Les Humbles de la Mer 12/14

Texte

Chapitre XII

Le lendemain, à l'heure dite, le capitaine Quéruelle arriva. Le double couvert était mis dans la petite salle que nous connaissons, et même avec un peu plus de coquetterie, à cause de la qualité du nouveau convive, indiquée par son éclatante rosette rouge ; et Mme Mercent, pour lui faire honneur, avait réuni en un énorme bouquet posé au milieu de la table, toutes les fleurs de la saison, les plus belles et les plus odorantes. Le déjeuner se fit assez rapidement, sans conversation suivie, jusqu'au moment du café. Le peintre s'enquérait surtout du pays, des sites qui, à l'idée du capitaine Quéruelle, pouvaient être intéressants pour lui par leur originalité, leur grâce ou leur sauvagerie, un peu aussi d'histoire locale aux heures de l'occupation anglaise et que l'on change inconsidérément tous les jours, sans autres raisons que le bizarre et vaniteux souci de corriger les choses et de contredire les chroniqueurs les plus anciens et les plus écoutés.

- Ainsi, capitaine, dit le peintre, voici une chose à laquelle je ne comprends plus rien : il s'agit du naufrage de la Blanche-Nef dont, jusqu’à ce jour, le proche voisinage de Barfleur passait pour avoir été le théâtre à tel point qu'une roche très visible, dit-on, porte depuis longtemps le nom du navire anglais naufragé. Eh bien ! les modernes sont en train de changer tout cela. Qu'en pensez-vous, capitaine ?

- Ma foi, monsieur, je pense ce qu'on en pense ici depuis des générations, c'est-à-dire que la catastrophe s'est accomplie en vue même de Barfleur. puisqu'un homme échappé au naufrage, un boucher de Rouen, aborda ici et en raconta les péripéties, oh ! pas grand' chose, car l'engloutissement fut foudroyant, et il est plus que probable que les mystérieux gouffres du raz se refermèrent sur quelques centaines de cadavres anglais. Et si vous voulez, en sortant de table, m'accompagner derrière l'abside de notre vieille église, je vous indiquerai, à deux ou trois milles dans le nord-ouest, la roche traîtresse baptisée par ce naufrage historique et qui, depuis ces temps reculés, a bien d'autres crimes sur la conscience. Cependant. les plus malins d'aujourd'hui, ou qui veulent se faire passer pour tels, se mettent à modifier la tradition au bénéfice, disent-ils, de l'histoire et de la vérité. Nous vivons dans un temps présomptueux où l'on se met en peine de tout démolir, même quand cela ne sert rien.

Ce disant, le capitaine se leva et décrocha une carte, sous verre, du nord de la Manche, suspendue au mur de la petite salle et où Cherbourg apparaissait menaçant, au fond des deux pointes est et ouest du département, que d'aucuns ont comparées aux deux cornes d'un taureau. Il la mit sous les yeux de l'artiste :

- Regardez cela, monsieur, et dites-moi si la récente hypothèse peut tenir debout, surtout n'oubliez pas que le temps était superbe, que la jeunesse dorée d'Angleterre, dont les héritiers du trône, chantaient et buvaient sur le pont du navire, et dîtes-moi comment vous expliqueriez que, sans trahison du pilote ou résolution suprême de ce normand poussé par la grande misère de son pays, la Blanche-Nef s'en soit allée, dans l'Ouest, s'effondrer sur les Casquets, à petite distance au large d'Aurigny. Remarquez aussi que Londres était le but du voyage, c'est-à-dire que la route vers le nord-est était tout indiquée. Dans de telles conditions, il n'y aurait pas lieu au moindre litige, à moins de deux suppositions : la trahison, d'autres pourraient dire l'héroïsme, et je suis du nombre, ou l'ivresse générale, car en partant de Barfleur pour se diriger sur Londres, on ne fait pas route sur les îles de la Manche. Donc la controverse n'a pas de raison d'être, et c'est embrouiller à plaisir une question inutilement soulevée.

