Les Humbles de la Mer 7/14

Texte

Chapitre VII

Dans l'état d'esprit si profondément troublé de Blandamour, celui-ci doutait de moins eu moins de l'origine anglaise de Pierre-Paul. À force de se le répéter, il avait fini par y croire, comme ces menteurs incorrigibles, à la longue persuadés de la réalité des histoires qu'ils inventent et qu'ils racontent. Au fond de sa conscience, il se sentait coupable. Mais, et c'était son excuse, grâce à une sorte d'auto-suggestion, il était devenu sincère. Cela ne suffisait malheureusement pas à arranger les choses, et la désertion d'Aristide Gardin n'était pas faite pour le remettre dans son assiette. À qui se plaindre ? Il ne le savait, puisque personne ne voulait écouter ses doléances. Presque involontairement, il se dirigea vers l'atelier de voilerie sans trop savoir ce qu'il allait faire par là, en homme découragé, ou plutôt démoralisé, que rien n'intéressait plus et qui marchait presque automatiquement.

Le temps était superbe et le soleil très chaud, le vieux Gardin réchauffait à ses rayons son corps refroidissant, à demi impotent, emmitouflé dans des couvertures, et les deux béquilles qui lui servaient d'appui pour marcher, ou plutôt se traîner, appuyées obliquement contre un bras du fauteuil où il se tenait assis sur une paire d'oreillers. Travaillé par la paralysie agitante et envahissante, il n'avait plus d'activité, pour ainsi dire, que dans la parole, et dans la conversation s'exprimait avec une volubilité extraordinaire. Son front disparaissait sous son béret de matelot, enfoncé jusqu'aux sourcils, et sortant de dessous le drap de la coiffure, flottaient, autour du visage, des mèches de cheveux très blancs qu'agitait une petite brise tiède venant de le mer, et qui sentait bon la salure marine. Le masque était sans expression et le regard semblait fixé sur quelque chose, dans le lointain, sans qu'il fût possible de savoir où. Depuis longtemps il languissait, et ses deux mains, aux doigts gourds, s'agitaient en un mouvement perpétuel quand elles ne s'attachaient point à quelque chose, tandis que ses jambes molles se balançaient sans que les pieds touchassent le sol, quand il cheminait lentement, appuyé sur ses béquilles dont les poignées rembourrées le soutenaient sans trop le faire souffrir. On en avait compassion, dans le bourg, à cause de son mal incurable et aussi parce qu'on y savait tout ce qu'il endurait, grâce à l'inconduite de son fils, presque invisible depuis qu'il avait fait élection de domicile dans la triste maison de Montfarville, d'où il ne sortait pour ainsi dire plus et où il dévorait à belles dents, .par anticipation, le petit héritage paternel, jusqu'au moment où n'ayant plus rien à emprunter ou à prendre, il serait mis en demeure d'en sortir pour n'y plus rentrer. Il s'était ainsi perdu, pendant son service militaire, dans la compagnie des pires sacripants de l’infanterie coloniale. Et cela, Blandamour ne l'ignorait point, quand il lui jetait, pour ainsi dire la pauvre Clotilde dans les bras et la considération dont il jouissait naguère dans le bourg décroissait au fur et à mesure de son aveuglement, ou pour mieux dire de sa folie. Quant au vieux Gardin, persuadé de la passion apparente d'Aristide pour cette jolie Clotilde, si vaillante et si estimée, cela lui avait remis quelque peu de baume dans le fond de son cœur défaillant. Elle lui semblait faite pour ramener dans le droit chemin un malheureux qui s'en éloignait de plus en plus. Il s'en était même expliqué, dans les commencements, avec Blandamour, ayant alors le vague espoir d'être plus choyé, mieux soigné par cette petite mère si pleine de sollicitude pour ses jeunes sœurs et qui entourerait de soins affectueux le vieil enfant qu'il était si rapidement devenu. La quasi disparition d'Aristide avait eu bientôt raison de ces espoirs, et il en voulait à Blandamour depuis l'expulsion si brutale de la douce et jolie fille qui était la sienne, et qu'il méconnaissait en même temps qu'il la sacrifiait.

Dans cette journée tiède qui réchauffait son corps et réveillait un peu sa raison endormie, les bruits de l'atelier où quelques ouyriers travaillaient en bavardant ou en chantant, sous l’œil de son contre-maître, lui rappelaient des jours plus heureux, lorsque veuf déjà cependant depuis de longues années, il mettait tout son espoir sur la tête de ce gamin qui, devenu Immune, lui infligeait tant et de si lourdes déceptions. Mais ce sont la choses que l'on ne prévoit pas, quand on est robuste encore et vigoureux et qu'un assez long avenir apparaît pour ainsi dire, sans nuages. La bourrasque était venue, meurtrière, et laissant des épaves après elle ; et il s'en allait, dans la double misère physique et morale, sentant l'échéance suprême inévitable et prochaine.

