Au bout de quelques instants, Pierre-Paul revint sur ses pas. Il était tard déjà et le calme à peu près complet régnait dans le bourg. On n'entendait d'autre bruit, dans le petit port tranquille, qu'un faible remue-ménage à bord des bateaux de pêche qui se préparaient pour la sortie nocturne, et plus loin, du côté du Montfarville, quelques sourds mugissements du bétail dans les herbages et des cris de chats-huants qui se répondaient à l'entrée de leurs crevasses, dans les murs croulants des gentilhommières voisines et à demi ruinées, ou dans les trous des saules décrépits.
Non loin de la gare, sur le chemin même de la Bretonne, il aperçut une lueur assez falote, derrière les vitres poussiéreuses de la pauvre demeure où il avait été élevé, celle de Barbenchon et de sa mère nourricière qui, avec presque un quart de siècle de plus sur la tète, achevaient de vivre dans la solitude. Leurs trois garçons naviguaient, suivant l'occasion, soit au long-cours, soit à bord des morutiers de Granville et de Fécamp, à Terre-Neuve ou en Islande ; et de leurs quatre filles, deux étaient mariées à des pêcheurs du bourg peu aisés ; les deux autres étaient en service dans le voisinage, tantôt ici, tantôt là, à Valognes ou à Cherbourg, et bonnes filles, faisaient parvenir aux vieux parents, dans leur logis de Barfleur, jadis si bruyant, aujourd'hui taciturne et solitaire, tout ce qu'elles pouvaient distraire de leurs gages peu rémunérateurs. Mais tout cela nallait pas loin, même joint à la maigre retraite du vieux pêcheur à demi perclus ; et c'était la vie assez difficile dans un antique ménage d'impotents sans intervention constante et discrète de Pierre-Paul.
Barbenchon, couvert de rhumatismes, ne sortait presque plus, sauf les jours de beau soleil qui lui mettaient quelque chaleur vivifiante dans les jambes et lui permettaient d'aller, cahin-caha, appuyé sur sa canne de buis, s'asseoir le plus près possible de la mer, sur de vieux mâts autour desquels poussait une herbe grêle, ou des débris de vergues hors d'usage, où il retrouvait d'anciens camarades aussi fourbus que lui, et qui s'entre-racontaient toujours les mêmes histoires de leur bon temps. Ces rudes routiers de la mer, prématurément vieillis par elle, ne sauraient cependant vivre loin d'elle. Il leur faut la voir et l'entendre eu fumant leur éternelle pipe, et ils seraient bientôt déroutés s'ils n'avaient son doux ou tumultueux tapage dans les oreilles, et si leurs yeux, rongés par le hâle, aux paupières sanguinolentes, ne pouvaient plus être les témoins de ses calmes et de ses colères.
La vieille, comme Barbenchon appelait sa compagne de tant d'années de peines, sinon de misères, était restée plus allante, et vive encore, malgré sa taille déformée par la fatigue constante et les couches nombreuses, elle faisait un presque continuel en trottinant sur l'aire avec ses sabots faits chacun d'un seul morceau de bois, rembourrés avec de la paille, pour entretenir la chaleur, et discourant souvent toute seule quand Barbenchon ne lui faisait point l'honneur de l'écouter, assez sérieusement à son idée. Pierre-Paul s'y rendait assez fréquemment depuis son congé militaire accompli lors de sa vingt-deuxième année, car il avait devancé l'appel pour être plus tôt son maître. Il gardait le souvenir des jours lointains de l'enfance, quand la petite vieille ratatinée d'aujourd'hui, alors solide et plantureuse, ne faisait pour ainsi dire pas de différence entre l'étranger et sa nombreuse nichée, et l'entourait comme les autres de sa sollicitude maternelle. Il lui en gardait une profonde reconnaissance, et même une affection filiale dont elle se montrait toute fière lorsque le robuste garçon, nourri de son lait, pénétrait dans le logis et s'écriait joyeusement :
- Eh bien, maman, ça va-t-il toujours comme vous voulez ?
