Un sauveteur sauvé

Texte

UN SAUVETEUR SAUVÉ

L'appel que je me suis permis d'adresser aux lecteurs du Soleil, avec l'autorisation de M. Édouard Hervé, en faveur du pauvre marin de Barfleur, victime de son courage et de son dévouement, comme je l'ai raconté, cet appel a été entendu, et, à l'heure qu'il est, les offrandes adressées au président du Comité de sauvetage local, M. le capitaine Lépine, ont chassé la misère installée au chevet de ce pauvre brave homme, qui va peut-être pouvoir guérir, après avoir vu s'en aller sa petite fille, morte sous ses yeux, emportée par l'épuisement. Ainsi que me le disait, hier, une des personnes bienfaisantes qui sont venues me remettre directement leur offrande, quoi que l'on fasse pour ces pauvres travailleurs de la mer, on ne fera jamais assez, pour deux raisons : la première, c'est qu'ils sont trop éloignés de Paris ; la seconde, c'est qu'ils ne se plaignent pas.

Ceci est l'expression même de la vérité. Ces gens stoïques dont l'existence est une suite ininterrompue de dangers et qui font d'un bout à l'autre de l'année le plus dur et le moins rémunérateur de tous les métiers, sont soumis à des servitudes spéciales de tout genre, et, non contents de vivre à peine, ils s'associent et répondent au premier signal, quand il s'agit de porter secours à leurs semblables. Depuis un mois que dure cet horrible temps, toutes nos côtes ont été rudement éprouvées. Hier encore, on télégraphiait des Sables-d'Olonne que l'ouragan avait englouti je ne sais combien de barques et que quinze pêcheurs avaient péri. Dans le Midi, c'est la même chose, et la Méditerranée s'est montrée terrible pour nos pauvres marins. Et puis c'est tout. À peine une petite oraison funèbre, pour la forme, et cette larme stérile une fois versée, on oublie que les victimes de la catastrophe ne sont pas celles qui sont disparues, et que des familles entières demeurent exposées à mourir de faim, quels que soient les efforts des quelques œuvres déjà fondées, mais dont les ressources sont loin de pouvoir faire face aux exigences des événements.

Je reviendrai sur cette question, dans un autre moment. Aujourd'hui, j'ai à cœur de remercier vivement les lecteurs du Soleil, et ils sont nombreux, qui ont bien voulu répondre à ma prière, et si vite, que le lendemain même du jour où je m'étais adressé à leur cœur, par la voie du journal, le courrier apportait au comité de sauvetage de Barfleur, à quatre-vingts lieues de Paris, ce qu'il fallait, et amplement, pour parer aux besoins les plus urgents, et pour chasser la mort, peut-être, de ce misérable logis de pêcheur où neuf personnes étaient entassées, sans feu et sans pain. Du reste, je ne puis mieux faire, pour accuser réception aux lecteurs du Soleil de leurs offrandes si promptement parvenues à destination, que de reproduire une lettre adressée à mon rédacteur en chef par le Comité de sauvetage de Barfleur, et que voici :

Barfleur, le 29 janvier 1881,

Monsieur le rédacteur en chef,

Ainsi que l'a publié votre estimable journal, sous la date du 27 courant, le sieur Louis Crestey père de sept petits enfants, et l'un de nos pêcheurs les plus indigents, mais non le moins courageux, faisait partie de l'équipage du canot de sauvetage, quand ce bateau prit la mer dans l'horrible nuit du 19 au 20 dernier, pour se porter au secours de l'équipage anglais du Bolivia composé de seize hommes, que l'ouragan de vents déchaînés et de neige venait de jeter sous notre côte, et qui courait le plus grand péril.

Comme l'a très bien imprimé le Soleil, rentré chez lui, les membres glacés, Crestey, moins robuste que ses camarades, par dénuement et par épuisement, est tombé inanimé, et depuis sa vie est restée en danger.

Ces faits, portés à la connaissance de M. Charles Canivet, ont ému son cœur généreux, et, avec votre sympathique concours, il a fait appel, dans le journal le Soleil, à la charité des lecteurs qui lisent toujours avec un grand intérêt les articles signés « Jean de Nivelle ». La parole aimée de M. Charles Canivet a été entendue, et déjà, de notre côté, nous avons reçu une somme s'élevant à trois cent quarante-sept francs, produite par un bon nombre de souscriptions.