Lorsque Blandamour l'aperçut ainsi enfoncé, au seuil de la voilerie, dans son fauteuil de malade, il s'approcha, et sans autre préambule lui dit :

- Vous me voyez sans demeure, M. Gardin. La Bretonne vient d'être vendue en l'étude de Me Nicolas, et c'est l'écoreur Laloy qui en est maintenant propriétaire. Ce n'est pas sur cela que j'avais compté.

- Oui, oui, répondit péniblement le paralytique, je savais que c'était pour aujourd'hui. Il n'y a plus rien à faire à cela et je vous engage à en faire votre deuil. Celui sur lequel vous comptiez serait-il revenu pour l'occasion, Blandamour, que je n'aurais pas mis dehors une pistole de ce qui me reste dans l'opération que vous rêviez. Nous nous sommes trompés tous deux. voyez-vous, et vous portez la peine de votre égoïsme comme moi celle de ma longue faiblesse. Et vous êtes cent fois moins malheureux que moi.

- Que dites-vous là ? ln terrages Blandamour stupéfait.

- Je dis que si vous n'avez plus de maison, moi je n'ai plus de fils, et que je mourrai tout seul, comme un abandonné.

Et il ajouta, non sans aigreur :

- Vous, Blandamour, s'il vous en arrive autant, c'est que vous aurez cherché votre malheur. Et quand je pense que vous avez chassé votre fille à cause de ce malheureux, je dis que vous n'avez pas volé ce qui vous arrive. Nous avons commis tous deux une mauvaise action, mais je l'expie plus cruellement que vous et j'ai des remords.

- Des Remords ?

- Oui, et vous devriez en avoir comme moi, plus que moi-même ; car, si je savais ce que je lui donnais, vous ne l'ignoriez pas, et c'est un attentat que nous étions en train de commettre là. Vous pouvez tout réparer. Blandamour, en revenant à de meilleurs sentiments à l'égard d'une enfant qui n'a pas sa pareille dans tout le Val-de-Saire. Mais moi, que voulez-vous que je fasse ? Je n'ai plus, avant de partir, qu'à regarder celui dont vous vouliez faire votre complice s'en aller encore dans plus de honte, sinon tout à fait dans l’ignominie.

- Si je n'ai plus de logis, dit assez sèchement Blandamour, c'est à elle que je le dois, vous ne direz pas le contraire.

- Et vous l'auriez gardé au prix de ce marché honteux, auquel hélas ! j'étais consentant, c'est-à-dire en sacrifiant votre fille pour garder vos quatre murs ! Et vous ne voulez pas encore voir que c'était monstrueux, et que vous commettiez un abus d'autorité en disposant de Clotilde comme d'un objet vous appartenant exclusivement. Pour moi, je vois, trop tard, comme vous devriez le reconnaître vous-même, Blandamour, que l'heure de l'expiation sonne toujours pour les pères trop faibles et pour les pères trop égoïstes et trop intransigeants.

Comment, jusqu'à ce vieil impotent qui le condamnait comme les autres, et ne lui mâchait pas ses vérités ! C'était à n'y pas croire et il en demeurait tout interdit, d'autant plus que le maître voilier poursuivait son admonestation presque dans les mêmes termes que le capitaine Quéruelle quelques instants auparavant. C'était à croire que celui-ci lui avait fait la leçon. Mais Blandamour n'était pas homme à l'accepter de quiconque, et les bras croisés et hochant la tête d'un air menaçant, il s'avança vers le paralytique jusqu'au point de frôler presque ses jambes flasques, et durement s'écria :

- Ainsi, vous en êtes aussi, M. Gardin, avec le maire, le capitaine et tant d'autres qui ne veulent pas comprendre mes raisons ?

- Parbleu.! Blandamour, pourquoi voulez-vous qu'il en soit autrement, puisque vous ne leur en fournissez que de mauvaises ?

- C'est donc une mauvaise raison, même aux yeux des gens de ce pays, de ne pas consentir à donner ma fille à qui vous savez ?

- Un Anglais, oui, je sais; le bruit de cette bêtise est venu jusqu'à mes oreilles, et je ne vous en fais pas mon compliment.

Alors, ainsi invectivé, Blandamour perdit la tête, et d'une voix menaçante, qui vibrait avec un accent métallique :

- Et c'est vous qui me reprochez cela ?

