C'était la coutume autrefois, dans les bonnes maisons, de consigner, parle menu, sur un registre spécial, sorte de journal de bord, tous les faits du jour, les événements, petits et grands, qui, de près ou de loin, pouvaient intéresser la famille. L'usage de ces registres appelés « livres de raison » s'est conservé jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, vraisemblablement jusqu'à la suppression du droit d'aînesse qui peut être une des causes de l'appauvrissement, sinon de la destruction du nid, du foyer, de la famille. Livres précieux ! Ils nous initient, d'une façon plus ou moins complète, aux habitudes civiles, religieuses et militaires de nos pères, nous renseignent, tout au moins, sur leur façon de se nourrir, de se vêtir, de se loger, de se meubler, de se soigner, de s'enrichir et de pourvoir par le commerce à toutes leurs nécessités.
Il y a une vingtaine d'années, un prêtre de Valognes, l'abbé Tollemer, découvrit un de ces registres, et, non des moins curieux, dans une vieille gentilhommière du Cotentin. C'était le journal d'un gentilhomme bas-normand, le sire de Gouberville, seigneur du Mesnil-au-Val. Le manuscrit allait de l553 à l537. Sur le premier feuillet se lisait « Mises et receptes faictës par moy, Gilles de Gouberville, d'empuys le sabmedi 25me jour de mars (iceluy comprins) avecques le memoyre d'aul cunes choses qui d'empuys ledit jour se sont ensuyvies, tant pour mes affères que pour ceux d'aultruy, lesquels se seroyent trouvés avecques les miens ung chacun jour, moys et an, ainsy qu'il apparoystra cy-après. »
Quelques années plus tard, et successivement, découverte de deux nouveaux manuscrits de la même main, l'une allant de 1557 à 1563, l'autre de 1549 à 1552, ce dernier trouvé par M. Drouet dans le chartrier du château de Saint-Pierre-Église, propriété de M. le comte de Choiseul.
On avait ainsi, pour une période de quatorze ans, et sans un seul jour d'interruption, la tenue de maison d'un gentilhomme du seizième siècle.
Ces trois manuscrits ont été publiés in extenso, à Caen, par la Société des Antiquaires de Normandie. Ils forment un énorme volume que je me suis donné le plaisir de feuilleter au cours de ces dernières vacances. Rien n'y est oublié. Ce livre de comptes touche à tout, nous fait tout voir en passant, nous renseigne sur tout sur les jeux, la chasse, les foires, les marchés, les monnaies, le mobilier, les objets de consommation, les produits des champs et de la mer, le bétail, le commerce, le ban et l'arrière-ban, le roi et la cour, le théâtre, le clergé, la justice, les mœurs, les guerres religieuses. Naturellement, les redites y sont nombreuses ; les mêmes faits journaliers, les menus détails de la vie d'intérieur, présentés sous les mêmes formules, y reviennent périodiquement. Mais ils intéressent par leur accent de vérité, leur couleur de langage. Ils ont l'attrait de la chose vue, notée utilement et simplement, sans nul souci littéraire; et comme le milieu lointain qu'ils évoquent garde encore plus d'un recoin obscur, tout y semble nouveau.
En bon gentilhomme campagnard, le sire de Gouberville faisait lui-même valoir ses terres. Il était aussi lieutenant des eaux et forêts en la vicomté de Valognes, charge qu'il avait héritée de son père. Il ressort de ses mémoires qu'il n'était point marié, ce qui ne l'empêche pas d'avoir nombre d'enfants, qu'il dote et qu'il établit fort convenablement, à leur sortie du manoir. Le manoir, on l'aperçoit se dessinant dans un creux de vallon, entouré de grands bois, avec ses douves, ses tourelles aiguës, ses murailles crénelées, percées de meurtrières, son étang, son moulin, son colombier :
« Mardi 3 mars. - Je fis couvrir le coulombier après souper et prendre les estourneaulx pour ce qu'ils avaient enchâssé tous les pigeons. » Il donne souvent de ces notes de nature. Un jour, c'est un paysan qui lui apporte une anguille superbe prise dans l'étang, mais qu'une loutre a fort endommagée. Ayant droit sans doute de basse-justice, il met bel et bien en prison son meunier qui ne lui a pas rendu son compte de farine. Une autre fois, c'est un de ses voisins qui lui offre une rose : « Le dynianche, estant à la messe, Jehan Auvray me donna une rose blanche cueillie en son jardin. » Il met aussi une date - 15 juillet 1554 - à cet autre précieux cadeau : « La sœur de Chandeleur, que je trouve à son huys, me donna un beau bouquet d'œillets et de marjolaines. » On assiste aux veillées d'hiver dans la grande salle dallée, garnie de longues tables, où servantes et valets babillent et travaillent. C'est le sonnet de Ronsard :
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise au coin du feu, devisant et filant.