- Je suis tout à fait de votre avis, capitaine Quéruelle, répliqua l'étranger ; mais si vous me voyez ici, c'est dans le but d'élucider une question beaucoup plus récente et personnelle, c'est au maire de l'endroit que je désire m'adresser, je ne l'ignore pas...

- C'est un excellent homme, interrompit le capitaine, et dont je puis vous répondre comme de moi-même.

- Je n'en doute pas, capitaine ; mais puisque je vous tiens, je ne vous lache plus. Depuis combien d'années avez-vous la résidence ici ?

- Douze ans tout juste, monsieur.

- C'est trop peu, capitaine, pour que vous soyez au courant de certaines choses, et je vois bien qu'il nous faudra nous rabattre sur la mairie.

- Dîtes toujours, monsieur, quoique venu du fond de la Bretagne, de Sarzeau en Morbihan, en dernier lieu, je suis au courant de bien des choses antérieures à ma prise de possession de la capitainerie de Barfleur et je vous avoue que vous excitez grandement ma curiosité.

- Sommes-nous seuls ici, capitaine Quéruelle, ou du moins hors de portée de toute oreille indiscrète ?

- Je le crois, monsieur ; en parlant bas vous n'avez aucun risque à courir.

- Ce que j'ai à vous révéler, capitaine, date de vingt-cinq ans seulement, et il y a un mois à peine que je suis moi-même au courant de l'affaire. Voici la chose en quelques mots : donc, il y a vingt-cinq ans, un enfant nouveau-né ou presque, fut abandonné ici par un individu inconnu de moi et qui, bien probablement, n'existe plus. J'ignorais tout alors, et cependant j’ai à remplir, à l'égard de cet enfant, aujourd'hui un homme, s'il vit encore, une mission sacrée. Avez-vous quelquefois entendu parler de cela ? C'est un fait assez rare pour que la mémoire n'en soit point perdue dans le pays. Qu'en pensez-vous ?

Le capitaine, debout, semblait en proie à une émotion profonde. Le peintre s'en aperçut et poursuivit :

- On dirait, capitaine Quéruelle, que cette communication vous bouleverse ; cependant, si vous êtes ici depuis douze ans seulement...

Le capitaine ne le laissa pas poursuivre :

- Des détails, monsieur, d'autres détails, n'en pourriez-vous pas fournir ? Une particularité de l'abandon, par exemple ? Sauriez-vous dire si le ou les criminels n'avaient point assuré en partie l'existence de l'abandonné ?

- Oui, capitaine, trente mille francs en billets de banque étaient cousus dans les langes de l'enfant, et l'usage à en faire était stipulé par le père même, si le hasard voulait qu'il fut recueilli.

- Son père, s'écria vivement le capitaine, c'est son père qui s'en est ainsi débarrassé ? Ne me dites pas son nom, monsieur, car si la prescription de son misérable crime n'est pas acquise, j'en réfère aussitôt à la justice, ou bien, dans le cas contraire, je me charge de le déshonorer.

Le trouble du capitaine était tel qu'il en avait les larmes aux yeux, et perdant toute retenue, il s'écria :

- Son père ? C'est peut-être vous ?

- Non, répondit le peintre avec calme, quoique très ému lui-même, son père ; c'était mon frère, et il est mort.

De plus en plus syncopé, le capitaine se laissa retomber sur sa chaise.

- Ainsi, monsieur, vous êtes l'oncle de Pierre-Paul ?

- Qui cela, Pierre-Paul ? Vraiment, je n'y comprends plus rien, et c'est à se croire au pays des sphynx.

- Mais c'est lui, monsieur, l'enfant abandonné devenu un homme, le plus honnête, le plus brave et le meilleur de tous ceux que je connais ici et qui vient d'être en péril de mort par suite d'une tentative d'assassinat. Mais laissez-moi me ressaisir, monsieur, car ma tête est en train de déménager. Ainsi, votre frère, le père de Pierre-Paul, est mort sans s'être informé une seule fois de son enfant pendant vingt-cinq années ! À qui faire croire une pareille monstruosité ?