Il ne lui laissait même pas le temps de répondre, car tout aussitôt il l'entourait de ses bras, l'étouffait presque en l'embrassant alternativement sur ses joues ridées comme de vieilles pommes de reinette et si heureuse qu'elle en pleurait. Alors, Barbenchon intervenait d'une façon comique et pleine de bonne humeur, même quand ses douleurs le travaillaient dur :
- Ah ça, Pierre-Paul, j'espère que tu ne vas pas me la démolir et que tu m'en laisseras bien quelques morceaux!
Toujours est-il qu'avec lui la joie pénétrait dans la demeure et qu'il lui suffisait de paraître pour ravigoter les deux vieux qui l'adoraient et se querellaient parfois à son sujet, histoire de savoir lequel des deux il préférait.
C'était son plaisir de s'y montrer à l'heure de la soupe et d'en prendre sa part, au coin de l'âtre, dans la saison dure, ou bien assis entre eux deux sur le banc de pierre extérieur, l'assiette profonde sur les genoux, dans les belles soirées de calme estival, où le soleil ne se couchait pour ainsi dire pas, et où les chalutiers comme le Pluvier ne trouvent pas assez de vent au large pour traîner fructueusement leurs filets. Alors, Pierre-Paul s'épanchait en compliments sans fin, toujours les mêmes, qui ravissaient d'aise la brave femme et inondaient de joie son vieux cœur.
- Maman, disait-il, la soupe à la graisse, aux choux et aux pommes de terre, toutes les ménagères de la contrée la confectionnent d'une "façon supérieure, on ne peut pas dire le contraire; mais il n'y en a pas deux pour la réussir comme vous. Pourriez-vous me dire comment cela peut se faire, car enfin c'est toujours la même chose ?
- Je me suis souvent demandé pourquoi, interrompait Barbenchon ; mais il n'y a pas moyen de dire que ce n'est pas la pure vérité.
Elle, qui s'en redressait, répondait invariablement :
- Tu ne sais ce que tu dis, Pierre-Paul. Choux, légumes de toute sorte, etc. etc. cela ne signifie rien du tout. La graisse, vois-tu, tout est là, et pour la fondre il faut surtout mesurer la dose de toutes les plantes aromatiques nécessaires, aussi ne pas la perdre de vue un instant, enfin savoir comment s'y prendre pour la durée de la cuisson, et quand c'est fini, il faut encore que ça embaume toute la maison. C'est peut-être aussi mon secret, mais je l'enseignerai à ta femme quand tu seras marié, car il est temps d'y penser, Pierre-Paul, si le cœur t'en dit.
Lui qui n'était pas encore pris comme il devait l'être bientôt, répliquait en riant qu'il avait bien le temps et que l'on en reparlerait, l'heure venue, par exemple la semaine des quatre jeudis.
Alors, on causait de tout et de tous, des absents qui trimaient au loin, sur la mer, chacun à sa manière, et qui ne donnaient pas souvent de leurs nouvelles, dans un temps où les uvres de Mer étaient on mesure déjà de faire parvenir régulièrement les correspondances sur les lieux de pêche et réciproquement. Sur les bancs, on n'a pas toujours le loisir d'écrire.
Il en arrivait cependant, et l'on en avisait aussitôt Pierre-Paul qui venait. au plus tôt, faire la lecture, car on ne savait pas lire chez le pêcheur Barbenchon, ni lui ni sa femme ; garçons et filles, dans leur jeunesse, ne connaissaient pas beaucoup le chemin de l'école. Aussi, quand la lecture de la missive laconique était terminée Barbenchon ne pouvait s'empêcher de dire :
- As-tu de la chance, toi, Pierre-Paul, dêtre savant comme un notaire ! De mon temps, nous savions à peine lire dans les livres et les abécédaires, et quand les jeunes partaient pour Terre-Neuve ou pour l'Islande, on n'était pas sûrs de les voir revenir. Une fois disparus derrière l'horizon, on n'entendait plus rien d'eux pendant de longs mois. C'était dur, et il faut bien reconnaître qu'avec le temps le bonheur des hommes augmente tous les jours.
Et pendant que la mère, très émue, s'essuyait les yeux avec le dos de la main :
- Tout ce que tu voudras, Barbenchon, mais j'aimerais mieux les voir ici.
