A peu de distance du village de Morsalines, sur le flanc du coteau qui domine la plaine de Saint-Waast et le bourg de Quettehou, s'étend le bois du Rabey, bien connu des baigneurs et des touristes. On s'y rend par la route de Valognes. Après avoir dépassé le bourg et l'église à la tour carrée, massive comme un donjon, des taillis, parsemés de chênes, enserrent la côte, dont le long ruban se déroule devant vous.
Une petite laie forestière qui débouche sur le côté gauche de la route, donne accès sous les futaies. Le chemin descend bientôt rapidement et la vue s'étend sur un étroit et sombre ravin, ressemblant à ces vallées si souvent décrites de la forêt de Fontainebleau, où des arbres majestueux et aux troncs séculaires donnent au paysage une impression de sauvage grandeur.
Au milieu du ravin, auprès d'une mare où l'eau dormante perce à peine sous un linceul de feuilles mortes, se dresse un chêne énorme, dont le tronc est si large que trois personnes peuvent à peine lui faire une ceinture de leurs bras. La tête est si haute, le feuillage si touffu, que, par les jours de tempête, on peut entendre gémir la cime, sans ressentir à son pied le plus léger souffle de vent.
Cet arbre a un nom dans la contrée : on l'appelle lArbre à la Fée. Et, comme toute merveille naturelle, il a aussi sa légende; légende peu connue, à laquelle la jeune génération ne daigne plus s'intéresser. Une octogénaire d'un hameau voisin voulut bien nous la conter, il y a quelques années.
C'était au temps où la forêt s'étendait des flancs du mont Pernelle jusqu'à l'île de Tatihou. Sur les bords de la mer, au milieu des dunes de Grenneville, on voyait une misérable chaumière, recouverte d'ajoncs et de roseaux. Alentour, dans les rares endroits où le sable n'avait pas envahi une terre aride et sans buissons, quelques essais de culture attestaient un travail et des efforts que la nature rebelle rendait presque improductifs.
Dans l'unique pièce, formée par les quatre murs simplement crépis à la chaux, un homme et une femme encore jeunes se chauffaient auprès d'un feu de tourbe. Les restes d'un maigre repas se voyaient sur la table grossière qui, avec un lit rudimentaire, composait tout le mobilier.
Il était tard; c'était le soir de la Chandeleur. La nuit est profonde en février, après le couvre-feu. Le bruit de la mer, secouée par le vent du large, arrivait par bouffées à travers les dunes, et la bise ébranlait violemment les planches mal jointes qui tenaient lieu de porte au pauvre logis.
L'homme, les coudes appuyés sur ses genoux et la tête entre ses mains, regardait fixement le feu que le vent ranimait par moments ; la femme, dont la figure amaigrie trahissait la dure existence, raccommodait les mailles d'un filet. Tous les deux paraissaient exténués et en proie au plus noir chagrin. Une affreuse misère leur permettait à peine de ne pas mourir de faim. De temps en temps, l'homme, moins résigné, laissait échapper un blasphème qui faisait tressaillir sa malheureuse compagne.
Subitement, des coups précipités retentirent à la porte ; l'homme se leva et alla ouvrir. Une forme vague se dessinait dans la nuit. Il crut reconnaître le curé de sa paroisse et fit un pas au dehors en l'invitant à entrer.
« Prends ta besace, Lucas, et suis-moi, dit le prêtre, j'ai besoin de toi pour m'accompagner. »
Cette voix, qui lui était connue, lui causa cependant un tressaillement singulier. Il obéit, décrocha sa besace et suivit son interlocuteur. Les dunes franchies, ils traversèrent quelques champs et prirent un sentier qui longeait le flanc du coteau.
Le prêtre ne disait rien et, courbé sous le vent, se hâtait devant son compagnon, sans qu'on pût entendre le bruit de ses pas. Il semblait plutôt raser le sol, en l'effleurant à peine dans sa marche rapide. Ils atteignirent ainsi les premiers taillis du bois du Rabey. Lucas se demandait où son curé pouvait bien se rendre, quand il le vit s'engager dans une allée noire et touffue qui s'enfonçait dans la forêt.
Le but de cette course devenait étrange et Lucas commençait à avoir peur. Qui pouvait avoir besoin du curé, la nuit, dans cet endroit solitaire où ne se rencontrait aucune habitation ?
Il ne le suivit plus qu'avec une crainte qui alla en augmentant quand le bois se fut refermé sur lui et qu'on arriva aux grandes futaies.
Lucas eût bien préféré se trouver à cette heure dans sa misérable chaumière. Il grelottait et ses dents claquaient. À la suite du prêtre, il traversa un petit ruisseau qui serpentait sous les arbres et ils arrivèrent tous les deux à l'entrée d'un ravin encaissé, où des chênes immenses perdaient leurs cimes dans la nuit.