Ce pauvre Crestey ! Du lit où le tient aujourd'hui malade son dévouement, il vient de voir mourir l'une de ses petites filles, décédée avant-hier des suites d'une bronchite1. Il a fallu, jusqu'ici, que les plus grandes douleurs l'accablent !

« Mais, courage, lui disons-nous, vos autres enfants vous seront conservés; vous allez revenir à la santé, et une petite aisance va paraître chez vous. Un génie bienfaisant, le journal le Soleil, vous apporte l'espérance. »

Au nom de l'humanité la plus sacrée, nous membres du comité de sauvetage de Barfleur, nous vous prions, M. le rédacteur en chef, d'agréer l'expression de notre reconnaissance, pour l'œuvre généreuse que vous venez d'entreprendre, et de 1'offrir pour nous à M. Charles Canivet, et vous prions encore d'employer de nouveau la voix de votre journal estimable, pour remercier également toutes les personnes bienfaisantes qui nous ont envoyé leur souscription, en faveur do notre pauvre pêcheur, en regrettant de ne pouvoir publier leurs noms, leurs offrandes étant presque toutes anonymes.

Signé: Lépine, président du comité, chevalier de la Légion d'honneur ; L. Gaillard, secrétaire; Lepart, chevalier de la Légion d'honneur, syndic des gens de mer ; M. Alexandre, notaire, membre du comité.

Ainsi, du jour au lendemain, les lecteurs du Soleil, touchés par cette infortune, ont adressé directement, au capitaine Lépine, des souscriptions, dont le chiffre atteint la somme de 347 fr. Hier, j'ai fait parvenir, à la même adresse, cent francs qui m'avaient été personnellement remis par des lecteurs de Paris, et enfin, aujourd'hui encore, je reçois de Toulouse et de Bordeaux quelques offrandes qui, ajoutées aux précédentes, formeront un total d'environ cinq cents francs. Ce serait, trop de dire qu'avec cette petite fortune inespérée, la joie va rentrer dans le pauvre logis; mais le père, encore très malade, avec le soulagement apporté à sa situation par cette manne inattendue, aura aussi le soulagement moral de voir la nombreuse famille, dont il était le seul pourvoyeur, momentanément à l'abri du besoin.

Le petit bien-être que vous faites tomber chez lui, m'écrit le capitaine Lépine, assure la vie à ses autres enfants. Aujourd'hui, nous leur achetons des chaussettes de laine, des sabots de bois; nous commandons pour eux une fourniture de pain, de graisse à soupe, etc. Nous allons faire sécher l'aire humide et malsaine de la maison. Bref, voilà un sauveteur sauvé !

Permettez, capitaine, ce n'est point à moi que ce discours s'adresse. Je n'ai été ici que l'intermédiaire, et cette petite pluie d'or, comme vous le dites, qui est spontanément tombée dans vos mains, et un peu dans les miennes, ce n'est pas à moi que vous la devez, mais à ceux de mes chers lecteurs qui ont entendu mon appel et qui nous ont adressé ou remis, qui vingt francs, qui dix ou cinq francs, qui cinquante centimes, assez enfin, pour parfaire cette somme qui, pendant quelque temps, va faire bouillir la marmite. Savez-vous ce que j'ai tout simplement fait pour cela ? Eh, mon Dieu! une manœuvre que vous connaissez. Le péril étant pressant, je me suis mis à sonner l'alarme, dans les colonnes du journal, comme le patron du canot de sauvetage sonnait de la trompe dans les rues de Barfleur, pour rassembler les hommes, et les lecteurs sont arrivés, non point avec des ceintures de sauvetage, mais avec ces souscriptions si empressées, qui vont apporter quelque bien être et rappeler peut-être la vie dans le logis du vaillant marin. C'est à cela que se borne tout mon mérite, et c'est à cela que se bornerait toute ma peine, s'il ne me restait à remercier, du fond du cœur, et mon rédacteur en chef qui m'a donné carte blanche dans son journal, et tous les amis anonymes et autres, qui m'ont si bien compris, dans une circonstance aussi intéressante, et auxquels j'adresse l'expression la plus vive de ma gratitude émue et de ma profonde reconnaissance.

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Le Soleil 31/01/1881

Année

1881

Source

RetroNews