- D'accord ; mais tu sais où ils étaient, il y a quelques semaines et qu'ils se portaient bien ; c'est déjà quelque chose. Il est certain qu'ils ne peuvent nous joindre, entre la soupe du matin et celle du soir, et que des semaines passeront encore avant de les voir revenir ; mais n'est-ce pas un vrai plaisir que d'entendre parler d'eux ?
- Relis-nous encore cela, Pierre-Paul, plus doucement, jusqu'à ce que nous la sachions par cœur, reprenait la mère, mélancolique, mais aussi très enchantée.
Alors, sans impatience, il recommençait la lecture jusqu'à trois et quatre fois. Et ce n'était pas tout, car après cela, il fallait répondre, et sans perdre de temps, et c'était encore Pierre-Paul qui s'en chargeait, sous la dictée des deux vieux tout à fait comiques dans le choix de leurs expressions, parlant le plus souvent tous deux à la fois, pour le plus grand embarras du secrétaire, d'autant plus que la dispute sengageait bientôt entre les deux correspondants qui s'entrecoupaient la parole et s'invectivaient.
Il y avait, dans un petit placard voisin de la cheminée, du papier, de l'encre et quelques plumes, précédemment apportés par Pierre- Paul qui, pour être agréable aux deux anciens qui s'en émerveillaient, avait choisi un papier avec en-tête de fleurs peintes en couleurs très vives, ou bien un oiseau bleu ou rouge avec des yeux en or, tenant dans son bec une enveloppe toute blanche, et qui s'envolait, les ailes déployées, sûrement par delà les mers.
Lorsque Pierre-Paul était installé à la table, c'était curieux de voir Barbenchon rapprocher sa chaise rembourrée et la maman debout, près de l'écrivain, tantôt les deux mains posées à plat sur les hanches, tantôt tortillant entre ses doigts amaigris le coin de son tablier, sans doute pour trouver de bonnes idées. Et cela débutait toujours de la même façon, invariablement.
Elle allait, elle allait toujours, pour ne pas dire grand chose, sinon des suites de nouvelles locales, et chaque phrase commençant ainsi : « Je te dirai que... » à la mode de la campagne, et si longtemps, si longtemps que Barbenchon voyant les quatre pages bientôt couvertes, bougonnait et disait assez brusquement que son tour était venu et que la vieille abusait vraiment de sa patience ; et, très froissé du peu de cas qu'on semblait faire de lui, dictait ceci d'un ton agressif à Pierre-Paul qui ne pouvait s'empêcher de sourire :
« Mon cher garçon, Je t'écris ces deux mots pour te dire que ta mère, qui n'en finit jamais quand elle écrit comme quand elle bavarde, ne me laisse que la place de te mander que j'ai toujours de la faiblesse dans les jambes, surtout la droite, qui ne sera bientôt plus qu'une vieille loque, avec laquelle je t'embrasse de tout mon cœur en attendant le plaisir de vous revoir tous à Barfleur. »
Et Pierre-Paul signait de sa plus belle ronde : « Zoé et Hippolyte Barbenchon » ; relisait la lettre tout haut et après l'avoir pliée et glissée sous l'enveloppe, mettait la suscription :
« Monsieur Casimir Barbenchon matelot pêcheur à bord de la goélette Louise du port de Granville Banc de Terre-Neuve aux bons soins des uvres de Mer Paris »
Cela fait, il souhaitait la bonne nuit à maman, très fière de son beau style, et au vieux père mécontent d'avoir été réduit à la portion congrue, s'en allait jeter la lettre à la poste et rentrait coucher à bord du Pluvier pour être prêt à appareiller dès la première heure.
Ce soir là, voyant de la lumière, il se dirigea donc vers la maison, très désireux de raconter ses peines à maman, comme autrefois ses gros chagrins d'enfant. Sur le point d'y pénétrer, il se ravisa. À quoi bon faire de la peine à ces braves gens, leur montrer une physionomie dolente et troubler le calme ordinaire de leur intérieur ? Non, il serait toujours temps de les mettre au courant, à moins que les bruits du dehors no parvinssent jusqu'à leurs oreilles. De cela il n'était pas le maître. Assurément, le capitaine et M. Delinotte sauraient s'en taire, mais Blandamour ne serait peut-être pas aussi. discret et se vanterait, c'était à croire, d'avoir repoussé son argent en lui relussent Clotilde.
