La légende du Curé de Rideauville

Texte

Au pied d'une ligne de coteaux dominés par l'église de la Pernelle, dans une plaine verdoyante et fertile où la Saire décrit de capricieux méandres, quelques groupes de maisons, dont le toit de chaume se cache dans des bouquets d'ormes et de chênes, rappellent l'emplacement de l'une des plus prospères paroisses du canton de Quettehou, la paroisse de Rideauville, aujourd'hui disparue.

Nous sommes ici à l'entrée du Val de Saire, de ce coin privilégié du Cotentin qui s'étend de Saint-Waast à Barfleur, où la plantureuse richesse d'un terrain d'alluvion permet les récoltes les plus variées et les plus abondantes.

Le touriste qui, de Saint-Vaast, prend la route de Réville, aperçoit bientôt sur sa gauche une vieille tourelle, dominée par les grands arbres d'un parc. A peu de distance, s'ouvre un chemin couvert, dont les haies touffues se rejoignent en berceau, au milieu d'un enchevêtrement pittoresque de plantes de toute sorte. Le chemin s'enfonce dans les herbages, tantôt ombreux et vert, tantôt égayé par l'aspect ensoleillé des prés à l'herbe épaisse et drue.

Après une demi-heure de marche, encadrée par des arbres aux puissantes frondaisons, une ruine apparaît, dressant dans le ciel bleu sa silhouette imprévue. Sur le clocher que le temps a respecté, le lierre, comme un linceul, a jeté son manteau sombre, et le toit en bâtière, morne et silencieux, disparaît sous les assauts de la plante qui retombe en gracieux enroulements.

Au portail, quelques débris de bois pendent encore sur les gonds rouilles. L'escalier qui conduit à la tour est resté intact, offrant ses marches de pierre à la curiosité des touristes, et, dans la nef, où la toiture s'est lentement effondrée, une forêt en miniature a pris racine. Là, le sureau et le prunier sauvage marient sur les tombes leurs fruits et leur feuillage; la ronce grimpe et s'enlace autour des chapiteaux verdis par l'humidité. La folle avoine et le houblon ont envahi le chœur, et, sur l'emplacement de l'autel, un coudrier a poussé, formant comme un dôme de verdure à l'endroit où s'élevait jadis le tabernacle.

Et, cependant, sous l'herbe et la mousse, quelques pierres tombales offrent encore au curieux des inscriptions assez bien conservées. Sur l'une d'elles on peut lire la longue énumération des titres et des vertus de « noble et honorable dame Armande de Laporte, veuve de hault et puissant seigneur Jean de Légalle, etc. », châtelaine du lieu. Triste ironie du sort qui fait aujourd'hui piétiner cette tombe par les troupeaux du champ voisin !

Autour de l'église, le cimetière, converti en herbage, conserve encore ses murs et son entrée; au milieu, une colonne de granit, débris de la croix brisée, s'élève sur son piédestal, et, contre le mur du transept, un vieux tombeau couvert de mousse achève lentement de disparaître sous les ronces.

C'est l'église de Rideauville, désaffectée depuis 1820, et qui, livrée aux injures du temps ainsi qu'à la négligence et au pillage, ne montre plus aux regards que des murs rongés par le lierre et les intempéries.

Presque toutes les maisons de cette paroisse, éparses au milieu des champs, se sont l'une après l'autre effondrées comme leur église, et, de nos jours, l'on ne peut se douter qu'au commencement du siècle dernier, il y avait là une importante agglomération.

Quelques vieillards existent encore cependant qui ont conservé le souvenir des choses entrevues dans leur enfance, et qui, jadis, aux heures des longues veillées d'hiver, autour de la haute cheminée, entendaient l'aïeule raconter les histoires du temps passé.

C'est de la bouche de l'un de ces vieux représentants du siècle qui vient de finir, que nous tenons la légende du curé de Rideauville. Et cette légende, pour être assez récente, n'en est pas moins très écoutée dans le pays, car le fait qui la motiva avait si bien frappé les esprits, que le souvenir s'en est conservé vivant et a pris, auprès de ces âmes naïves et simples, la forme tragique et romanesque sous laquelle on le raconte actuellement.

En 1789, vivait au village de Rideauville un brave garçon, laboureur de son état et marié depuis peu. Son nom était Jean-Pierre. Élevé par les soins et sous les yeux du curé de la paroisse, celui-ci s'était attaché à lui, et, avec toute sa confiance, lui avait donné les fonctions de sacristain.

