La Blanche Nef

Texte

Encore une tempête, et qui continue à souffler de plus belle après avoir fait rage toute la nuit. Il est dix heures du matin. Nous débarquons à Barfleur. Dans un angle du vieux port, à l'abri de sa lourde et massive église, de ses maisons basses, dentelées de dures cheminées de granit, toute la flottille, - une quarantaine de bateaux de pêche, - est ramassée. Les coques noires et luisantes dansent sur leurs amarres, le vent fait craquer les mâtures, siffle dans les agrès, dans les bruns filets suspendus aux cordages. Personne à bord. Les ponts sont déserts, comme les quais que balaient les averses, comme les rues où portes.et fenêtres sont closes. Deux hauts panaches d'écume sans cesse jaillissant, marquent à droite et à gauche l'entrée de la passe et, par cette ouverture, dans un étranglement de rochers, on aperçoit la mer, une mer d'un blanc verdâtre que l'ouragan échevèle, où s'écrase un ciel d'encre, obliquement rayé de pluie, déchiré de nuées en lambeaux.

Impossible de tenir tête au vent, d'aller jusqu'au bout de la jetée. Une poussière d'eau salée nous aveugle. Nous nous replions derrière l'église, de l'autre côté du port, au bord de l'anse, semée d'écueils, que barre, tout au fond, le raz de Gatteville et d'où s'élance un admirable phare qui lève sa lanterne dans les nuages.

Adossés contre une palissade, des marins, des pêcheurs causent et fument, en regardant la tempête. Un seul navire est en vue, un torpilleur de haute mer, qui cherche à doubler le raz, à gagner Cherbourg, et qui ferait mieux, observe l'un de ces hommes, un vieux de la flotte, la tête casquée du suroît goudronné, la figure taillée à coups de vent d'aller se réfugier sous la Hougue, dans la baie de Saint-Waast. Et pendant que le navire lutte contre les flots du raz, roule et plonge dans l'écume, un nouveau personnage débouche sur la chaussée et vient se mêler à notre groupe. C'est un ancien officier de marine, que l'un de nous connaît.

- Eh ! bien, capitaine, nous en causions tout à l'heure, le fameux rocher de Quillebœuf où sombra la Blanche Nef, c'est bien lui, n'est-ce pas, qu'on aperçoit là, tout près, à quelques encablures du phare?

- C'est Quillebœuf, mais que la Blanche Nef y ait fait naufrage, c'est une autre affaire.

- Comment ! mais l'histoire, la tradition…

- Tout ce que vous voudrez. J'ai lu ce qu'on en raconte. Mais jamais, pour ma part, je ne croirai que par une nuit calme, et quand même ils eussent été tous en ribote, comme on le rapporte, de bons marins, des marins de Barfleur, conduits par un pilote expérimenté, aient jeté leur navire sur ce rocher de Quillebœuf, à moins de trois cents brasses de la côte. Deux hommes, rappelez-vous, échappèrent à la catastrophe, un gentilhomme, de Laigle, et un boucher, de Rouen. Comment supposer que ces deux hommes soient venus s'embarquer au fond de la Basse-Normandie, quand ils avaient Harfleur sous la main ! Une lettre mal écrite a suffi pour amener cette confusion. C'est de Harfleur et non de Barfleur que partit la Blanche Nef ; elle ne se brisa pas sur le rocher de Quillebœuf ; elle fut très probablement saisie par un coup de mascaret, prise en travers à l'embouchure de la Seine, et ramenée dans le fleuve où elle sombra, à la hauteur de la vieille cité de Quillebœuf.

- C'est une opinion très soutenable. Des érudits, des poètes l'on partagée, entre autres Rossetti qui, dans son poème: The White Ship (La Blanche Nef), fait également partir de Harfleur, et non de Barfleur, le vaisseau qui portait le fils et la fille du roi Henri. Il donne même le nom du boucher de Rouen, Thowold, que des pêcheurs d'Aurigny recueillirent, au petit jour, le lendemain du naufrage. Toutefois, il n'y a pas le moindre doute sur le point d'invasion choisi par Édouard d'Angleterre : il débarqua à Barfleur en 1336. On sait sa marche depuis Barfleur jusqu'à Crécy, jusqu'à Calais. Il occupa Bayeux et Caen sur sa route. Donc, Barfleur a une importance très ancienne. Quant au désastre de la Blanche Nef, la tradition constante du pays lui donne pour théâtre le raz de Gatteville.