Cependant, comme à tous les amoureux, surtout ceux qui ont des peines, la solitude du soir ne lui déplaisait pas, et les deux mains croisées en arrière, reprit sa marche mesurée, sans trop savoir où il se dirigeait, n'ayant rien autre depuis des jours, dans la pensée que ce refus brutal et incompréhensible d'un homme inabordable, que l'écoreur Laloy tenait à sa merci et pouvait mettre sur la paille quand il lui plairait. Le pire, c'est que du même coup Clotilde y serait aussi, et rien n'était pour lui plus pénible que l'idée de cet oubli des siens par un père intraitable qui les livrait à la mendicité et ne voulait pas voir qu'au premier jour pour vivre, ils n'auraient pas d'autres ressources que de recueillir, à la basse-eau, ce qu'ils pourraient de moules, de coques, de palourdes et de toutes ces petites coquilles inépuisables qui se renouvellent à chaque marée, puisque le méchant bateau de Blandamour s'en irait peut-être dans la débâcle, à coup sûr dans la ruine, car le premier sou lui manquait pour les réparations aujourd'hui nécessaires, bientôt indispensables.
Ainsi déçu, et d'une façon si inqualifiable, il s'irritait contre lui. Plus il réfléchissait à l'échec du capitaine Quéruelle, plus il songeait à des sévices contre Blandamour, homme contre homme, en un coin de la grève plus solitaire qu'ailleurs, du côté de Gattemare, par exemple, - encore un nom laissé par les somme tant d'autres, dans ces parages si longtemps ravagés par eux, bien avant le terrible Sidney-Smith, quand ils partaient de Barfleur pour mettre à sac toute la Basse-Normandie -. Blandamour en aurait vu bien d'autres, s'il avait vécu dans ces heures de massacres, de pillages, d'incendies et de misères incessantes !
Mais, quelle drôle de manière d'arranger les choses, au gré de ses plus chers désirs ! d'avancer dans les bonnes grâces de Blandamour, jusqu'alors si revêche, si intraitable et de le ramener à de meilleurs sentiments ! C'est à deux cents mètres à peine de la Bretonne qu'il se faisait ces réflexions un peu décousues, un soir qu'il marchait, pour ainsi dire sans s'en douter, vers le logis de Blandamour, sachant là, derrière la fenêtre, comme tous les soirs, Clotilde occupée, travaillant à réparer les effets des petites sœurs, à la lueur d'une méchante chandelle fumeuse qu'il fallait moucher souvent, et dont la lumière devenait beaucoup plus vive en passant à travers l'eau claire d'une carafe de verre à ventre rebondi, entre la chandelle et la jeune ouvrière laborieuse, et dont le fuseau presque aveuglant s'allongeait jusque sur le chemin.
Ainsi, Pierre-Paul la voyait sans qu'elle s'en doutât, toujours attentive à l'ouvrage, ne perdant jamais un instant, et de plus en plus cela le confirmait dans cette idée qu'une fille aussi accomplie serait infiniment précieuse dans un ménage et faite pour donner plus de cœur encore à la besogne à quiconque aurait la chance de cueillir cette fraîche fleur de jeunesse.
Ce bonheur ne lui semblait pas réservé, grâce au gardien farouche de la Bretonne, rivé de plus en plus à son idée fixe et qui, dans son voisinage, trouvait des acolytes empressés à surveiller le jeune patron du Pluvier et à lui rendre compte de ses allées et venues.
Lui ne se cachait pas. Le chemin lui appartenait comme à tout le monde, et il était bien libre d'y marcher à son gré et de s'arrêter où il lui plairait, même à proximité du logis de Blandamour si c'était son idée.
De loin, il apercevait Clotilde attentive à son ouvrage, pendant que les petites sœurs s'endormaient, la physionomie attristée, éclaircie en plein par la lumière de la chandelle, à travers le bocal d'eau limpide. Assurément elle avait des chagrins : sans doute la contrainte imposée par l'autorité paternelle et l'évanouissement, qui s'en suivait, de ses plus chères espérances. Des fois, la croyant seule avec les fillettes endormies, il avait des velléités de pénétrer tout d'un coup, sachant Blandamour en mer, pour lui dire qu'il était aussi malheureux qu'elle et que son unique mais invincible crainte était de la voir céder à des instances de tous les jours, et pas assez forte et résolue pour résister à des obsessions réitérées.
