Les Humbles de la Mer 9/14

Texte

Chapitre IX

À l'hôtel de la rue des Bastions , le capitaine Quéruelle et son compagnon le maréchal-des-logis furent aussitôt introduits et quand l'officier de la douane eut exposé l'affaire, un lieutenant de vaisseau, aide-de-camp de l'amiral, fut chargé de les accompagner jusqu'à la caserne des coloniaux occupant les bâtiments de l'ancien arsenal, sur la rive droite de l'avant-port de commerce. Le colonel était absent pour quelques instants, l'aide-de-camp, muni des instructions de la Préfecture maritime, donna l'ordre d'amener le soldat Gardin. Celui-ci, en présence du capitaine Quéruelle et du maréchal-des-logis de gendarmerie de Barfleur, se troubla aussitôt, devinant de quoi il retournait, et interrogé, se mit à balbutier, et quand, sur l'injonction d'enlever sa casquette apparut la légère blessure du cuir chevelu, occasionnée par le bâton de houx taché de sang et auquel adhéraient encore le morceau de peau et les quelques cheveux arrachés par le coup vigoureusement asséné par Pierre-Paul surpris, se voyant perdu, il ne tenta même pas de nier. L'évidence le terrassait.

Rentré à la caserne, pour l'appel du matin seulement, il s'était refusé à toute explication de son absence nocturne et nul de ses chefs n'était au fait de l'emploi de son temps. La vérité est que, le meurtre commis, il avait regagné Cherbourg, par les chemine solitaires, craignant d'être rencontré et déjà poursuivi par les gendarmes lancés sur les grandes routes de Barfleur à Saint-Pierre-Église et à Cherbourg, et avait rejoint la caserne, espérant peut-être passer inaperçu, au milieu de l'émoi et des derniers préparatifs d'un départ. imminent.

Le lieutenant de vaisseau délégué par la préfecture maritime fut aussitôt édifié et des hommes furent commandés pour s'assurer de la personne de Gardin. En attendant, le capitaine Quéruelle fit observer qu'en examinant de près la baïonnette, on aurait probablement un témoignage de plus, et plus irrécusable que l'autre encore.

Le docteur Poincheval n'avait-il pas déclaré, en effet, que la pointe en avait dû, selon toute probabilité, s'émousser sur l'omoplate ; et peut-être même gardait-elle encore des traces de sang. C'est ce qui fut vérifié sur l'heure, et la supposition du docteur fut reconnue exacte. C'était plus qu'il n'en fallait pour l'arrestation immédiate et l'incarcération, à la prison civile, de l'assassin à la disposition du juge qui instruirait l'affaire, ce qui ne serait ni long, ni difficile. Après quoi, la comparution prompte, en Cour d'assises et la condamnation certaine à la suite d'un.verdict sévère, en un moment où les attentats par des militaires prenaient des proportions inquiétantes et où la population des campagnes environnantes restait sous l'impression d'assassinats commis avec un audace extraordinaire, entre autres celui d'un receveur-buraliste du Hameau-les-Bouches, sur la route même de Cherbourg à Saint-Pierre, au milieu des maisons, tué à le chute du jour, dans son bureau, encore ouvert, par un soldat en uniforme, que la police avait eu toutes les peines du monde à découvrir et à mettre en lieu sûr.

Les formalités n'étaient donc pas longues à remplir, mais auparavant, le capitaine, toujours sous l'empire de ses soupçons, obtint l'autorisation d'adresser au meurtrier une dernière question.

- Gardin, dit-il, étiez-vous seul, hier soir, à attendre Pierre-Paul, et n'aviez-vous pas un complice ?

Le misérable ne répondit pas sur le coup et affecta un silence dédaigneux ; mais le capitaine précisa, en expliquant à l'aide-de-camp de l'amiral et au colonel du régiment en partance, qu'on était aller quérir, ce qui s'était passé à Barfleur depuis quelque temps : le bain forcé dont l'assassin avait gardé le pénible et humiliant souvenir, et la haine singulière du pêcheur Blandamour contre la victime, pour les étranges motifs que nous connaissons :

- Vous entendez cela ? dit le colonel ; répondez donc à la question. Je vous la répète : étiez-vous seul, hier soir, sur le lieu du crime et n'aviez-vous pas un complice ? Il n'en sera ni plus ni moins pour vous, allez, et vous n'ignorez pas qu'il vous faudra bien vous en expliquer plus tard.