On s'instruit en voyageant. N'empêche que nous renonçons à gagner Fermanville, but de notre promenade, en suivant le chemin de la côte. La grande route, celle qui passe à Saint-Pierre-Eglise, nous semble plus praticable. Encore faudra-t-il veiller aux chapeaux, se tenir bien serré dans ses hardes.

Trois heures de traversée. Nous allons vent debout, en carriole découverte. C'est, de chaque côté de la route, un véritable massacre. Pas un clos de pommiers qui n'ait plusieurs de ses arbres jetés par terre, déracinés. Les branches cassées, les haies hachées, les barrières arrachées ne se comptent pas. Rivières et ruisseaux sont débordés, changés en torrents, barrés de saules, de grands ormes renversés. Au milieu des prairies inondées, on voit des groupes de bestiaux prisonniers sur des îlots de verdure. Et partout, dans les hameaux, autour des fermes et des granges, les paysans, hommes et femmes, sont au travail, étayant les pignons, barricadant les portes, hissant sur les toits de chaume des planches, des poutres, des échelles pour assujettir les couvertures, pour que le vent ne les emporte pas.

A Saint-Pierre-Église, - jolie bourgade industrielle, commerçante, avec son église au beau portail roman, sa tour carrée, crénelée, couronnée d'une balustrade où s'accroche, à chaque angle, un élégant clocheton, - nous laissons la grande roule, à gauche, pour prendre, droite, le chemin de Fermanville, lequel commence tout d'abord par côtoyer le parc du château de Saint-Pierre sur une longueur de plus d'un kilomètre. Ce parc, d'une lieue de tour, et qu'enclôt un mur formidable, renferme un bois de hêtres de haute futaie, serrés, tassés, peignés par le vent, qui est tout simplement une merveille. Parc et château sont depuis longtemps déserts. La propriétaire, une demoiselle de Choiseul, vit retirée dans un couvent. Aussi, y a-t-il des chances, au moins jusqu'à sa mort, pour que le bois soit conservé tel qu'il est, pour qu'on ne l'abatte pas, comme celui de Beaumont auquel il ressemble, qui couronnait la pointe de la Hague, qui la protégeait contre les vents de la mer et dont la destruction est un véritable crime de lèse-nature.

Le chemin devient pierreux, tourne, grimpe, dévale pour remonter, encore entre des haies bourrues, hérissées de houx sifflants, au milieu d'un enchevêtrement de ravins tortueux, d'âpres coteaux crêtés de roches et de bruyères. Ce n'est plus le riche pays du Val-de-Saire que nous traversions tout à l'heure, verdoyant, coupé de champs nourriciers, de grasses prairies, – égayé de pigeonniers, de tourelles et de manoirs. Nous sommes dans une contrée rude et sauvage, sur une terre qui partout crève le sol de son ossature de granit, et c'est le charme de cette presqu'île de la Manche que ces continuels changements à vue, que cette variété d'aspects qu'elle présente et multiplie sur toute sa surface. D'étroits vallons boisés, où courent des ruisseaux, tempèrent toutefois la sauvagerie du paysage. L'église de Fermanville, devant laquelle nous passons, est bâtie au creux d'un de ces vallons. Elle n'a rien de remarquable, si ce n'est qu'elle est séparée de son clocher. Celui-ci se trouve planté, à quelque cinquantaine de mètres plus haut, sur le coteau voisin. La légende veut qu'un coup de vent l'ait transporté là. Toujours est-il qu'il domine le pays et que de la sorte on l'aperçoit de tout le village dont les maisons s'éparpillent par petits groupes de l'autre côté du vallon, au faîte du versant qui regarde la mer.

Mais ici nous retrouvons la tempête, plus terrible qu'à Barfleur et soufflant librement. Pas un arbre, pas un bout de haie, pas un buisson. Un terrain entièrement découvert, éclairé d'un jour livide qui semble moins venir du ciel que de la réverbération des vagues. Des murs en pierres sèches clôturent les champs dénudés. Ils se prolongent en descendant jusqu'au rivage, jusqu'à la pointe du cap Levi où, dans un recoin de roches, près du phare, s'abrite le petit port de Fermanville. A droite et à gauche, la côte apparaît toute fumante d'écume. Il en monte un immense fracas, traversé d'une bonne odeur de varech frais. Les nuées se mêlent, au large, avec les flots, sans qu'on puisse distinguer la ligne de l'horizon et, du côté de la terre, par delà Cherbourg, qu'on ne voit pas, mais dont la digue, longue d'une lieue, trace en face comme une vague traînée blanchâtre, se lèvent et s'enfoncent dans le couchant les sombres falaises de la Hague.

Auteur

Charles Frémine

Ouvrage

Promenades et rencontres

Année

1905

Source

Gallica