Le bulletin météorologique du New-York Herald est impitoyable. Une tempête après l'autre, voilà le bilan des côtes européennes depuis tantôt un mois, et il paraît que ce n'est pas fini. À ces ouragans qui viennent de l'Ouest, il convient d'ajouter également une demi-douzaine de bourrasques de Nord-Est qui, entre temps, ont jeté la désolation sur les côtes anglaises de la mer du Nord. Le sinistre bulletin du Bureau-Veritas, pour le mois de novembre 1880, contiendra une lamentable nomenclature, bien faite pour appeler la sollicitude sur cette classe si éprouvée des gens de mer, soumis à tant de servitudes, à peine assurés du pain quotidien, qui, tout le long des côtes de France, forment une légion composée de milliers d'individus, presque tous chargés de famille, et qui, n'ayant point de temps à perdre, entre deux marées, ne connaissent qu'une chose, le travail le plus pénible et le plus dur qui soit au monde.
En Angleterre, le pays marin par excellence, matelots et pêcheurs sont constamment l'objet de la sollicitude publique. On cherche, par une foule de compensations et de garanties, sinon à alléger le sort des marins, soumis, envers l'État, à un règlement plus dur encore peut-être que le nôtre, du moins à assurer, dans une large mesure, l'existence et l'avenir de leurs familles. Des hommes de cur, dont j'ai eu l'occasion de signaler la louable initiative, tentent d'acclimater en France ces uvres philanthropiques et généreuses. Je ne dis pas qu'ils ne réussiront point, mais, par une anomalie singulière, ils trouvent difficilement l'oreille du public. Il y a, chez nous, des élans spontanés et pas d'attention soutenue. Les marins sont trop éloignés, et puis ils ne sont pas bruyants et n'ont pas encore manifesté l'intention de s'approprier l'outillage et le matériel des ports, ils se contentent de gagner péniblement leur vie et de l'exposer, quand l'occasion l'exige, pour sauver leurs semblables.
J'ignore si les ouvriers de la mer étaient représentés au congrès du Havre, par quelques-uns des leurs. Cela m'étonnerait ; ils n'ont point ce que l'on appelle vulgairement le bagout. Et pourtant, quel plaidoyer terrible ces hommes ne seraient-ils pas appelés à prononcer, même sans exagérer les effets, s'ils exposaient, en dehors des dangers permanents qu'ils courent, les droits qui les accablent et les règlements draconiens qui les étreignent ! Il faudra qu'un jour ou l'autre, on y songe pour eux, car il n'y a pas ou monde de gens plus simples et plus désintéressés. Chargés de famille, pour la plupart, le repos, j'entends le repos nécessaire, est, pour eux, chose à peu près inconnue et, fatigués, brisés par le labeur de tous les jours, c'est par centaines qu'ils accourent, lorsque l'humanité les réclame et qu'il faut courir au-devant de la mort pour lui arracher des victimes.
La plupart des journaux riverains retentissent, depuis quelques jours, des actes dont quelques-uns de ces braves gens ont été les audacieux et modestes héros. Sur les côtes de Bretagne, les bateaux de sauvetage accomplissent leur mission, au milieu des plus terribles tempêtes qui, de mémoire d'homme, se soient déchaînées dans ces parages. L'humanité a fait du chemin, depuis moins d'un siècle, sur ces côtes où jadis on vivait des sinistres maritimes, et où les naufrageurs accomplissaient leur effroyable besogne. Aujourd'hui, comme alors, on est à la piste du naufrage, on fouille l'horizon pour voir s'il n'y a pas de navires en détresse, on écoute si le canon d'alarme ne retentit point, au milieu du chaos de la bourrasque ; mais, c'est pour s'élancer au premier signal et pour plonger dans le gouffre où des hommes, sur leurs navires qui s'effondrent, n'ont plus même les moyens de lutter contre la mort.
