Tout, repondit-elle.

Et, confuse, maintenant que sa grande soif était calmée, elle ajouta:

Et je ne puis même vous demander le prix de votre complaisance.

Je na veux rien, dit-il durement. Entrez là; vous ne pouvez poursuivre votre route a cette heure, avec cet enfant sur les bras, et si cela vous plaît, vous dormirez ici.

Et il lui montrait, du doigt, la porte de la cabane. Puis, il reprit au bout d'un instant, avec sa première rudesse:

- Geneviève Folliot, je n'aime pas les filles qui font des bâtards ; ce sont toutes dos coquines, entendez-vous, qui mettent au monde des traîne-misère.

- Oui, dit-elle entre haut et bas, je sais votre histoire, c'est vous-même qui me l'avez contée ; mais, Lalisel, il faut pardonner aux pauvres filles surprises.

- C'est bon, fit-il, n'en parlons plus; aussi bien on ne répare pas un mal irréparable.

Et montrant l'enfant qui dormait toujours:

- Et voilà tout votre bagage ?

- Tout, fit-elle en baisant le petit sur les deux joues.

Le vieux haussa les épaules, tout en poussant du pied un escabeau du côté de la voyageuse, et il murmura presque indistinctement:

- Si c'est là tout ce que vous avez pour le nourrir!

Elle s'assit, l'enfant étendu sur ses genoux, et montrant au sabotier ses deux bras solides, presque masculins:

- Et ça, dit-elle, est-ce que ça ne compte pas?

Mais lui n'en démordait point, et tout en rangeant dans la cabane, il marmottait, entre ses dents, des choses indistinctes puis, revenant vers la femme, il se croisa les deux bras et lui dit:

- Toujours est-il qu'il faut trouver de l'ouvrage. Chacun sait que les filles qui courent ne sont pas laborieuses

Après cette boutade, Lalisel lui demanda brusquement si elle n'avait point faim. Elle lui fit signe que non.

Pour lui, il se coupa dans le pain bis une large tranche, avec un couteau de matelot attaché par une ficelle au bouton de sa culotte, la frotta d'un peu de lard, et se mit à dévorer a belles dents. Et tout en mâchant, il discourait:

- Le grand air, voyez-vous, la fille, peut donner de l'appétit, mais il faut gagner ce qu'on mange par des moyens honnêtes, autrement le pain est lourd à l'estomac. Tel que vous me voyez, on m'a jeté sur la terre comme une loque, et voilà soixante et dix ans passés que je m'y traîne, sans savoir d'ou je viens ni d'ou je sors. Puisque vous me connaissiez, vous auriez dù penser à cela, au lieu de mettre au monde un misérable de plus.

Chacun de ces mots la fouettait en plein visage et, profitant d'un moment où le vieux arrosait son pain d'un coup de cidre:

- C'est ce que j'aurais fait, dit-elle, si je vous avais écouté, Lalisel ; mais puisqu'il est là, dites, faut-il que je l'abandonne ?

- Il ne s'agit pas de cela, dit-il avec brusquerie; et d'abord, posez-moi ça là-dessus - il lui montrait le tas de dolures - il sera beaucoup mieux que sur vos genoux, et nous causerons plus à l'aise. Mais venez en aide, je vous prie, à mes souvenirs de vieillard et dites-moi comment vous me connaissez, comment vous savez mon nom et mes chansons; car c'est vous qui chantiez tout à l'heure.

De la tête elle fit signe que oui, puis elle lui confessa qu'elle était du pays et qu'il était vieux déjà, lui, quand elle était toute jeûne fille, courant les champs et les batteries de sarrasin ou l'on apprend toutes sortes de choses, excepté ce que les filles devraient savoir. Un beau jour, trop grande pour passer son temps à courir les chemins, elle s'était mise en condition dans une auberge de Saint-Vaast, où les marins venaient boira, et un monsieur qui la trouvait jolie l'avait tirée de là, wn lui promettant de belles choses. Elle lui avait conté tout cela à lui, Lalisel, une après-midi, pendant que la voiture publique montait le coteau au petit pas, et elle se rappelait même comme elle lui avait éclaté de rire au nez quand il lui donnait pour conseil de retourner en arrière. Maintenant voilà ce qu'ii en était résulté: un enfant sans père, et une mère sans pain. Mais parce qu'un enfant n'est pas légitime, est-ce une raison pour qu'on le déteste? Sont-ils pour quelque chose dans la faute, les pauvres chérubins?