- Je vous répète qu'il est mort, capitaine, et ajouterai que c'est in extremis qu'il m'a fait l'aveu de sa mauvaise action et de sa volonté d'en réparer les conséquences, autant que possible. Mon voyage à Barfleur n'a pas d'autre but que de savoir ce que le jeune homme est devenu, et s'il n'y a point lieu de corriger le mauvais sort qu'il a subi.

- Quant à cela, monsieur, je crois pouvoir me porter garant qu'il refusera tout, et que toute insistance de cette nature sera en pure perte.

- Il me faudra bien, cependant, accomplir la mission dont je me suis chargé, la dernière volonté d'un mourant.

- Voulez-vous m'écouter, monsieur, avec toute votre attention, car la chose en vaut la peine ?

- Parlez, reprit le peintre, je suis tout oreilles.

- Eh bien ! si vous voulez m'en croire, vous abandonnerez aussitôt votre projet et regagnerez Nantes au plus tôt à bord de votre yacht.

- Ne comptez pas là-dessus, capitaine. J'espère, au contraire, que vous voudrez bien faciliter mes démarches et me mettre en relations, aussi prochainement que possible, avec le jeune homme que je cherche. Je me suis engagé, sous serment, à le retrouver, et cela vis-a-vis d'un mourant ; n'est-ce pas deux fois sacré ? Je vous en fais juge.

- En effet, mais nous n'avions pas besoin ici de ce tardif remords.

Il disait nous, comme s'il s'exprimait en son nom et au nom, de Pierre-Paul. Son interlocuteur lui en fit la remarque :

- Vous avouerez, capitaine, qu'il a bien le droit de donner son avis dans une affaire qui le concerne spécialement, et que je ne puis m'éloigner sans l'avoir vu, interrogé, et mis au courant de tout.

- Tant pis, monsieur, et je donnerais gros pour que rien de tout cela ne fût arrivé ! Car, que va-t-il se passer ? Ceci, je crois pouvoir vous l'affirmer, que Pierre-Paul n'acceptera pas. Excusez mon indiscrétion, mais que lui apportez-vous ?

- D'après les dernières instructions de mon frère, je suis possesseur de 70.000 fr. exempts de tous droits; et c'est la somme que je suis chargé de lui remettre, de la main à la main, ou par vos soins, capitaine, en présence du maire de Barfleur. Avec ce qui fut trouvé dans ses langes, cela complète un capital de cent mille francs, et ce n'est pas, je pense, à dédaigner.

- C'est possible, monsieur, et j'avoue que la chose est tentante. Cependant, à côté de cela, vous ne parlez pas du nom. Comment l'appellerez-vous ? Son père repentant a-t-il pensé à cela ?

Le peintre tressaillit ; il n'avait pas songé à cette alternative, pas plus que le père expirant. Pierre-Paul restait donc enfant trouvé comme devant. En lui faisant une large aumône, on se croyait quitte envers lui, et cette aumône était considérée comme le suffisant accomplissement d'un devoir apparu seulement aux derniers jours d'une vie et dicté par l'appréhension de la mort.

- Écoutez-moi, capitaine, et vous apprécierez. Le nom, il n'y faut pas songer, et même je dois vous dire que l'origine de cette petite fortune doit rester mystérieuse. C'est moi qui la donne, sans autres explications, ou plutôt avec commentaires assez vagues pour que le moindre éclaircissement soit impossible. Voici ce qu'il en est, et je confie ce secret à votre honneur. Celui que vous appelez Pierre-Paul est l'enfant d'une jeune fille autrefois séduite par mon frère, et dont il fallait, à tout prix, dissimuler la situation. Peu de temps après, elle mourut sans savoir ce qu'était devenu son enfant, et l'esprit troublé par sa faute et, je ne crains pas de le dire, par son inique délaissement. Plus tard, mon frère se maria ; il eut des enfants aujourd'hui tous vivants ainsi que leur mère, et dans une belle situation de fortune, et vous comprenez le scandale d'une pareille révélation, si elle se produisait. Capitaine, je viens de confier ce secret à votre honneur, et il est indispensable qu'il reste entre nous et que je puisse accomplir les dernières volontés de mon frère sans que rien puisse en révéler la cause. Vous savez mon nom, par conséquent celui de mon frère, et nous sommes seuls tous deux à connaître l'objet de ma mission, par conséquent il vous serait facile de la divulguer; mais a quoi bon ? Demain, ou très prochainement, nous serons trois et c'est le troisième, le seul intéressé, qui décidera. Seulement, je vous en prie, laissez-moi loisir de l'étudier un peu. Il a votre caution, capitaine, et je ne demanderais rien d'autre ; mais vous avouerez bien qu'il doit être le seul juge dans l'affaire. En réalité, quelle est au juste sa situation à Barfleur ?