Ainsi sa propre énergie, à lui-même, s'usait dans l'attente, et poussant toutes choses à lextrême, il finissait par croire toute espérance vaine et s'imaginait mal secondé par cette amoureuse trop passive qui lui semblait manquer de résistance et surtout de volonté, oubliant tout ce qu'elle devait endurer d'ennuis, de conseils tantôt insinuants, plus souvent brutaux, de la part d'un père irrité qui s'exprimait sans ménagements et sans circonlocutions. Et pourtant, calme devant les menaces et rebelle aux insinuations caressantes, sans perdre patience un seul instant, sans se départir de sa soumission filiale, elle subissait des assauts quotidiens avec un stoïcisme extraordinaire pour sa nature plutôt frêle, et qui finissait par porter à son comble la colère de Blandamour, tout en l'intimidant un peu. Aussi devenait-il plus insupportable de jour en jour, plus acrimonieux, sentant surtout la ruine imminente et la vente prochaine de la Bretonne au dernier enchérisseur. Et il s'en prenait à Clotilde avec une irritation croissante, à peine entré dans la maison, au retour de la pêche.
Un jour, il s'emporta même en une colère d'autant plus violente qu'il se heurtait, comme toujours d'ailleurs, à la douceur de Clotilde. Ayant commencé par gémir sur le triste sort qui les menaçait tous, la Bretonne une fois vendue, et irrité par le silence de sa fille, il dit, doucereusement d'abord :
- Cependant, si tu le voulais, Clotilde, le pire des malheurs serait évité ; toi seule peut nous tirer de là.
- Je suis prête, fit-elle, que faut-il faire ?
- Une chose toute simple ; et si tu refuses, c'est que tu n'es qu'une sans-cœur.
- Parlez, reprit-elle de sa voix douce mais un peu tremblante.
- Oui, Clotilde, une chose toute simple, et qui ferait le bonheur de beaucoup d'autres : il faut te marier.
- Mais, père, s'écria-t-elle en se posant devant lui, les yeux dans les yeux, vous savez bien que je ne demande que cela.
En présence de cette déclaration inattendue, mais au sens de laquelle il ne se méprenait pas, une impression de colère désappointée se peignit sur son visage. Cependant il se contint et parlant avec autant de calme que possible :
- Tu n'oserais pas dire que le parti n'est pas bon, je suppose, fit-il d'un air dégagé, et combien à ta place ne se trouveraient-elles pas très heureuses ? C'est Aristide Gardin, tu sais, le fils du maître voilier du port. Pas plus tard qu'hier il m'en a parlé, au moment où je débarquais. « Maître Blandamour, m'a-t-il dit, il y a longtemps que je pense à cela. Mon père vieillit et a besoin de repos ; la maison me reste et comme j'en ai fini avec le service militaire, je suis votre homme, si vous ne dîtes pas non. » Alors, Clotilde, c'est à toi de répondre.
Des larmes coulaient des paupières de la pauvrette, roulaient, pesantes, sur ses joues fraîches, et elle garda pendant quelques instants le silence.
Impatienté, il insista aussitôt :
- Eh bien, tu ne dis rien ?
- Non. fit-elle, je n'ai rien à dire, surtout quand il s'agit d'un garçon aussi universellement et justement méprisé.
- Alors, tu refuses ? Alors c'est toi qui me chasses d'ici ?
- Vous savez bien qu'il ne dépend que de vous d'y rester, et que quoiqu'un serait heureux si vous le vouliez. C'est ce quelqu'un là que 'j'épouserai ou je ne me marierai pas.
- Toi aussi ! S'écria-t-il. Est-ce quo le maire et le capitaine Quéruelle t'auraient fait la leçon pour que tu sois avec eux en faveur de cet intrus, de cet Anglais ?
- Je nai besoin de personne, et du reste personne ne m'en donne. Mais je suis bien malheureuse en voyant que vous n'avez pas de pire ennemi que vous-même, et que si vous courez au-devant de votre malheur, c'est que vous le voulez bien. Moi, n'importe où, ici ou là, je gagnerai ma vie ; mais les trois petites, y pensez-vous, et que voulez-vous qu'elles deviennent s'il arrive qu'il n'y ait plus de pain dans la huche ?