A mesure qu'elle parlait, le sang lui montait aux joues, et elle s'emportait dans une improvisation d'éloquence maternelle. L'enfant qui dormait là, elle l'aimait par-dessus tout, et, coûte que coûte, elle le nourrirait, dût-elle traire les vaches en fraude la nuit, dans les prairies. Et puis est-ce qu'elle n'était pas encore assez belle pour se vendre? S'il le fallait, elle en ferait d'autres pour nourrir celui-ci ou bien elle volerait. Il était venu, sans qu'elle le demandât, mais puisqu'il se trouvait là, c'était à elle de pourvoir à ses besoins, et elle y pourvoirait, pour sûr, et en dépit de tout.

Elle était belle, très belle même, cette robuste fille, avec l'animation de la colère qui l'enluminait et faisait flamber ses yeux comme deux vers luisants.

Le vieux, tout en branlant la tête, l'écoutait, et ce fut seulement quand elle eut fini qu'il lui répliqua posément:

Oui, je sais bien qu'on dit cela et que quelquefois on le fait: mais quand on gave les enfants deo ce pain-là, vois-tu, ma fille, vient un jour où ils vous le recrachent a la face, en injures, et où l'on ne demanderait pas mieux que de les avoir un peu moins bien nourris.

Elle reprit sa place sur l'escabeau, et, la tête inclinée sur la poitrine, elle répliqua doucement:

- Quand on n'a pas le choix, pourtant!

Là-dessus, le vieux éclata. Il si mit a arpenter la masure, de long en large, le pain dans une main et le couteau dans l'autre, et, avec un accent de colère, il lui dit son fait:

- Je te reconnais maintenant, la Geneviève, et, autant qu'il m'en souvient, je t'avais prédit que tu tournerais mal. C'est ce qui pend toujours au nez de celles qui ayant à choisir entre le vice et la vie honnête, vont droit au vice parce qu'il a plus d'attraits pour les jeunesses. T'en voilà revenue, n'est-il pas vrai du joli voyage? et tu regagnes le nid parce que tu n'as rien trouvé ailleurs, que la misère et la honte. Cela te paraît drôle, peut-être, que je te parle ainsi ? C'est que le vieux Lalisel en a vu de dures, ma fille, sans manger d'autre pain que celui qu'l a gagné à la sueur de son front.

Puis, la voyant accablée, il se radoucit un peu, d'autant plus qu'elle venait de se lever et que, marchant droit au tas de dolures sur lequel le petit reposait, elle le montra du doigt, au vieillard, en lui disant:

- Si nous vous gênons ici, je puis partir.

- Partir où dit-il avec brusquerie. Allons, reprends ton siège et écoute-moi. Ce que je t'en ai dit n'est pas autant pour te faire de la peine que pour m'ôter un poids de sur le cœur; car ici maintenant, vois-tu, c'est pire qu'à la ville, et la meilleure de vous ne vaut pas cher. A présent, les filles des paysans sèment des enfants au pied de tous les arbres, et, lorsqu'elles n'ont plus rien à leur mettre sous la dent, elles font comme toi, elles pleurent devant leur impuissance, quand elles ne se tuent pas. Sais-tu que voilà huit jours à peine, une de par ici qui avait jeté bien autre chose que son bonnet par-dessus les moulins, s'en est allée se noyer dans la mer, du haut delà jetée de Saint-Vaast, aux premières douleurs de l'enfantement! A marée basse on a retrouvé deux cadavres ; la mer l'avait accouchée. Tu crois que c'est tout, et que les filles attendent le mariage ? Il faut en rabattre, et beaucoup. Te rappelles-tu Rosalie Bedel, la belle blonde de Teurthéville, celle qui faisait damner les garçons, histoire de se laisser adorer par tous? Rosalie Bedel a mis bas dans la grange de son père, il n'y a pas un mois, vers la Chandeleur, puis elle a étranglé sa petite fille qu'elle a enterrée dans le courtil, sous un prunier. Mais la justice y voit clair; elle a trouvé le petit cadavre et Rosalie Bedel vient d'être condamnée à dix ans par la cour d'assises de Coutances.