- Comme tous ici vous le reprochent ; et, s'il vous restait encore un peu de cœur, ou simplement de raison, vous ne parleriez plus jamais de cela, et vous vous en iriez de ce pas chercher votre fille pour la conduire vous- même à Pierre-Paul qui vaut à lui seul tous les meilleurs garçons de la contrée. Et puis, voulez-vous toute ma pensée ? Eh bien, la voici il faut être fou, Blandamour, et peut-être pire, pour se dire sûr de la nationalité d'un enfant trouvé, sans pouvoir en fournir aucune preuve, et c'est votre cas. Je vous en prie, ne me fatiguez plus de tout cela ; car c'est bien assez pour moi de songer à toutes les misères qui me vieillissent et me tuent, sans avoir à m'occuper de vos imaginations. Ainsi, bonsoir, Blandamour, et quand vous passerez par ici, fuyez ma porte, à moins de vous repentir de la mauvaise action que nous avons commise, et surtout d'en réparer les conséquences, puisque c'est encore en votre pouvoir.

Ce disant, il saisit une de ses béquilles et, avec la poignée rembourrée, heurta la vitre d'une fenêtre de l'atelier. Cela voulait dire qu'il désirait rentrer à cause de la température qui se faisait plus fraîche, et tout aussitôt un apprenti vint l'aider à se relever de son fauteuil et quand il fut debout, c'est-à-dire appuyé sur ses deux béquilles, puisque ses jambes flottaient, molles et inertes, il ne tourna même pas la tête vers Blandamour et rentra lentement, soulevé par deux de ses hommes, pour franchir le seuil surélevé de la voilerie.

C'était un nouveau et rude coup pour le père de Clotilde. Un autre que lui eût peut-être réfléchi à cela, à cette unanimité dans la réprobation de ses actes ; il ne lui en restait, au contraire, que plus de colère au cœur et plus de ressentiment. Puisqu'il lui fallait fuir, en bien ! Il s'en irait, et pour ne pas revenir ! Il en avait assez de cette bourgade de malheur et de ses habitants, tous la tête dans le même bonnet pour le persécuter, sinon pour le perdre. Encore quelques jours, le temps de recueillir ce qui lui reviendrait de la vente, oh ! pas grand chose ! Il s'éclipserait par une marée du soir, pour ne pas être vu, et il ne se montrerait plus jamais par là, à moins qu'un grain ne poussât sa barque en vue de la Bretonne, désormais passée en des mains étrangères. Il ne pouvait en vouloir à l'écoreur Laloy, bien obligé de rentrer dans ses avances et qui lui faisait grâce des intérêts de ses longs crédits. En attendant, il voulut se rendre compte et voir s'il trouverait à se loger quelque part, n'importe où, autour de cette petite baie de Maltot qui formait une sorte de port naturel, dangereux seulement lorsque le vent venant du large s'engouffrait à travers l’étroite ouverture.

Les barques de pêche n'y étaient pas nombreuses ; une demi douzaine tout au plus qui se balançaient au gré du flot, au bout de leurs amarres rigides comme des barres de fer. Sur les bancs, les avirons étaient couchés et les voiles enroulées autour des mâts, une grande voile, un petit foc et une trinquette, et aussi les filets pour pêcher le hareng et le maquereau quand ils donnaient par bancs épais et capables de démolir, rien que par leur masse et leur poids, les filets les plus solides.

Il serait bien placé là, ce n'était pas douteux, surtout à la saison du passage des horribles pieuvres, mangeuses de gros coquillage, qui en dépeuplent en un rien de temps les parages les mieux pourvus, recherchées et bien payées par les pécheurs de Grandcamp qui ne savent pas de meilleur appât pour le congre. Il se rappelait même combien Clotilde était experte dans l'accommodage de leurs parties dures que l'on nomme encornet, savoureuses comme les homards les plus délicats, ce que n'ignorent point les fabricants de conserves des usines bretonnes. Ça, c’était fini comme le reste, et désormais ne s'était-il pas condamné lui-même à se passer de cuisinière ? Donc, quelques jours plus tard, de bonne heure, après avoir .tout préparé pour son prochain déménagement, il se mit en route, par le chemin de Réville, d'un bon pas, pour gagner la crique au plus vite, et bientôt il l'aperçut, scintillante et bleue, sous le soleil matinal, avec ses rubans d'écume qui blanchissaient les rochers amoncelés en un véritable chaos et faisaient du bruit à travers les fissures qui l'absorbaient et la rejetaient, comme autant de gargouilles.