Tout le long des côtes de France, depuis Dunkerque jusqu'à Toulon, c'est partout l'association du dévouement. De temps en temps, l'État, généreux, distribue quelques médailles, et des croix bien rares. Il faut une occasion pour cela, quelque chose comme un voyage officiel au cours duquel on présente au président de la République quelques-uns de ces vieux tritons, médaillés sur toute la poitrine, mais qu'on ne peut pas classer, sur le registre des récompenses, sous la rubrique services exceptionnels. Et pourtant, de quelle taille sont la plupart des légionnaires, à côté de ces humbles du travail et du sacrifice ! Il en est un qui, dans le dernier coup de vent, vient de périr aux îles Chausey, dévoré par l'implacable mer à laquelle il avait arraché, dans sa longue vie de pécheur, de nombreuses victimes. Elle s'en est vengée en le broyant contre les rochers, avec un de ses fils qu'il avait voulu sauver. Le ruban rouge était cousu à sa vareuse de matelot. Ces hommes-là ne connaissent pour ainsi dire pas le danger; ils y courent par instinct. Exposés quotidiennement à la mort, ils font, sans emphase, pour les autres, ce que les autres feraient pour eux.
J'en connus un jadis, qui était patron d'une patache de douanes, sur la côte de la Manche. Quoique boiteux, par suite d'une blessure reçue dans un sauvetage, il était toujours debout, dès que le vent soufflait d'une façon inquiétante. Ceux qui l'approchaient de plus près n'auraient pu dire le nombre des hommes qu'il avait arrachés à une mort certaine. II y en avait tant qu'un beau jour on le jugea digne de la croix d'honneur. Quand elle lui fut remise officiellement, le rude matelot pleurait comme un enfant. Comptez qu'il existe aujourd'hui, en France, soixante stations de bateaux de sauvetage placés sous le patronage de la société centrale, sans parler de ceux des sociétés particulières. Chaque canot de sauvetage ayant un équipage de vingt-quatre hommes, cela constitue une moyenne de quinze cents sauveteurs, volontairement enrôlés et qui tous obéissent à la même devise et répondent au même mot d'ordre. J'ai raconté, il y a quelques semaines, les états de services du canot de Barfleur et de son équipage. S'il était permis de dresser le même bilan pour les cinquante-neuf autres et de livrer le tout à l'admiration publique, peut-être finirait-on par reconnaître que l'on ne parle pas assez de ces hommes-là et qu'ils sont impitoyablement sacrifiés, comme tout ce qui est modeste et grand, à tout ce qui est turbulent et bavard. C'est la coutume ; pour se faire connaître et apprécier, il faut soi-même tambouriner sa valeur. De temps en temps, le Journal officiel, pris de remords, annonce l'inscription d'un de ces vaillants dans les cadres de la Légion d'honneur. Encore est-il que ce n'est pas sans peine. L'exemple du capitaine Lépine, président du comité de sauvetage de Barfleur, en est une preuve toute récente. Décoré, du moins par promesse, lors du voyage présidentiel à Cherbourg, j'ai vu l'heure qu'il passait aux oubliettes. Il a fallu, on le croirait, les tempêtes de la semaine dernière pour le rappeler au souvenir des dispensateurs de récompenses, et c'est seulement le mercredi 17 novembre qu'il a pu voir son nom dans l'Officiel et mettre à sa boutonnière un bout de ruban si bien gagné1. C'est un honneur qui rejaillit sur tous. Comme dans la salle de garde de l'Hôtel-Dieu de Paris, sont gravés, sur la muraille, au-dessous d'une croix de la Légion d'honneur, les noms des internes de service pendant le choléra de 1866, récompensés collectivement dans la personne d'un de leurs camarades, ainsi tous les matelots d un équipage participent moralement à la distinction d'un des leurs. Ne sont-ils pas tous au péril, sans ostentation, aussitôt que la tempête sonne l'heure du dévoilement, comme ils sont tous les jours à la peine, sans se plaindre, pour gagner bien strictement, le pain de la famille. Pauvres et dignes tâcherons de la plus dure des tâches, on ne fera jamais assez pour eux, et peut-être ne fait-on rien par cela même qu'il y aurait trop à faire!