D'une voix sourde, Gardin répondit cyniquement :

- Pour si peu de chose, je n'avais besoin de personne, et je ne voulais qui que ce soit dans le secret. Je m'y suis pris maladroitement et me suis fait pincé. C'est tout ce que j'ai à répondre.

Ce fut, pour le capitaine Quéruelle, un sensible soulagement. Les douaniers expédiés par lui, la veille au soir, à Maltot, l'avaient bien instruit, à leur retour, de ce qui s'était passé, d'après les déclarations précises du brigadier Levallois, c'est-à-dire que Blandamour, après une journée de pêche en mer, était rentré tout juste au soleil couchant, et qu'il avait passé la soirée à raccommoder quelques mailles d'un filet déchiré par des pierres pointues. Après quoi, il s'était installé sur sa couche sommaire et sans draps pour s'endormir, et Levallois, en gagnant le poste, avait même remarqué le bruit de ses ronflements sonores. Déjà rassuré, le capitaine gardait cependant quelques soupçons encore, travaillé qu'il était par le doute obsédant : car si Blandamour, poussé par son incroyable folie, avait pris part au meurtre, qu'en adviendrait-il des amours de Pierre-Paul et de cette malheureuse et charmante Clotilde ? Quoi qu'il arrive, on n'épouse pas la fille d'un criminel. La population toute entière de Barfleur, si bien disposée qu'elle fût à l'égard du jeune patron du Pluvier, ne l'eût pas compris, surtout quand ce criminel, ou complice de criminel, était le propre père de la fiancée. Alors, que faire après la guérison, sinon disparaître et porter ailleurs ses pénates et son bateau ?

Heureusement qu'il n'en était rien et la réponse de Gardin confirmait le témoignage du brigadier Levallois. Alors, plus rien à craindre ! En réfléchissant un peu, il était facile de reconnaître que Blandamour, désireux de la disparition de Pierre-Paul, comptait beaucoup plus sur Gardin que sur lui-même, que celui-ci mis dans l'impossibilité de nuire, il n'était pas homme à reprendre l'affaire pour son propre compte ; qu'un jour peut-être, au contraire, ses yeux aveuglés se décilleraient et qu'une circonstance se produirait, pour le soustraire à ses ridicules obsessions et lui faire reconnaître toute l’indignité de sa conduite.

En effet, malgré son entêtement et sa haine de maniaque pour Pierre-Paul, tout bon sentiment n'était pas mort en lui ; et s'il n'en était pas encore à se repentir de sa brutalité envers Clotilde, le capitaine savait que, de temps eu temps, en cachette, et en se dissimulant de son mieux, il se rendait à l'asile pour embrasser ses trois fillettes, apportant, quand il le pouvait, quelques produits de sa pêche qui, dans la maison peu dotée, étaient les bienvenus. Il y avait là tant de petites bouches à remplir et auxquelles il ne fallait, pas faire attendre la pâtée !

De retour à Barfleur avec son compagnon de voyage, le maréchal-des-logis Beaufils, il ne prit que le temps de passer à la caserne pour donner à son lieutenant les instructions de service nécessaires, laissant au sous-officier de gendarmerie le soin de répandre dans le bourg le nom de l'assassin, hier soupçonné, aujourd'hui démasqué et maintenant sous les verrous, et se rendit aussitôt chez les Barbenchon où Pierre-Paul reposait avec assez de calme. Le docteur Poincheval étant venu dans la matinée pour panser la double plaie, celle du bras et celle de l'aisselle, s'était montré très satisfait, malgré la fièvre survenue. C'est ce que lui dirent les deux anciens, à voix aussi basse que possible, et qui s’empressant bientôt autour de lui l'interrogèrent :

- Eh bien, capitaine, commença Barbenchon, avez-vous appris du nouveau ? Est-ce lui, le voilier de malheur, qui a mis à mal le petit ?

- Lui-même : mais soyez sans crainte désormais, car on ne le reverra plus par ici, à moins d'évasion. En ce moment, il est écroué à la prison de Cherbourg, et son affaire sera promptement réglée ; et alors en route pour la Guyenne ou la Nouvelle-Calédonie !