Là-bas, tout à l'extrémité occidentale de l'anse, le poste de la douane, aux murs blanchis à la chaux, pour servir d'amers aux pêcheurs éloignés, rutilait avec un éclat insoutenable, et non loin de lui, Blandamour aperçut une sorte de masure, pour ainsi dire sans toit, avec une porte basse à demi vitrée et collée contre une espèce de hangar où il pourrait abriter ses ustensiles de pêche tant bien que mal. Rien ne pouvait lui mieux convenir, et la situation, lui parut exceptionnellement bonne, parce que, en rentrant de nuit, la lumière du poste lui servirait de fanal indicateur, en supposant que le feu de l'église de La Pernelle fût masqué, sur la hauteur voisine, par quelque nuage orageux et roulant très bas.

Il aperçut, dans le voisinage, un douanier en surveillance, se dirigea vers lui et l’interrogea ; mais, comme Blandamour était un étranger et que, pour le moment, il ne payait pas de mine, l'accueil fut assez froid.

- Voilà, dit-il, une cabine qui me semble, sans locataire ; savez-vous à qui je pourrais m'adresser pour en savoir le prix ?

- Si vous avez quelques minutes à perdre, répondit le douanier, vous le saurez de première main, car notre brigadier Levallois en est le propriétaire. Et tenez, le voilà justement là-bas qui descend du village, non loin de la croix Quilbé que vous avez dû voir en passant si vous arrivez de Barfleur.

- Directement, dit, Blandamour, et si je viens chercher le gîte par ici, c'est que je n'y puis plus rester.

- Ah ! fit le douanier, d'une manière indifférente, il y doit pourtant faire meilleur où l'on est venté comme en pleine mer, et par le Nordêt qui n'est pas toujours drôle.

- Que voulez-vous, l'ami, que cela fasse à une vieille carcasse comme la mienne ? Et pensez-vous qu'il n'y avait que des jours de soleil à la Bretonne ?

- La Bretonne, qu'est-ce que c'est que ça ?

- C'était ma maison qui vient d'être vendue ; et je m'en vais tout simplement parce que cela me ferais trop de peine de la voir tous les jours sans y pouvoir rentrer.

- À votre place, je n'en soufflerais mot au brigadier, il est assez regardant , et s'il ne vous croit pas de bonne paie, vous pouvez chercher ailleurs.

- Comment voulez-vous qu'il en soit ainsi, puisque j'aurai une partie de l'argent de ma cambuse ?

- C'est juste, reprit le douanier ; mais cela ne vous conduira pas jusqu'à vitam æternam. Au fait, cela ne me regarde en rien, et vous vous arrangerez avec le brigadier Levallois.

Celui-ci approchait et se dirigeait vers le poste, son chassepot sous le bras, et sur les flanelles de sa capote se voyait le triple galon d'argent, aven son liseré rouge, signe qu'il était sergent-major dans la réserve et qu'il devait être noté comme très bon soldat.

- Brigadier, dit le douanier, en portant la main à la visière de son képi, voilà quelqu'un qui désire vous parler.

Levallois s'arrêta, et à la vue de Blandarnour qui marchait assez mal, - il s'en fit aussitôt la réflexion, - il lui dit poliment cependant :

- Qu'y a-t-il pour votre service? Accompagnez-moi jusqu'au poste, nous y serons plus à notre aise pour nous expliquer.

- Pas grand chose, répondit Blandamour, je voudrais seulement savoir si vous seriez disposé à m'accepter comme locataire de cette petite cambuse qui est vôtre, et quel serait votre prix ?

- D'abord, interrogea le brigadier, êtes-voue solvable ? Qui êtes-vous ? et d'où venez-vous ?

- Je m'appelle Blandamour, marin-pêcheur inscrit au quartier de la Hougue, et en résidence à Barfleur, jusqu'à ce jour; mais des circonstances pénibles m'obligent de chercher gîte ailleurs, et je voudrais me fixer ici. Cette petite cage ferait bien mon affaire, et pourvu que vous ne dépassiez pas mes moyens, je suis votre homme.

- Blandamour, reprit le brigadier, je connais ce nom, et si je ne me trompe, il a dû vous arriver quelque chose de fâcheux ?

- Oui, ma maison a été vendue récemment, mais cela va me mettre quelque argent en poche, et j'avais, jusqu'à ce jour, des charges que je n'ai plus, alors vous n'avez rien à craindre. Veuf et père de famille, c'est comme si j'étais célibataire, puisque mes quatre filles ne sont plus à ma charge. L’aînée gagne sa vie, grâce au maire de Barfleur et aussi au capitaine Quéruelle que vous connaissez et que vous devez voir fréquemment par ici; les trois dernières, encore des enfants ou presque, sont à l'asile ; alors, avec ma barque, je peux faire une besogne assez heureuse pour vous désintéresser.