Sans se retourner, le curé s'arrêta devant l'un d'eux, remarquable par la grosseur de son tronc, étendit le bras et toucha, du bout d'une main qui parut à Lucas rouge comme du feu, l'écorce centenaire.
Soudain, l'arbre s'entr'ouvrit; une clarté violente éclaira la crevasse qui s'était formée et fit reluire des monceaux d'or qui s'emblaient descendre de son faîte et s'amonceler sur ses racines. Le malheureux, fasciné, ébloui, suant la peur, les yeux agrandis par l'effroi, regardait alternativement l'or et le prêtre.
Plus de doute : ce n'était pas son curé qui se tenait devant lui.
Le personnage s'était redressé. Son regard lançait des flammes et sa bouche avait un rire étrange. Ses pieds étaient fourchus; une longue queue dépassait sa soutane et balayait les feuilles mortes.
Lucas reconnut le Maudit et se mit à trembler de tous ses membres.
« Prends de cet or ce que pourra contenir ta besace, lui dit Satan; tous les ans, dans la même nuit, nous viendrons ici et l'arbre s'ouvrira. Tu seras riche, mais à une condition: c'est que tu ne franchiras jamais, sous n'importe quel prétexte, le portail d'une église. Si tu manquais à ton serment, c'en serait fait de toi. »
Lucas hésita longtemps. A la fin, la fascination de l'or fut la plus forte. Il jura et puisa dans le trésor à pleines mains. Son bissac rempli, il le chargea sur ses épaules et se retourna. Le Maudit avait disparu. Un feu follet brillait seul sur la mare prochaine.
Plus mort que vif, Lucas regagna sa chaumière: ce qui s'y passa et ce qu'il dut raconter à sa femme, la légende ne le dit pas.
Lucas devint bientôt un des plus riches tenanciers de la région. Il eut une ferme, des prés, des troupeaux, et le commun peuple, étonné et respectueux à la fois d'une telle prospérité, le saluait jusqu'à terre. On réclamait sa protection.
Ses gains augmentaient d'année en année. Tout lui réussissait. Aussi excitait-il, avec le respect qu'entraîne une situation florissante, l'envie et la crainte qu'avait fait naître le changement si subit arrivé dans son existence. On se disait tout bas que jamais on ne le voyait aux messes, qu'il évitait le recteur et fuyait les assemblées populaires, que sa femme pleurait souvent et ne riait jamais. On l'accusait de sorcellerie.
D'autres prétendaient l'avoir vu rôdant dans la nuit, un bissac sur l'épaule. De mauvais bruits couraient sur son compte.
Les gens en vinrent à ne travailler pour lui qu'à contre-cœur. Sa femme avait beau faire l'aumône, distribuer largement des secours de toute sorte, les manants la plaignaient en secret et se détournaient de sa maison. Si les lavandières, rentrant le soir avec leurs enfants, rencontraient le riche tenancier, ceux-ci se serraient contre leurs mères, et, après son passage, on aurait pu entendre dire tout bas : « C'est Lucas; celui qui a vendu son âme et qui est damné. »
Malgré ses richesses, on voit que Lucas n'était pas heureux. 11 vivait seul, sombre et renfermé. Il se sentait méprisé et redouté; de plus, il savait qu'on le traitait de sorcier. Sa femme n'osait rien lui dire, mais il la voyait souvent en prière, et la trace des larmes, versées dans le silence des nuits, avait creusé un sillon sur ses joues.
Quelques années se passèrent ainsi. Lucas devint de plus en plus taciturne. Tous les ans, à la Chandeleur, il se rendait au chêne magique et rapportait son bissac plein d'or.
Peu à peu cependant le remords commença à entrer dans son âme. Il se vit perdu, damné, et les affres d'une mort sans espérance vinrent le tenailler.
Or, un soir qu'il rentrait chez lui, absorbé dans ses pensées, le chemin creux qu'il suivait s'illumina tout à coup d'une clarté très douce. Les fleurs des fossés reprirent leurs couleurs, les arbres leur verdure ; les oiseaux endormis se réveillèrent et se mirent à voleter dans les buissons.
Lucas leva les yeux et aperçut une forme blanche qui venait vers lui. Sur les pas de l'apparition, les fleurettes penchaient leurs corolles où brillait une goutte de rosée, et les oiseaux lui faisaient, dans la lumière, un cercle d'ailes qui l'encadrait de leur vol silencieux.
Aux plaies des mains et des pieds nus, Lucas reconnut le Sauveur. Jésus-Christ fixa sur lui un long regard plein de tristesse et détourna la tête sans prononcer une parole.