Les mauvais jours arrivèrent rapidement. Le curé, vieux et accablé sous le coup des mesures révolutionnaires, tomba malade et mourut après avoir émigré. Il avait été remplacé par un prêtre qui adopta les idées nouvelles et se fit remarquer par son exaltation et ses mœurs équivoques. Il finit même par se marier et exercer un état.

L'église était déserte. Les saints mystères n'y étaient plus célébrés et le vieil édifice, aussi bien au dedans qu'au dehors, offrait les traces du délabrement et de l'abandon. Les tombes elles-mêmes n'étaient plus visitées et les fleurs ne venaient plus mêler leurs fraîches couleurs, symbole d'espérance et de résurrection, au vert sombre des buis et des cyprès.

Jusqu'au départ de son bienfaiteur, Jean-Pierre avait conservé les croyances de sa jeunesse et regrettait les joyeux carillons et les modestes cérémonies où la fumée de l'encens montait aux voûtes de sa chère église. Mais le temps fit son œuvre et, entraîné par les pires exemples, il sacrifia aux doctrines en faveur et renia son passé. Il devint un des meneurs de sa commune.

C'était l'époque où, même dans le fond des campagnes, la terreur pesait sur tous de son joug de fer et exerçait, sur les âmes son influence anxieuse et déprimante. On se taisait, trop heureux d'être oublié.

Plusieurs années s'écoulèrent.

Un soir, Jean-Pierre revenait chez lui. C'était la veille de la Toussaint et la « pâle clarté qui tombe des étoiles » éclairait seule le sentier qu'il suivait. Ce sentier contournait le cimetière et passait devant l'entrée.

A mesure qu'il avançait, Jean-Pierre croyait apercevoir une forme indécise appuyée contre un des piliers, entre lesquels s'élève, comme c'est l'usage dans le Cotentin, une dalle plate qu'il faut enjamber pour se rendre à l'église.

Arrivé à quelques pas, la forme prit un corps et il distingua nettement, assis sur la dalle, la soutane recouverte d'un manteau dont le capuchon était rabattu sur sa figure, un prêtre qui semblait l'attendre. Ses mains étaient cachées sous de larges manches et il ne bougeait pas plus que le granit de la croix qui dominait le champ funèbre.

Malgré ses nouveaux principes, Jean-Pierre eut peur. Les histoires de revenants qu'il avait entendu conter pendant son enfance se pressaient dans son cerveau et ses jambes semblaient paralysées.

Il voulut rire de sa frayeur, mais sa voix s'arrêta dans sa gorge. 11 voulut essayer de rebrousser chemin : impossible. L'apparition paraissait le fasciner et une force mystérieuse l'attirait vers le prêtre. Après un instant de lutte secrète, il fit quelques pas en avant.

Alors, une voix, qu'il reconnut aussitôt, résonna à son oreille.

« C'est toi, Jean-Pierre ? »

C'était la voix de son ancien pasteur. A peine eut-il la force de répondre :

« C'est moi, Monsieur le Curé. »

L'apparition gardait son immobilité de marbre.

La voix reprit :

« Jean-Pierre, les âmes des trépassés réclament les prières qu'on ne dit plus pour elles depuis longtemps. Quand minuit sonnera, tu viendras me répondre la messe. Sois exact; je compte sur toi. »

Et l'apparition, s'élevant au-dessus de la dalle de granit, se fondit dans le brouillard qui flottait sur les tombes.

Jean-Pierre était resté pétrifié, les yeux fixes, en proie à une indicible terreur. Le sang s'était glacé dans ses veines et il ne pouvait parvenir à se remettre en marche. Il reprit enfin ses sens et se traîna jusque chez lui.

Sa femme l'attendait, anxieuse d'un si long retard. A sa vue, elle comprit qu'une chose extraordinaire venait de lui arriver.

Il se laissa tomber sur une chaise, et, d'une voix altérée, lui dit la rencontre qu'il avait faite et la demande de son ancien curé. Elle, qui avait conservé sa piété d'autrefois, lui répondit sans hésiter:

« Prends garde, Jean-Pierre, et pense à ton salut. Je t'en prie, obéis à ton bienfaiteur. Ta conscience sera tranquille et nous n'aurons rien à nous reprocher. »

Elle insista longtemps. Lui résistait encore, envahi par des craintes vagues, où se mêlaient le respect humain des idées nouvelles, l'orgueil des esprits forts et le souvenir des bienfaits de celui qui l'appelait.