- Et toi, y penses-tu, fille dénaturée, - d'une façon grotesque il en venait aux gros mots, aux expressions solennelles, emphatiques, qui lui paraissaient de mise dans la circonstance, - penses-tu que, dans quelques jours, si elles n'ont rien à manger, ce ne sera point ta faute ?
Elle entrevit sans doute le tableau de désolation si cruellement évoqué par Blandamour dans la détresse de son intelligence, car elle ne répondit pas immédiatement. Lui, croyant l'avoir ébranlée, insista avec maladresse :
- Non, non, Clotilde, tu ne feras pas cela, tu ne te conduiras pas ainsi, si tu penses à ta pauvre mère défunte !
À ces mots si inconscients, elle éclata, ayant trop de larmes pour plus longtemps les contenir.
- Ah ! maman, maman, sanglota-t-elle entre deux spasmes, si elle était ici, je suis sûre que vous parleriez autrement.
Il y eut un nouveau silence ; mais Blandamour, dans sa colère irraisonnée, n'était pas homme à en démordre, et il reprit, d'un ton qui semblait ne pas admettre la réplique :
- J'ai promis a Aristide Gardin et à son père une réponse dans la huitaine. Que leur dirai-je ?
- La vérité, fit-elle avec énergie. Vous leur direz que Clotilde Blandamour a engagé sa promesse et qu'elle épousera Pierre-Paul ou personne.
- Ce sera toujours si je le veux, vociféra-t-il hors de lui-même, et s'avançant vers sa fille, les bras croisés et la menace aux lèvres.
Devant cette attitude, elle demeura impassible, ce qui l'intimida, et elle répliqua avec beaucoup de sang-froid :
- Est-ce que le moment ne viendra pas où vous n'y pourrez plus rien ?
- Qui t'a donc si bien instruite ?
- Je me suis informée, répondit-elle, et tout le temps qu'il faudra, j'attendrai, puisque vous me refusez le bonheur de vous sauver tous ici.
- Tu t'es informée, rugit-il, dans un nouvel accès de colère, et c'est lui, sans doute, qui t'a si bien renseigné ?
- Non, il n'en sait pas, à ce sujet, plus que je n'en savais moi-même ; c'est le notaire, M. Nicolas, puisque vous voulez le savoir, qui m'a appris mes droits futurs.
Cette fois, il n'y tint plus.
- Le notaire, s'écria-t-il, en meurtrissant le bras de Clotilde dans sa poigne de fer, le notaire, celui qui, dans quelques jours, vendra la Bretonne ?
- Je l'ignore, fit-elle, en pâlissant sous l'étreinte brutale ; il ne m'en a rien dit.
- Eh bien ! va le lui demander, hurla-t-il, d'une voix rauque, en marchant vers la porte ; il n'y a plus de place ici pour une fille de ta sorte : va-t-en, et tu n'y rentreras, avant les enchères, que si tu permets à Aristide Gardin de t'y rejoindre. Quant à l'autre, qu'il prenne garde à sa peau, c'est tout ce que j'ai à lui dire. As-tu compris ?
- C'est bon, dit-elle, je m'en vais.
Elle fit quelques pas vers la porte, non loin de laquelle les trois fillettes, insouciantes, jouaient en riant aux éclats, sortit et les embrassa convulsivement l'une après l'autre, puis rentra, et s'adressant à Blandamour, qui tournait dans la Bretonne comme un lion derrière les barreaux de sa cage :
- Et ces trois-là, interrogea-t-elle, qu'allez-vous en faire quand je ne serai plus ici ? Laissez-moi au moins venir quand vous serez en mer, puisque vous ne me verrez plus.
Il eut la conscience de sa cruauté et comprit. qu'il ne pouvait faire quatre victimes pour une.
- Comme tu voudras, dit-il, pourvu que je ne te rencontre pas.
Elle enveloppa, dans une large serviette presque usée, quelques hardes indispensables, et s'éloigna toute éplorée. Où aller ? À qui s'adresser pour lui conter ses peines et se mettre eu quête de travail ? A Pierre-Paul ? Ce n'était pas faisable. Elle pensa soudain au capitaine des douanes et se dirigea, à pas rapides, vers la caserne. Un planton se trouvait là auquel elle s'adressa timidement :
- Je voudrais, dit-elle, rougissante et confuse, parler au capitaine Quéruelle. Est-ce qu'il est ici ?