La vieille maman ne savait que joindre les mains dans un geste d'actions de grâce. et elle s'enquit naïvement :

- Est-ce que c'est bien loin, capitaine, et n'en peut-on pas revenir ?

- Difficilement, Mme Barbenchon, surtout pas à pied sec, je vous le certifie ; et si vous n'avez que cela à redouter, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles. Je vous raconterai tout plus en détail une autre fois. Mais lui, le blessé comment s'est-il comporté ?

- Pour le mieux, répondit Barbenchon, et M. Poincheval a dit, ce matin, qu'il était très content.

- Tout ça, c'est pour nous rassurer, interrompit la vieille mère incrédule. Regardez-le, capitaine, il est comme cela depuis hier, et n'a pas encore soufflé mot.

Et Barbenchon, toujours disposé à faire le fendant, bien qu'il ne fût pas plus rassuré que sa compagne et dissimilant avec peine son émotion :

- Parbleu ! dit-il, tu voudrais peut-être qu'il te chantât une chanson !

Pierre-Paul, étendu sur la couche, n'avait pas un mouvement et semblait dormir, mais sa respiration courte et saccadée témoignait de son état de fièvre intense. C'est cela surtout qui bouleversait la pauvre vieille, de le voir ainsi sans la moindre connaissance, sans la plus petite notion de tout ce qui l'entourait. Et toujours les divagations sans suite, dès qu'il ouvrait les lèvres pour parler. De temps en temps seulement deux noms s'y mêlaient, ceux de Clotilde et de Gardin, mais perdus au milieu de phrases incohérentes sans aucune signification précise, confus comme des bavardages d'enfants qui parlent au milieu de leur sommeil. Elle se rassurait cependant un peu en se rappelant les paroles du docteur Poincheval qui, dans la matinée même, en réponse à ses doléances, lui avait dit :

- Cela peut durer quelques jours encore, mais il ne faut pas vous en émouvoir. La seule chose à faire est de ne point chercher à provoquer l'attention du blessé, de quelque manière que ce soit. Quand il vous reconnaîtra, Mme Barbenchon, alors vous pourrez dire tout ce que vous voudrez.

Peu de jours après, la fièvre étant à peu près tombée, Pierre-Paul sommeillait avec calme, et tout allait pour le mieux. Seule, la vieille maman ne paraissait pas satisfaite parce que, dès qu'il sortait de ses assoupissements fréquents encore, il la dévisageait fixement, peut-être sans la voir, tout au moins sans la reconnaître, se reprenait à dire des choses sans suite, indéfiniment, et s'épuisait en discours interminables qui l'impressionnaient vivement et lui faisaient presque peur.

Il lui prenait des envies folles de l'interrompre, de l'interroger, de lui demander des explications mais les instructions du docteur lui revenant à la pensée, elle se surveillait. Cependant, la mémoire semblait se réveiller, chez Pierre-Paul, par intermittences, et des bouts de phrases hachées témoignaient d'une certaine connaissance de ce qui s'était passé. Il sentait même la douleur de sa blessure, ce qui ne lui était pas encore arrivé.

Par la porte ouverte du logis, le soleil pénétrait, tombant, en un rai lumineux, sur la couchette où Pierre-Paul semblait vouloir ressaisir ses esprits.

Assise au pied du lit, la vieille mère tricotant machinalement, ramenait fréquemment les yeux sur le blessé dont le regard n'avait plus cet air vague qui l'effrayait tant.

Barbenchon, sur le banc de pierre extérieur, fumait sa pipe et, de temps en temps, se retournait pour regarder dans le logis, voir ce qui s'y passait et interrogeait sa femme, comme attendant la résurrection immédiate, le retour spontané à la raison et à la vie du vaillant garçon, peu de jours encore auparavant, si solide, mais si triste aussi, à cause des lubies de Blandamour.

La vieille affairée, ne lui répondait pas ou très évasivement, trouvant qu'il la harcelait de questions, qu'elle avait bien autre chose à faire que d'y prendre garde et qu'il ferait beaucoup mieux, par ce beau soleil, de s'en aller retrouver les anciens, du côté du quai, où pourrissaient les vieilles vergues et les vieilles mâtures et où l'on savait si bien parler pour ne rien dire.