On y fait aussi la lecture : « Février 1554. - Ce jour-là il ne cessa de plouvoyer. Nos gens, furent aux champs, mais la pluye les rachassa. Au soyer, toute la vesprée nous leumes en Amadis des Gaules comme il vainquit Durdan. » Le vieux roman de chevalerie, traduit de l'espagnol, dont la preière édition est de 1540, faisait donc quatorze ans après sa publication, les délices, non seulement du sire de Gouberville, mais encore de tous ses gens. Avait-il une bibliothèque? Il n'en dit rien. Toutefois, les livres ne manquaient pas au manoir. Un jour, on lui en apporte douze d'un coup. Quels étaient ces ouvrages? Avec l'Amadis, il lisait le Prince, de Machiavel. Mais l'Almanach de Nostradamus, semble avoir été son livre de chevet. A toute occasion, il le consulte et toujours il tient compte des recommandations qui s'y trouvent consignées :
« 29 octobre Je fys commencer à semer du fourment à là Haulte-Vente. Nostradamus disait dans son almanach qu'il faisait bon labourer ce jour. » Nouvelle mention, sous la date du 4 décembre : « Il fit beau temps et si doux qu'on n'ait, sceu désirer davantage. Il estoyt le jour du solstice selon Nostradamus. » Indépendamment de l'Almanach, il possédait encore les Centuries ou Pronostications, du célèbre astrologue, ouvrage auquel il attachait un si grand prix qu'il ne le prête que contre reçu :
« 10 novembre. - Le lieutenant Franqueterre me rendit chez Balande une Pronostication de Nostradamus et je luy rendys la cédule qu'il m'en avoyt faite. » C'était déjà l'habitude, paraît-il, d'oublier de rendre les livres prêtés.
Le sire de Gôuberville fut certainement un des propagateurs les plus zélés de la culture du pommier dans le Cotentin. Il soignait d'une façon toute particulière la plantation de ses arbres, et il se fût bien gardé de laisser ses pommes en tas, exposées sans abri à la pluie et au soleil, comme c'est la coutume aujourd'hui. Après la cueillette, il les rentrait, les faisait monter sur le plancher du pressoir d'où elles n'étaient descendues qu'au moment de la pilaison. Aussi, quel bon cidre et renommé dans toute la contrée ! Il envoie à Morsalines chercher des greffes « d'épicé ». C'est ce fameux cidre d'épicé qui ravit François 1er lorsqu'il en goûta pour la première fois, lors de son passage en Normandie, et « qui est par-dessus les autres cidres comme le vin d'Orléans est par-dessus les petits vins français ». « Le feu grand roy François passant par là (Morsalines) l'an 1532 en fit porter en barreau à sa suite dont il usa tant qu'il put durer. »
Puis ce sont de grandes battues qui rassemblent tout le village pour reprendre les « bêtes folles » lâchées dans la forêt et redevenues sauvages. Bien que les armes à feu soient d'un usage courant, on chasse encore à l'arc, à l'arbalète. On tue une vache et on la sale. Les vêtements, les chaussures se font au manoir - tout comme les draps et les serviettes. Il y a tailleur et cordonnier. Le sire de Gouberville aime les beaux habits. Il achète du velours de soie et de la ganse d'or à la foire de Caen, de la dentelle à Bayeux. Et jamais de voiture; toujours à cheval, avec Cantepye, son fidèle écuyer, et toujours départ de grand matin, « à vol de vide-coqs », prononcez bécasses.
En 1549, le sire de Gouberville va à Rouen pour y suivre un procès pendant devant le Parlement entre lui et l'un de ses compatriotes, Richard Basan, seigneur de Gatteville. Ce dernier mourut fort à propos au cours des débats et dans des conditions assez mystérieuses pour qu'on crût devoir faire l'ouverture de son corps. L'opération, toutefois, ne révéla rien d'anormal, et le seigneur du Mesnil-au-Val, qui raconte l'événement, a soin, en terminant sa narration, de nous informer qu'il eut l'honneur de tenir un des coins du drap le jour de l'inhumation de son adversaire. Mais son grand voyage, le plus long et aussi la plus intéressant, est celui qu'il fit avec son écuyer Cantepye, en 1555. Ils vont à Blois, où se trouve la Cour. Nous sommes sous Henri II :
« Le dymanche 11 (février), je fus à la messe de Saint-Sauveur, près le château de Blés où le Roy estait, la Reyne, Monsieur le Dauphin, la Reyne d'Écosse (Marie Stuart), Mesdames les filles du Roy et aultres princes et princesses, puis allasmes disner au Griffon. Il cousta VIII sols.