Le cœur débordant de remords et de frayeur, Lucas tomba à genoux, la face contre terre, en murmurant le mot de : « Pardon ! »
Quand il se releva, le sentier était redevenu sombre : l'apparition s'était évanouie. Il rentra chez lui, brisé d'émotion et de douleur.
L'été, l'automne passèrent. Taciturne et absorbé, il en vint à craindre de se montrer. Ses troupeaux, ses cultures dépérissaient faute de soins. On ne le rencontrait plus sur les chemins ou dans les champs.
L'hiver arriva avec son cortège de frimas. Le malheureux devint plus inquiet que jamais. On l'avait surpris plusieurs fois, rôdant autour de l'église et s'enfuyant dès qu'il apercevait un passant.
Le jour de la Chandeleur approchait. La terrible visite allait se renouveler. Ce jour fatal arriva; tout un passé d'abjection et d'apostasie oppressait Lucas. Ce qu'il n'avait pas fait depuis longtemps, il le fit, et, tombant à genoux, il pria.
Quand il se releva, sa résolution était prise. Détachant du bénitier un rameau de buis bénit, il attendit l'heure où l'apparition allait le sommer de tenir sa promesse.
Au moment précis où, tous les ans, il se tenait prêt, le bissac sur l'épaule, le Maudit frappa à l'huis.
Lucas ouvrit et, de sa main droite armée du buis bénit, il fit le signe de la croix.
Il n'eut même pas le temps de se reprendre. Tout parut s'écrouler autour de lui ; la terre manqua sous ses pieds et il perdit connaissance.
Quand il revint à la vie, il gisait étendu sur le sol. Aux premiers regards qu'il jeta sur les objets qui l'entouraient, il lui sembla se réveiller dans un endroit où rien ne lui était familier ; il ne reconnut même pas les vêtements usés et rapiécés dont il était couvert. Peu à peu, la lumière se fit dans son esprit: ces murs nus et décrépits, ce pauvre mobilier, ces vieux instruments de travail, cet ensemble qui dénotait une longue misère, lui revint en mémoire. Il se trouvait dans la pauvre chaumière qu'il avait autrefois habitée et où il avait tant souffert avant sa chute.
Mais tout avait subi l'influence des années et l'aspect de ce dénuement lui parut encore plus affreux qu'au temps jadis.
Il se leva péniblement. Sur le lit, une forme indécise paraissait dormir. C'était sa femme. Il l'appela. Rien ne bougea. Il lui prit la main. Elle était froide comme du marbre. Il comprit alors que tout était mort pour lui sur la terre.
Longtemps, il demeura anéanti, écrasé sous le poids de l'horrible douleur qui déchirait ses entrailles. Enfin, il se leva; sa figure avait repris son calme et, jetant un dernier regard sur ces murs, témoins de tant de luttes et de souffrances, il sortit et se dirigea vers le presbytère.
Quelque temps après, des bûcherons qui traversaient le bois du Rabey, aperçurent, auprès d'un chêne séculaire, une hutte en branchages appuyée contre une roche dominant le versant d'un ravin. Un homme, revêtu d'un grossier sayon de bure, un grand capuchon rabattu sur la figure, s'y tenait en prière ; une croix, façonnée avec le bois de la forêt et un lit de feuilles sèches composaient son mobilier. Bientôt, le bruit se répandit qu'un ermite s'était établi dans cette partie du bois. On le rencontrait parfois, méditant dans les endroits les plus retirés, ou ramassant les fruits sauvages qui servaient à sa nourriture. L'eau du ruisseau voisin suffisait pour étancher sa soif.
C'était Lucas, le riche tenancier, expiant par une existence de privations et de prière, les erreurs et les fautes de son passé.
Le renom de sa piété se répandit dans le pays. On venait le visiter de loin; il racontait son histoire, et son ermitage devint peu à peu un lieu de pèlerinage. On prétendait qu'il avait reçu le don de guérir et, comme tout grandit dans l'imagination populaire, le bruit s'accrédita qu'il faisait des miracles.
Il vécut très vieux et mourut en odeur de sainteté.
La légende, qui déforme lentement les noms et les faits, conserva le souvenir de ce dramatique événement. Cet arbre légendaire, qui contenait tant de richesses, devint pour le populaire une sorte d'être mystérieux, hanté par les puissances occultes. Il reçut un nom en harmonie avec ses trésors. On l'appela lArbre à la Fée, et c'est ainsi qu'on le désigne encore de nos jours.
Gabriel Vanel
Mémoires de l'Académie nationale des sciences, arts et belles-lettres de Caen
1911