Ainsi l'excellente vieille s'aigrissait, dans l'inquiétude constante où elle vivait, et c'est à peine si Barbenchon osait lui adresser la parole, tant depuis quelques jours elle le rabrouait régulièrement, dès qu'il élevait la voix dans la cambuse, trouvant qu'il parlait beaucoup trop souvent et surtout beaucoup trop haut.

À tout instant, elle s'imaginait que Pierre-Paul la reconnaissait et qu'il allait le lui dire ; mais, comme aussitôt après une apparente éclaircie, les divagations recommençaient de plus belle, elle en perdait la tête, oubliant les recommandations du docteur Poincheval, et se penchant sur Pierre-Paul, s'efforçait de le mettre sur la voie :

- Voyons, petit, voyons, est-ce que tu ne reconnais pas ta vieille maman ? Est-ce que ne reconnaîtrais pas Clotilde, si elle était là, comme moi, penchée sur ton visage ?

Lui, reprenant peu à peu quelque connaissance, muais très vague, prononçait lourdement quelques mots assez intelligibles et finissait par dire :

- Ah oui, Clotilde ! il me semble y a bien longtemps que je ne l'ai vue !

- Elle viendra, mon garçon, elle ne demande qu'à venir, et sais-tu ? Si tu le demandais au docteur Poincheval qui est pourtant bien sévère, elle serait ici dès demain. Seulement, il faut être sage, et tu ne l'es pas assez.

Craignant d'en avoir déjà trop dit, et d'enfreindre les instructions du médecin, elle reprit place au pied de la couchette et entre ses doigts jaunis, parcheminés et ridés, mais toujours alertes et agiles, les aiguilles reprirent leur sarabande accoutumée, pendant que Pierre-Paul se rendormait.

Elle s'en voulait d'avoir ainsi désobéi, tout se disant que son infraction ne pouvait avoir de conséquences graves, et que cette première lueur de raison, de si peu qu'elle fût, n'en était pas moins un indice sûr du retour à la vie.

Vers le soir, à l'heure où le soleil s'en va se coucher derrière l'horizon terrestre, inondant de ses clartés empourprées l’intérieur du pauvre logis, la vieille maman, son tricot sur les genoux, s'était assoupie, ses lunettes tombant presque jusqu'au bout du nez, la tête ridée, grise et branlante, inclinée sur la poitrine. C'est ainsi que la trouvèrent le capitaine Quéruelle et le docteur, introduits par Barbenchon qui, les ayant vus venir de loin, s'était levé de sur le banc de pierre pour aller à leur rencontre.

- Allons ! dit le docteur avec bonne humeur, à la vue du spectacle qui les attendait, un. blessé qui dort avec calme et une garde-malade qui sommeille, il n'y a rien de mieux à demander pour l'instant.

La vieille, qui ne dormait que d'un œil, aussitôt se redressa et reconnaissant les survenants, s'excusa de son mieux :

- Rassurez-vous, Mme Barbenebon, dit le docteur, on ne vous prend pas en faute, et il est tout naturel de vous voir endormie. Comment cela s'est-il passé aujourd'hui ?

Elle raconta la façon dont Pierre-Paul venait de s'exprimer quelques instants auparavant, presque raisonnablement, comment il l'avait à peu près reconnue, du moins elle en était persuadée. Et cela lui rappelant les jours d'autrefois. quand les enfants se succédaient au logis, l'un après l'autre, et essayaient leurs premiers pas et leurs premiers mots d'une façon si inexpérimentée et à la fois si drôle et si charmante.

- Il fait tout ce qu'il peut, dit-elle, et je crois qu'il va bientôt parler, mais alors pour dire quelque chose.

Et en effet, le lendemain matin, avant la visite du docteur pour le pansement quotidien, comme elle s'approchait de la couchette, Pierre-Paul se réveilla, passa sur ses yeux la main droite libre comme pour en chasser un brouillard, et la voyant penchée sur lui, la physionomie attentive et inquiète, il lui passa le bras autour du cou, l'attira vers lui et l'embrassant à pleines lèvres :

- Maman, c'est vous maman ?

Elle, dans l'explosion de sa joie, ne connut plus de retenue et se mit à parler intarissablement.