- Je ne dis pas non, mais il est toujours bon de prendre ses précautions, et si vous payez d'avance, c'est une affaire entendue.

- Et la porte sera ouverte au premier jour ?

- Dès que vous voudrez ; le temps seulement d'un nettoyage général, et la baraque est prête.

Dans les délais voulus, c'est-à-dire quand il eut touché, en l'étude de Me Nicolas, ce qui lui revenait de la vente de la Bretonne, Blandamour s'installa. Il s'en vint par mer, sa barque chargée de son maigre mobilier, et l'aménagement ne fut pas long. C'était grand tout au plus, comme un roufle de goélette de moyen tonnage, et le brigadier avait dû acheter cela pour pas cher, dans une vente après naufrage, au bénéfice des domaines, se contentant, pour l'extérieur, d'une épaisse couche de goudron qui rendait l'étroit logis presque étanche, mais fournaise en été et glacière en hiver. Qu'importe à ces hommes cimentés sur toutes les coutures, plus souvent au large qu'à la cambuse, et qui ne regardent au temps que pour l'interroger sur les probabilités de la journée ! Certes, il n'y serait pas à l'aise comme à la Bretonne. Le mieux était de n'y plus penser et de s'arranger pour sa nouvelle existence solitaire.

Comment ce fragile domicile, exposé aux vents du large, pouvait-il résister aux assauts fréquents des bourrasques ? Il résistait cependant, grâce à l'ingéniosité du brigadier. Tout autour du roufle, il avait creusé une rigole assez large et profonde, dans laquelle celui-ci s’emboîtait, et rempli la partie creuse d'une sorte de ciment qui, en se durcissant, s'était contracté, et enfin enfoncé dans chaque encoignure une forte pierre qui assurait la solidité du roufle, percé d'une porte basse et d'une étroite fenêtre à vitre en culs de bouteilles qui s'ouvrait du côté de la terre, et d'où l'on apercevait dans les beaux jours le riant coteau de La Pernelle, avec son église haut perché qui semblait en équilibre au bord même de l'abîme. En somme, il ne serait pas mal dans ce nid étroit où il pourrait difficilement cependant loger ses ustensiles de pêche et rêvasser tranquillement quand les bourrasques fréquentes empêcheraient toute sortie.

Après avoir réglé avec le brigadier et aidé au nettoyage qui se fit sur l'heure, Blandamour disposa son intérieur, ce qui ne fut pas long, et s'en alla faire le tour de la baie, non sans haler préalablement sa barque sur l'étroite grève en pente assez accentuée, pour la mettre provisoirement à l'abri du flux et du voisinage d'autres petits bateaux qui pouvaient devenir inquiétants par mer un peu dure et houleuse. Il serait bien là pour y finir tranquillement sa vie laborieuse, en oubliant au plus tôt la maison qui ne lui appartenait plus, qu'il ne voulait plus voir, et la fille révoltée, cause de tous ses malheurs, à laquelle il ne pardonnait pas, même en se rendant compte de l'indignité croissante du triste sire qu'il avait voulu pour elle, dont il ferait certainement la rencontre, à brève échéance, ce qui n'était pas sans l’inquiéter un peu, dans le voisinage de la maison dégradée où il achevait de se perdre. Il sentait en lui, en suivant l'expression du vieux maître voilier, une sorte de complice, et en même temps comme le remords vivant de sa mauvaise action ; mais la volonté lui manquait de rompre avec ce vilain passé dont les illusions n'avaient pas été de longue durée, et qui le jetait là, comme une épave solitaire, sans autre raison de vivre que son misérable entêtement.

Le Capitaine Quéruelle, il lui faudrait bien aussi se trouver sur son passage lors de ses visites aux différentes stations de la penthière , ou bien lorsqu'à la fin de chaque mois, le jour de la solde, quand, par autorisation spéciale, à cause de ses excellents services, il usait de la patache pour régler plus aisément et plus promptement le compte des préposés et des marins de la douane dans tous les postes échelonnés le long de la côte, depuis le Becquet jusqu'au havre de Quinéville. Assurément, une rencontre avec le capitaine le gênerait beaucoup et il ferait tout pour l'éviter, preuve qu'il n'était pas sûr de lui, ni tranquille avec sa conscience, et que la perspective de la solitude prochaine commençait à le troubler.

Chapitre 8 >

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Journal de la Manche et de la Basse-Normandie

Année

1910

Source

Gallica