- Très bonne, monsieur. Excellent marin, très prudent à la fois et très hardi, ii fait largement honneur à ses affaires, et il est amoureux d'une jeune et très charmante fille qu'il adore mais dont il ne peut faire sa femme pour le moment, parce que le père de celle-ci s'y oppose jusqu'à l'heure des sommations légales, et voici pourquoi : le garçon n'ayant pas d'autre état-civil que celui dressé à la mairie et à l'église, Blandamour, - c'est le nom du père de la jeune fille, - pêcheur plus que besogneux et d'intelligence assez bornée, s'est imaginé que son origine étant inconnue, il devait être nécessairement Anglais, et comme il a contre nos voisins de l'autre côté de l'eau une haine invétérée, qu'il explique d'ailleurs à sa manière, et que de plus il ignore la provenance de ce que Pierre-Paul possède, il a signifié son veto le plus formel, en désespérant l'amoureux, en refusant l'argent, et en faisant choix, pour le tirer de peine, en lui conservant sa baraque aujourd'hui vendue, d'un gredin, celui-là même qui a tenté d'assassiner Pierre-Paul et qui, présentement attend, dans la prison de Cherbourg, son transfert à Coutances pour passer devant les assises. Je vous apprends cela bien sommairement, mais suffisamment, je crois, pour vous faire comprendre qu'un accroissement de fortune ne changera rien à ses idées et qu'il faudrait songer à autre chose puisque le mystère doit continuer de planer sur l'origine de l'amoureux.

- Et la jeune fille, que devient-elle en tout ceci ?

- Chassée par son père, plus que jamais vissé à son idée fixe, elle est ici, monsieur, servante et lingère à l'hospice, estimée de tous et attendant impatiemment l'heure de sa liberté. Voulez-vous la voir ? C'est bien facile. Après quoi nous verrons le futur, et vous me direz si ces jeunes gens ne sont pas faits l'un pour l'autre.

Ils levèrent le siège et s'engagèrent dans la grande rue du bourg au bout de laquelle se trouvait l'hospice. Quand ils y pénétrèrent, Clotilde était au rez-de-chaussée, attentive à une besogne de repassage, et à défaut des deux religieuses occupées ailleurs les accueillit.

- Bonjour, mademoiselle Blandamour, dit le capitaine, toujours au travail ? N'importe à quelle heure on se présente ici, l'on est sûr de ne pas vous trouver désœuvrée. Je vous présente un peintre de Paris, M. Duhommey, qui ne serait pas fâché de voir quelques-uns de vos pensionnaires, s'ils reçoivent, ajouta-il en riant.

Elle demanda la permission de prévenir les sœurs et s’éloigna avec un bruit de petits sabots qui résonnèrent sur l'aire légèrement.

- Eh bien, monsieur, dit le capitaine, aussitôt qu'elle eût disparu, comment la trouvez-vous ?

- Elle me semble charmante, répondit le peintre, et je suis assuré déjà que votre ami, le jeune patron, est un garçon de goût.