- Tais-loi, petit, tais-toi ; il ne faut pas parler encore avant la permission du docteur Poincheval. Alors, tu me reconnais ? Tu vois que c'est moi qui suis là, si contente que j'en pleure et que je me demande si je suis bien éveillée ? Et ton père Barbenchon, le reconnais-tu aussi ? Le voilà, pleurant comme moi, comme une bête qu'il est, et si peu à ce qu'il fait qu'il en oublie tout, parfois jusqu'à bourrer sa pipe et l'allumer. Hein ! faut-il qu'il ait le tête à l'envers ? Mais dis-moi donc, c'est bien vrai que tu nous vois et que tu ne vas pas recommencer tes bêtises ? En as-tu raconté, et de toutes les sortes, depuis des jours, mon pauvre Pierre-Paul ? J'en serais morte de peur, et lui aussi, si le docteur ne nous avait d'avance rassurés. Ça passera, nous disait-il, plus vite que la blessure. Mais ça ne passait pas et de t'entendre parler si déraisonnablement je n'y étals plus et j'en devenais presque folle. Veux-tu que je te dise ? il ne faut jamais recommencer.

Et lui, dans le retour progressif de la raison, cherchait à retrouver en sa mémoire quelque chose qui lui échappait encore et il interrogeait :

- Pourquoi suis-je ici, maman, et à la suite de quelles circonstances ? Depuis combien de jours ? il me semble que depuis longtemps il fait nuit chez moi, et le soir me parait déjà bien lointain où le misérable voilier s'est jeté sur moi comme une bête fauve, au chemin de la Bretonne. C'est peut-être d'hier, maman, peut-être de bien avant ; je l'ignore et je voudrais le savoir.

- Tu le sauras, Pierre-Paul, tu le sauras ; mais pour le moment il ne faut pas parler davantage, et je ne te réponds plus.

- Maman, il faut pourtant que je vous demande encore quelque chose, et je suis sûr que vous devinez quoi.

- Oui, dit-elle, je m'en doute, mais tu ne sauras rien si tu n'es pas sage. Depuis deux semaines, elle n'a pas laissé passer un jour sans venir, deux fois plutôt qu'une, et c'était tout naturel, même sur le tard, n'ayant Hee à redouter du malheureux qui est en prison à Cherbourg, Et sais-tu, Pierre-Paul, tu la verras peut-être ce soir, si le docteur le permet. Maintenant, parle tant que tu voudras, je ne dis plus rien.

Tout de même, le voyant si attentif, pour lui faire plaisir, elle lui racontait tout bas avec quelle sollicitude les mieux posés de Barfleur étaient venus prendre de ses nouvelles : le syndic des gens de mer, tous les officiers retraités de la Grande-Rue, indignés de l'attentat dont il avait failli être victimes, le maire, le vénérable curé Frigost, le président du comité de sauvetage, et jusqu'au commissaire de l'inscription maritime de Saint-Vaast, amené dans la patache de la douane par le capitaine Quéruelle qui venait, lui, tous les jours, autant que le lui permettaient les exigences du service. Et ce qu'il allait être heureux en le voyant redevenu si raisonnable, après tant de mauvaises et cruelles journées ! Ce fut Barbenchon qui la rappela à l'ordre, assez vivement.

- Assez causé, intervint-il d'un air important, tu jacasses comme une pie borgne et tu vas me faire le plaisir de rentrer ta langue. Et toi, Pierre-Paul, fais comme si tu dormais, en attendant que le docteur ait levé la consigne. Ta langue va mieux que ton bras, mon garçon, et nul ne doit et ne peut le savoir mieux que toi. Donc, motus jusqu’à nouvel ordre, c'est-à-dire jusqu'à la permission de M. Poincheval. Tu entends, Sophie, et si tu n'as pas assez de raison pour comprendre, je te condamne à ne plus paraître ici ou c'est moi qui vais monter la garde en enjoignant à tous les bavards de passer au large. Tu vas mieux, petit, c'est entendu, et ta Clotilde, tu la verras le moment venu, mais seulement quand le cadran de l'horloge marquera l'heure indiquée par le docteur, et je suis sûr que le capitaine Quéruelle sera de mon avis.

Jamais il n'en avait dit si long d'une haleine, et résolument il s'installa dans le vieux fauteuil de paille pour bien faire voir qu'il n'en démordrait pas, dût-il y passer le reste de la journée, et même une partie de la nuit.

Chapitre 10 >

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Journal de la Manche et de la Basse-Normandie

Année

1910

Source

Gallica