- Oui, à son bureau.
- Et seul ?
- Je le crois; mais attendez, je vais voir.
Il s'éloigna, ne tarda pas à revenir et l'introduisit. Le capitaine, debout à l'entrée de son bureau, attendait. En reconnaissant Clotilde, il s'effaça et lui dit affectueusement :
- Mademoiselle Blandamour, que puis-je faire pour vous être agréable ?
La voyant toute éplorée, les yeux gonflés et rougis, et qui, certainement, n'avaient pas encore tout pleuré.
- Remettez-vous, continua-t-il. Venez, asseyez-vous là et déposez votre paquet sur cette chaise ; vous vous expliquerez quand vous serez mieux.
Et après quelques instants de silence :
- Il y a donc du nouveau à la Bretonne ?
- Oui, monsieur, il y a que j'en suis chassée par mon père et que je viens vous trouver, car je sais que vous aimez Pierre-Paul et que vous m'aiderez peut-être à trouver de quoi gagner ma vie. Si je me suis trompée. Pardonnez-moi.
- Vous ne vous êtes pas trompée du tout, ma pauvre enfant. Tout ce qu'il sera possible de faire, je le ferai, n'en doutez pas ; et de concert avec M. le Maire et avec Pierre-Peul, nous réussirons, je l'espère.
Sur sa demande, elle lui raconta ce qui venait de se passer et l'impitoyable exigence d'accueillir le voilier Gardin pour sauver la Bretonne en désintéressant l'écoreur Laloy. Est-ce que jamais Pierre-Paul avait demandé autre chose ? Et c'était bien naturel puisqu'il l'aimait, et que c'était pour elle, pour l'obtenir qu'il lui avait, à. plusieurs reprises, parlé de cette combinaison si simple et si acceptable, puisque Blandamour l'acceptait bien d'un autre, et que tout ainsi arrangerait les choses pour le mieux.
- Ne parlons plus de cela, interrompit le capitaine, nous y perdrions notre temps. Blandamour n'entendra jamais raison à ce sujet. Sa haine contre Pierre-Paul n'a pas de raison d'être et c'est pour cela qu'elle est intraitable et que votre père ne reviendra jamais sur ses préventions. Pour le moment, occupons-nous de vous. Ce qu'il vous faut, avant tout, c'est un billet de logement. Restez ici en m'attendant, je vous y rejoindrai aussitôt que possible. Le jeune patron du Pluvier ne rentrera pas avant la marée du soir, et il faudra que je l'instruise, avec des ménagements, de ce qui est survenu depuis son appareillage et des démarches, heureuses je l'espère, que j'aurai faites dans la journée. À bientôt donc et ne vous impatientez pas.
Il s'éloigna, donna l'ordre au planton de ne laisser entrer personne pendant son absence, et s'en alla tout droit vers le logis de Barbenchon. Les deux anciens, en l'apercevant, se levèrent, et le vétéran, toujours appuyé sur sa canne, salua militairement. Sans autre précaution oratoire, le capitaine les fit se rasseoir et dit :
- Je viens vous demander un service, pour moi personnellement d'abord, et surtout pour Pierre-Paul.
La vieille mère, pensant aussitôt à un malheur possible, s'écria :
- Mon Dieu! lui serait-il arrivé quelque chose ?
- Tranquillisez-vous, reprit l'officier. Pierre-Paul est en mer pour le quart d'heure, et en avançant de quelques pas sur le chemin, vous verriez aisément son cotre tirant des bordées au large en intendant d'avoir assez d'eau sous sa quille pour rentrer au port. Supposez que c'est lui qui vous parle par ma bouche, car j'ai la certitude qu'il ne désavouera pas ma démarche. Pouvez-vous abriter, pour une nuit ou deux, la jeune Clotilde Blandamour que son père vient de chasser de la Bretonne précisément parce qu'elle en tient pour Pierre-Paul et que lui veut la donner à un autre, le fils du voilier Gardin, pour sauver sa cambuse que Laloy se dispose à faire vendre ?