Bientôt les petits sabots firent entendre leur claquement et Clotilde reparut, suivie de deux bonnes sœurs empressées qui saluèrent familièrement le capitaine des douanes et s'inclinèrent devant l'étranger qui l'accompagnait. Celui-ci, tout en répondant aux compliments de bienvenue, observait et ne perdait pas des yeux Clotilde qui, timide, rougissait et ne semblait que plus jolie. Alors, pour expliquer la visite, on parcourut l'établissement tenu avec une propreté méticuleuse, et le grand jardin où des vieillards, pour la plupart infirmes, se chauffaient au soleil, contre les murs garnis de superbes espaliers chargés de fruits, et se levèrent pour se mettre au port d'armes en l'honneur du capitaine et de son compagnon, ceux qui avaient encore quelque vigueur dans les jambes. Et l'on se retira, non sans que le visiteur étranger eût glissé dans la main d'une des religieuses un beau louis pour le tabac et les douceurs des vieux pensionnaires.

- Maintenant, dit le capitaine, je vais vous conduire non loin d'ici, chez les deux anciens qui, il y a vingt-cinq ans, se chargèrent de Pierre-Paul aux conditions que vous savez. Peut-être y est-il, car il ne s'est encore guère éloigné depuis sa blessure, et c'est là qu'ils l'ont soigné avec une sollicitude sans pareille. Vous y verrez en même temps deux types qui ne sont pas rares ici et qui achèvent de vivre sans rancune de leur médiocrité et sans récrimination contre le sort. Ces braves gens-là, monsieur, ne savent encore rien de ce qui se passe dans les villes, ou du moins ils n'y comprennent rien. Une chose seule serait capable de les réveiller : l'invasion et le péril du pays, Alors, ils ne reculeraient devant aucun sacrifice, et j'en sais, dans le nombre, qui, à demi perclus qu'ils sont, retrouveraient la souplesse de leurs membres, la vigueur et l'énergie d'autrefois, quand ils travaillaient, comme vous savez, sous les murs de Paris ou dans les armées de la Loire. On appelle cela aujourd'hui le vieux jeu ; mais cela vaut bien, je crois, d'accabler de projectiles, d'immondices et d'injures des soldats qui, par ordre, n'ont pas le droit de se défendre.

- Capitaine Quéruelle, fit en riant le peintre, vous oubliez, il me semble, votre qualité de fonctionnaire, et vous tenez un langage qui vous est interdit et que je qualifierai de subversif !

- Vous avez peut-être raison, monsieur. Aussi, revenons à nos amoureux. Vous venez d'en voir un, et dans un instant vous verrez l'autre. Apercevez-vous, au bout de mon doigt, cette masure au milieu de quelques autres qui se ressemblent toutes ? C'est là, je vous l'ai dit, que pour l'instant il demeure, en attendant sa guérison complète et prochaine. Si je ne me trompe, nous sommes à peu près sûrs de l'y rencontrer.

Pierre-Paul, en effet, était assis sur le banc extérieur, en compagnie de Barbenchon. Ils se levèrent ensemble, lorsque les survenants approchèrent, et firent quelques pas à leur rencontre et, comme il n y avait pas place pour quatre sur le banc, on se disputa à qui resterait debout, et même si vivement, quoique joyeusement, que bientôt la vieille mère apparut, les lunettes sur le nez et le tricot entre les doigts. Reconnaissant le capitaine Quéruelle, elle l'accueillit comme toujours, quoique avec un peu plus de réserve, à cause de l'étranger qui l’accompagnait, tandis que le vieux marsouin demeurait en admiration de cette belle rosette rouge qu'il n'avait jamais vue autrefois qu'au revers de la petite tenue des officiers de la marine de guerre.

- N'ayez crainte, Mme Barbenchon, dit-il; je vous présente un confrère, propriétaire du yacht à vapeur amarré dans le port, juste à l'arrière du Pluvier, mais artiste peintre de marine de son métier, très curieux des vieilles maisons riveraines même restaurées et j'ai pensé, Pierre-Paul, que vous ne lui refuseriez pas une visite à la Bretonne qui, quoique réparée et rajeunie, n'en garde pas moins son caractère, et reste tout de même vieille femme, sous ses habits neufs.