- Hélas ! dit-elle, je le sais.

- Tu le sais, reprit le vieux, et tu viens parier de voler pour nourrir ton enfant. Est-ce que tu crois que les juges ont pitié des voleuses! Il faut pourtant bien que tu le nourrisses, à moins que tu ne préfères te noyer avec lui, comme l'autre, dans la rade de Saint-Vaast?

A ces mots elle tressaillit et tout son corps frissonna. On eût dit qu'elle sentait le froid de l'eau le long de ses membres, et, de sa bouche grande ouverte, elle aspirait, comme par besoin d'air, et, se rapprochant de la couche où son enfant dormait, elle fit le geste de le saisir, et dit avec des larmes dans la voix:

- Non, non, soyez-en sûr, Lalisel, je ne ferai jamais cela.

- Comment peut-on répondre de soi-même, reprit l'autre impitoyablement, quand on n'est pas sûr de son lendemain?

Alors il ferma son couteau qu'il remit dans sa poche et se tint, pendant quelques instants, à la porte, les bras croisés, contemplant le ciel étoilé dont la lumière pâlie se jouait dans les mèches de ses cheveux blancs. Elle, la tête plongée dans ses deux mains, ne savait que dire, et ce fut dans cette pose abattue qu'il la vit, quand il se retourna.

- Pardonne-moi, lui dit-il, tu l'aimes, tu le nourriras. Sans doute eût-il mieux valu que ses yeux jamais ne s'ouvrissent…

Elle fit un geste de la main comme pour lui dire qu'il blasphémait. Lui continua:

Si les jeunesses ne savent ce qu'elles font, les vieux savent ce qu'ils disent. Allons, repose-toi, Geneviève Foitiot, puisque demain il faudra te remettre en route.

Alors, le long de la paroi, il entassa des dolures et de la fougère, et recouvrit le tout d'une sorte de serge, jadis rouge, maintenant dd couleur flétrie.

Pendant qu'il apprêtait tout ainsi, il écoutait, parce qu'elle croyait devoir lui révéler, tout de suite, les événements qui la jetaient à la belle étoile. Puis, quand elle eut fini, ou a peu prés, il lui dit qu'il était temps de dormir, alluma sa pipe de terre anglaise, noire comme de l'encre à force d'avoir été fumée, tira dehors l'établi qui encombrait, et referma la porte.

Surprise, la voyageuse se précipita, et le retenant par le bras, à travers la porte entrebaillée :

- Lalisel, dit-elle, père Lalisel, pourquoi vous sauvez-vous ?

Je ne me sauve pas, fit-il avec un sourire, je te cède ma chambre, voilà tout. J'ai là, dans les alentours, plus d'un lit de mousse qui me connaît. Va, ma fille, et dors en paix si tu peux.

Et il disparut.

Geneviève Folliot rentra; et pendant que dans l'ombre de la masure, elle écoutait la respiration douce et calme de l'enfant qui dormait, elle entendit la voix du vieux qui s'en allait, dans la nuit, en chantant, sur un ton triste, le dernier couplet de sa chanson :

L'œil s'affaiblit, le dos se voute,
On trébuche, on compte ses pas,
Et le vieillard regarde en bas,
Quand il touche au bout de la route.
Six pieds de gazon pour tombeau,
Six pieds sous la terre féconde !
Ça suffit a qui dans le monde
N'eut, pour outil, que son rabot.

Comme la voix, dans le lointain, se perdait, Geneviève s'étendit sur la couche improvisée ; mais tout d'un coup elle se releva palpitante, effrayée, et se jeta, en le couvrant de son corps, sur l'enfant qui dormait.

La chouette, réveillée par la lune, venait de jeter, à trois reprises, son cri sinistre dans les profondeurs du bois.

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Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Les Hautemanière

Année

1885

Source

Gallica