- Oui, répondit Barbenchon, nous avons su quelque chose comme cela ; c'est pourquoi le garçon est si triste depuis quelques jours.
- II faut qu'il soit fou ce Blandamour ou possédé, pour préférer à notre Pierre-Paul ce voilier de malheur qui s'est perdu dans la garnison de Cherbourg, qui possède tous les vices, et dont la triste réputation, depuis son retour, est déjà établie dans Barfleur.
Ainsi commençait la vieille maman, et elle en allait dévider tout un chapelet, selon son habitude, lorsque le capitaine Quéruelle l'arrêta tout court :
- Oui, oui, c'est une chose entendue, Mme Barbenchon et la jeune Blandamour, n'est pas faite pour cet ivrogne, mais faisons vite, car nous n'avons pas de temps à perdre pour le moment. Répondez-moi donc tout simplement si vous pouvez loger sous votre toit celle que je tiens pour la future femme de Pierre-Paul ?
- Nous n'avons rien à lui refuser ici, monsieur Quéruelle, et nous y sommes assez au large, depuis que filles et garçons se sont envolés, pour faire une place à celle que vous nous amenez. Mais hélas ! il nous manque bien des choses, et...
- Ne vous inquiétez de rien, je vous prie; deux de mes hommes vous apporteront le nécessaire pour installer une couchette dans le coin que vous voudrez. C'est tout ce que je vous demande pour elle, en attendant qu'avec l'aide du maire nous lui trouvions quelque chose pour vivre en travaillant, et pour faire vivre ses trois jeunes sœurs, puisque Blandamour est assez aveuglé pour ne point penser à elles dans la circonstance. En attendant, merci pour Pierre-Paul que je vais instruire de tout cela, aussitôt son retour du large, mais qui ne pourra se présenter ici jusqu'à nouvel ordre, vous le comprenez.
Et, après avoir affectueusement serré les mains des deux vieux, le capitaine se retira.
Maintenant il s'agissait de ne pas manquer Pierre-Paul à son retour du chalut pour lui apprendre la nouvelle tournure des choses. En attendant, le capitaine fit porter ce qu'il fallait chez les Barbenchon par deux de ses hommes auxquels il confia Clotilde, avec la consigne de la surveiller de près en cas de mauvaise rencontre, et de la protéger, s'il y avait lieu, contre qui que ce fût. Même il les suivit de loin et ne revint sur ses pas qu'après l'avoir vue pénétrer dans le modeste et hospitalier logis. Puis il se mit à faire les cent pas sur le quai eu attendant le retour de Pierre-Paul.
À la nuit tombante, sous lœil embrasé du grand phare déjà allumé et sous le reflet frissonnant des deux petits feux rouges scintillant l'extrémité des jetées, le Pluvier donnait dans les estacades, mollissait ses écoutes et entrait doucement sur son erre pour s'amarrer bientôt juste en face du poste des douaniers, avec ce bruit particulier de voiles amenées, de cordages qu'on enroule sur le pont, d'avirons que l'on rentre à bord, de paniers chargés de poisson. que l'on débarque pour les ranger à terre avant de les charrier jusqu'au chemin de fer, etc., et quand tout fut mis en ordre, le patron pénétra dans l'étroite chambre pour se débarrasser de ses effets de mer, ce qui ne fut pas long, remonta l'échelle au bout d'un instant, sauta du pont un peu surélevé, à cause du flot presque au bout de son flux, et se jeta dans les bras du capitaine Quéruelle, pendant qu'un sous-brigadier et deux hommes procédaient à la visite du cotre. De notoriété publique, Pierre-Paul ne pratiquait pas la fraude. Mais le fisc étant soupçonneux de sa nature, fait toujours sa visite minutieuse et, de même que Saint-Thomas, n'est édifié qu'après avoir vu. Et quoi de plus facile, en effet, à un bateau pêcheur, si la surveillance attentive n'existait pas, que de communiquer en pleine mer avec un navire étranger chargé de fraude, et de courir la chance d'un gros bénéfice, au risque d'une surprise. Et puis, la douane ne connaît pas toutes les caches d'un bateau ou toutes les ruses d'un équipage madré, et il n'est pas rare comme on dit, de lui en passer sous le nez.