Dans la belle journée, la Bretonne, au milieu de son verger, avec la mer toute bleue derrière, offrait un coup d’œil charmant, avec, sur la gauche, l'entrée du port où pénétrait, en ce moment le Pluvier, retour de la pêche, sous les ordres du patron remplaçant, avec toute petite voilure et presque sans vent. Le mât de flèche dépassait, de beaucoup, les maisons riveraines du quai, dont quelque-unes construites à la mode du jour, au goût des plages réputées, juraient avec la simplicité des vieilles habitations voisines derrière lesquelles se montrait l'église, massive et trapue, et son clocher sans flèche, si robuste en apparence qui semblait attendre et défier les violentes bourrasques d'équinoxe. À l'extrémité, tout voisin de l'entrée du port encombrée de rochers menaçants, le modeste calvaire, menu, de si loin, comme une ligne noire perpendiculaire, se dressait au-dessus de quelques marches moussues qui l'exhaussaient encore. Dans le fond, la vieille église ruinée de Gatteville et la vertigineuse colonne du phare dont la lanterne scintillait sous le rayons du soleil. Le paysage était impressionnant et le peintre ne put s’empêcher d'en faire la remarque :

- Voilà, un mignon palais rustique et marin que j’habiterais volontiers ; et, de fait, que faut-il de plus pour être heureux, quand on aime la vie modeste et libre ? Si vous le permettez, patron, - laissez-moi vous appeler ainsi, cela me sembla plus amical et plus familier, - que j'en ferai un bout de toile à votre intention. Cela me rappellera plus tard à votre souvenir. Seulement, vous voudrez bien m'autoriser à remiser, chez vous, tout ce qui m'est nécessaire, et quand le paysage sera terminé, j'écrirai au bas, en belles lettres rouges « À M. et Mme Pierre-Paul, souvenir d'un ami » et je signerai. Cela vous va-t-il ?

Le jeune patron n'y était plus. Cet arrivant d'hier qui se disait déjà son ami et parlait de Clotilde en termes affectueux, le capitaine qui souriait d'aise et dont le regard semblait dire « Ne craignez rien, Pierre-Paul, M. Duhommey est au courant de tout ce qui vous concerne, et c'est moi qui lui ai tout dit. J'a1 pensé qu'il ne saurait jamais trop tôt le bien que l'on pense de vous ici. », cela lui paraissait inimaginable et croyait vivre momentanément dans un rêve, lorsque le peintre reprit :

- Et si cela vous va, le temps étant des plus favorables, je m'y mettrai dès demain. Il va sans dire qu'avant de reprendre votre place à bord du Pluvier, vous pourrez assister aux séances, et que j'aurai toujours du plaisir à vous voir et à causer avec vous.

Il est des natures sympathiques qui, du premier coup, s'imposent et s'emparent pour ainsi dire de vous. L'artiste était du nombre, et Pierre-Paul fut bientôt gagné. L'occasion de ces rencontres était ce qu'il y avait de mieux pour les importantes communications à faire ; mais l'entrée en matière était d'autant moins commode que doué d'une faculté d’observation supérieure, le peintre n'avait pas manqué de se rendre compte et de voir combien Pierre-Paul différait des autres patrons de pêche, par l’aisance plus distinguée de ses manières et ses expressions de langage plus choisies, et il se disait qu'en somme ce n'était pas extraordinaire, puisque, dans les veines de ce garçon de formes accomplies coulait du même sang que le sien, puisque c'était, en partie, celui de son frère.

Les rencontres furent ainsi arrangées, et dès le lendemain, M. Duhommey arriva, un chevalet sur l'épaule, le pliant portatif autour du bras, la boîte à couleurs garnie de tous les accessoires en main, et en bandoulière l'énorme parasol des artistes à l'abri duquel ils s'installent pour atténuer, autant que possible, l'ardeur dévorante du soleil : peu de chose en apparence, mais tout ce qui est indispensable, sous le plus petit volume, grâce aux ingénieuses dispositions des fournisseurs spécialistes de Paris.