« Le dit jour après disner, il se fit un tournoy dedans la cour qui dura environ deux heures où je fus tant qu'il dura. Cantepye estant monté sur un coffre se mit un clou dedans le pied. Je me retiroy, le dit tournoi achevé, pour lui penser et fis acheter de la tourmenture pour 1 sol. »
On ne s'ennuie pas à la Cour de Henri II :
« Le (lendemain) mercredi XII, je fus depuys une heure jusqu'à cinq voyer une comédie qu'on joua en prose française devant le Roy et les princes et les princesses en l'abbaye de Saint-Lomer à Blés. »
Les spectacles, comme on voit, avaient lieu de jour, dans l'après-midi, en matinée, disons-nous aujourd'hui les soupers et les bals se terminaient aussi de très bonne heure :
« Le dit jour (Mardi-gras) je fus au soupper du Roy et de la Compagnie qui au jour d'hyer avait souppé avec luy. Après on alla au bal où je fus et y porté Mademoiselle de Monmorency, petite-fille de M. le Congnoystable. A l'entrée de la salle du bal y avait fort grand presse. La royne d'Ecosse et Mesdames se trouvèrent en la dite presse. La gouvernante de la dite royne d'Écosse donna sur la joe à ung jeune garson qui pressoyt de son coulde sous la poyctrine de la dicte dame gouvernante. Le bal fini, je m'en allai soupper à notre logis sur les huict heures. Je ne mangeai que deux œufs. »
Voici encore un petit tableau qui donne une idée des mœurs de l'époque où les réjouissances et les fêtes n'allaient guère sans batteries et sans effusion de sang. Le lendemain de la fête des Innocents, le sire de Gouberville va rendre visite à Madame de Saint-Pol, en son château de Bricquebec :
« Le 28 Décembre (1558) dès le poinct du jour, je party de céans (du manoir de Gouberville) Cantepye et Berger avec moy et allasmes à Bricquebec où nous arrivasmes avant 9 heures. Je trouvé Madame à la Galleryè et plusieurs de ses damoyselles. Elle se ryet des pages et des filles qui s'étaient battus la nuyct précédente pour les Innocents, comme on dict: Madame Gouffy, damoyselle, esté blessée au tétin. La Porte à la jambe et Frimalquès avait eu un coup de broche à la teste. »
On sait que la plupart des gentilshommes de la Basse-Normandie embrassèrent la Réforme. Le sire de Gouberville, sans se prononcer ouvertement pour la nouvelle religion, ne laisse pas de faire entendre qu'il s'y montre favorable. A l'instigation du clergé catholique, il y eut, à Valognes, le 7 juin 1562, un grand massacre de protestants, sanglants préludes de la Saint-Barthélémy. Il raconte cet événement à la date du 8 :
« La relevée, on me dit que her soyer, sur les cinq heures, il y avait heu à Vallongnes une si grande esmotion populayre qu'on avait tué le sieur de Houesville, le sieur de Cosqueville, maistre Gilles Mychault, médecin, Gilles Louvet, tailleur, Hobert de Verdun et Jehan Giffart, dict Pontlevesque, et plusieurs blessés et les maisons Cosqueville pillées et destruyctes, et que les corps des deffuncts estoyent encore dans la rue se jourd'huy apprès mydi et les femmes de Vallongnes venoyent encore donner dés coups de pierre et de baston sur lesdits corps et fut dict aussy que la maison de maistre Estienne Lesney, esleu au dict Vallongnes, sieur de Haultgurs, avait esté pillée et destruyte. Charlot (un de ses gens) partit sur les deux heures pour aller àVallongnes scavoir au certain ce que dessus, et revinst apprès soleil couché et me dict que tout ce que dessus estoyt vray et que le peuple de Vallongnes estoyt grandement courroussé. »
J'arrête ici mes citations. Peut-être vous donneront-elles le désir de faire plus ample connaissance avec le sire de Gouberville. Quant à moi, non content d'avoir lu son livre, j'ai voulu voir sa demeure. Je suis donc allé, l'autre jour, à Gouberville. C'est une petite commune du Val-de-Saire, entre Saint-Pierre-Eglise et Barfleur, tout près de Cosqueville où venait Marie Ravenelle, la meunière-poète, qui a fait des vers aussi jolis que son nom. Le pays est bas et farouche, voisin de la côte. J'ai bien retrouvé l'étang au creux du vallon, mais le manoir n'existe plus. A sa place, s'élève un château tout moderne, entouré de pelouses et de bosquets, où l'on arrive par un chemin sablé, coupé de barrières blanches. Ni moulin, ni colombier. Quelques vieux ormes tordus par le vent de mer, vaguement alignés, dessinent encore l'avenue qui conduisait à l'ancienne gentilhommière. L'église est en face, en amont du parc qu'un mur, au long duquel passe le chemin du village, sépare seul du cimetière. Elle dresse au-dessus des tombes sa tour carrée du douzième siècle, solide et trapue comme une tour de guerre. Dans la coulée du vallon argenté de saulaies, illuminé, tout au fond, par le reflet des vagues, on voit luire l'étang de Gattemare, que le sire de Gouberville entreprit de dessécher, et où planent, en tout temps, une nuée d'oiseaux marins.