Tout en choisissant sa place, il réfléchissait aux difficultés de sa mission et à la meilleure faon de s'y prendre. Il devait être, en même temps, bref et persuasif et ne pas se perdre en circonlocutions inutiles. D’après les paroles de M. Quéruelle et d'après ce qu'il avait entrevu déjà du caractère de Pierre-Paul et de son intraitable droiture, si bien mise en relief par ses conversations avec le capitaine, il redoutait un échec et d'avance le déplorait.

Bientôt Pierre-Paul arriva. Cela lui faisait plaisir de se retrouver ainsi tout près de la Bretonne, là où naguère son cœur battait si fort, quand il apercevait Clotilde et qu'il pouvait lui adresser la parole, pendant les absences de Blandamour. M. Duhommey, auquel il avait laissé la clef du logis, pour ne pas le faire attendre, l'accueillit, d'une façon très cordiale et avec une poignée de mains vigoureuse :

- Vous me semblez tout à fait revenu à la santé, dit-il, et je suis ravi de penser que bientôt vous pourrez reprendre le métier que vous semblez adorer. Il me faut cependant vous dire une chose dont vous ne pouvez vous douter, si le capitaine ne vous en a soufflé mot, et que si je suis venu à Barfleur, c'est à cause de vous.

- À cause de moi, Monsieur ? interjeta Pierre-Paul stupéfait.

- Comme je vous le dis. Je sais votre histoire mieux que vous-même, du moins plus complète et surtout plus éloignée. Ce que j'ai à vous en apprendre consiste en ceci que je suis chargé par un mourant de vous remettre une assez forte somme considérée par lui comme une dette à votre égard. Je vous ai retrouvé, Pierre-Paul, et je tiens à vous remettre le dépôt dont je me suis chargé.

- Au nom de qui, Monsieur ? interrogea simplement Pierre-Paul.

- Autant dire au nom d'un mort qui s'est repenti, sur le tard, d'une très mauvaise action.

- Cela ne me dit pas à quel titre, Monsieur; et ce serait cependant l'important.

- Vous le saurez, patron. Avec les indications qui me furent fournies, je vous ai découvert ici, et grâce à mes conversations avec le capitaine Quéruelle, je sais qui vous êtes et ce que vous valez. Vous êtes celui que j'étais chargé de rechercher pour lui remettre la somme dont je suis porteur, et que je tiens à votre disposition dès maintenant ; j'ajoute que c'est une dette très légitime qui vous est payée, et que vous n'avez aucune raison de refuser.

Alors, très brièvement, le peintre raconta ce que nous savons déjà, par son entretien précédent avec le capitaine Quéruelle et en suivant, sur la physionomie de Pierre-Paul, les impressions que celui-ci ressentait, il ne s'y trompa point et attendit la réponse négative.

- Je n'ai besoin de rien, M. Duhommey, dit-il, surtout d'une réparation aussi tardive, qui n'est qu'une nouvelle injure. Enfant trouvé je suis et je reste sans reconnaissance possible, et je n'ai rien à accepter de qui que ce soit qui sous un prétexte dont je ne me préoccupe même pas, m'a dédaigné et oublié pendant vingt-cinq ans. À ma place que feriez-vous ?

- Je ne sais pas au juste, répondit franchement M. Duhommey ; peut-être agirais-je comme vous ; mais que voulez-vous qu'il en advienne de cet argent qui vous appartient et que vous refusez ? Il n'est pas à moi, il est à vous, et je ne vous cacherai pas qu'il est lourd dans mes poches. Voulez-vous qu'au jour le plus prochain, nous en causions avec le Capitaine Quéruelle et le maire de Barfleur ? Car enfin, puisqu'il vous plaît de refuser votre bien, je ne puis pas le jeter dans le raz de Gatteville, personne ne 1a repêcherait. Alors, c'est votre dernier mot ?

- Le dernier, monsieur et irrévocable ; si vous voulez prendre l'avis de Clotilde, elle vous dira comme moi. Quel cas voulez-vous que je fasse des dernières volontés d'un père qui ne m'a jamais connu et n'a jamais voulu me reconnaître ? Au contraire, si peu de rancune que j'aie, ma satisfaction est grande de vous répondre par un refus, en vous faisant remarquer qu'il n'est pas facile de se tromper à l'intention et que le repentir ressemble trop à un remords.

- Alors, Pierre-Paul: que voulez-vous que je fasse ?

- Eh bien, monsieur, rendez cet héritage mes demi-frères ou sœurs. N'est-ce pas leur bien, au même titre que le reste ? Quant à moi, je n'aurai plus qu'un but dans la vie, reconstituer le capital trouvé jadis dans mes langes, en présence de M. Delinotte et de mon père Barbenchon et lui faire reprendre la route de Bretagne d'où il est venu.

- De cela nous reparlerons, Pierre-Paul et j'espère arriver à vous convaincre de l'inutilité de vos scrupules. D'abord, il faut que cette affaire soit réglée et que je me débarrasse de l'argent, puisque vous n'en voulez pas. Il faut, avant tout, trouver un moyen qui ne s'éloigne pas trop des intentions du mort. Vous pouvez m'y aider, Pierre-Paul, et avec le concours du capitaine, du maire et du notaire, c'est à croire que nous arriverons. Ce sont tous gens d'honneur, et dont l'avis doit être écouté.

- Pourvu que, comme je vous l'ai dit, nous soyons écartés, Clotilde et mol, de toute combinaison, je suis tout disposé à me conformer à leur avis, à faire ce qu'ils conseilleront.

- Alors, tout est pour le mieux, et il me vient une idée qui me parait lumineuse. Dans la journée, je verrai M. Quéruelle, le maire et le notaire, et à nous cinq, car vous en serez, nous formons une sorte de conseil de famille à bord du Myosotis, à l'abri des indiscrets, et si cela vous va, Pierre-Paul, comme aux autres, nous déjeunerons en mer, et je crois que tout se terminera pour le mieux. Qu'en dîtes-vous ?

Tout en poursuivant la conversation, le peintre reprit son travail et Pierre-Paul restait en admiration de la rapidité avec laquelle la Bretonne sortait, pour ainsi dire, de la toile au milieu des tamarins, et dans le cadre si charmant qui l'entourait. Il ne pouvait même pas s'empêcher de faire part de ses impressions à l'artiste que ses approbations réjouissait.

- Monsieur, dit-il, oserai-je tous adresser une requête, une prière plutôt ?

- Dites, toujours, patron, et si c'est faisable, d'avance j'y souscris.

- Excusez ma hardiesse, Monsieur Duhommey, mais ce que je vous demanderais, ce serait de mettre là, en avant de la Bretonne, l'image de Clotilde tordant le linge de la lessive, et un peu plus loin, la mienne en admiration devant elle, lorsqu'elle me fit l'aveu de son affection. À tout instant de ma vie, cela me rappellerait un de mes plus heureux jours.

- C'est entendu, Pierre-Paul, mais vous en aurez de meilleurs encore, s'ils viennent tels que vous les méritez.

- Puissiez-vous dire vrai, monsieur. Il me semble, du reste, que tout va mieux depuis que vous êtes ici, et ce sera, un deuil pour moi de vous voir vous éloigner de Barfleur.

- Ce ne sera pas avant d'avoir arrangé vos affaires, Pierre-Paul, à votre plus grande satisfaction, et aussi à la mienne. Nous en aurons fini plus tôt que vous ne le croyez ou j'y perdrai mon nom ; j'y suis plus intéressé que qui que ce soit, patron, et je le veux, N'oubliez pas que je suis breton, et par conséquent très entêté.

Là dessus, on pliait bagage, et le peintre, après avoir mis en ordre tout son attirail, regagnait la Blanche-Nef où le capitaine Quéruelle, comme d'habitude, bientôt le rejoignit.

Chapitre 13 >

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Journal de la Manche et de la Basse-Normandie

Année

1910

Source

Gallica