« J'irai, dit-il enfin; advienne que pourra! »

Un peu avant minuit, Jean-Pierre, qui était resté silencieux au coin de la cheminée, se leva, prit son manteau et alluma sa lanterne. Dehors, tout était noir; les branches des arbres qui bordaient le sentier prenaient des silhouettes fantastiques à la lueur que projetait la lanterne, et le bruit des sabots, heurtant le sol durci par la gelée, résonnait seul dans la nuit.

Il franchit la dalle qui fermait l'entrée du cimetière et, d'un pas mal assuré, se dirigea vers la sacristie. L'église profilait dans les ténèbres sa masse noire et imprécise. Des deux côtés de l'allée qui conduisait à la porte, les tombes se devinaient aux croix qu'un rayon de la lanterne venait frapper. En passant auprès d'elles, Jean-Pierre crut voir des ombres qui semblaient en sortir et prenaient avec lui la direction de l'église.

Le malheureux tremblait de tous ses membres quand il arriva à la porte de la sacristie.

Au moment où il allait y pénétrer, la porte s'ouvrit d'elle-même et une clarté soudaine illumina l'édifice. L'ancien curé était devant lui, revêtu des ornements sacerdotaux et prêt à monter à l'autel. Un capuchon, largement rabattu sur sa tête, cachait ses traits et ses mains s'abritaient sous les plis de la chasuble.

Sans remuer la tête, le curé lui dit :

« Minuit vont sonner. Habille-toi, Jean-Pierre; les âmes des morts nous attendent. »

Il déposa sa lanterne et son manteau, revêtit la soutane et lé surplis et prit la sonnette pour précéder le prêtre; mais ses mains tremblaient tellement qu'il n'eut pas besoin de l'agiter. Elle se mit à tinter avec un son grêle et argentin.

Au moment où il entrait dans la nef, les douze coups de minuit retentissaient dans le clocher, veuf cependant depuis longtemps de son horloge. Il put alors se rendre compte de la clarté qui avait frappé sa vue quand la porte de la sacristie s'était ouverte devant lui. Sur le pourtour de l'église, les yeux do toutes les têtes d'anges, de démons ou d'êtres fantastiques sculptés dans la pierre des chapiteaux et des ornements de l'édifice, brillaient comme des escarboucles. La nef et le chœur étaient baignés d'une lumière resplendissante. Sur l'autel, une auréole de feu semblait un arc-en-ciel lumineux.

Dans les bancs, espacés de distance en distance, des formes raides et sculpturales, revêtues de grands suaires dont l'un des pans était rabattu sur la tête, se tenaient agenouillées. Sous ces sortes de capuchons brillait une clarté étrange qui avivait les pages blanches des missels ouverts sur les accoudoirs.

Et, à mesure que le sacristain passait à leur portée, les suaires se retournaient de son côté et il entendait murmurer la même prière : « Je suis l'âme d'un Tel ou d'une Telle, pour laquelle on ne dit plus de messes depuis bien des années, Jean-Pierre !»

Il arriva plus mort que vif à l'autel : le prêtre gravit les marches et la messe commença. A ce moment, une plainte déchirante s'éleva brusquement. Des sanglots remplirent la nef et se perdirent peu à peu sous la voûte.

Jean-Pierre répondait machinalement, sans oser jeter un regard autour de lui. Mais, lorsqu'à l'élévation, il dut soulever le bas de la chasuble de l'officiant, ses terreurs redoublèrent en apercevant un squelette revêtu des ornements sacerdotaux.

Et quand le prêtre se retourna pour présenter l'hostie consacrée, Jean-Pierre vit son front blanc comme l'ivoire, les trous vides de ses yeux et sa mâchoire osseuse que ponctuait un rictus grimaçant.

Le malheureux se crut à son dernier jour. Il restait immobile, paralysé par la peur.

La messe se termina cependant. Après avoir prononcé l’ite missa est, le squelette bénit les assistants, puis, se tournant vers lui : « A minuit, l’an prochain, dit-il; n'oublie pas, Jean-Pierre ! »

Sans reconduire le curé à la sacristie, celui-ci, en proie à une folle épouvante, se précipita vers l'entrée de l'église. En passant entre les bancs, il entendit les voix des âmes, agenouillées dans la nef, répéter à son oreille : « N'oublie pas, Jean-Pierre ! »

Et, franchissant le portail, il se-perdit dans la nuit.

Le lendemain, au petit jour, des gens qui allaient aux champs, trouvèrent un homme évanoui, la tête appuyée contre la dalle de l'entrée du cimetière.

C'était Jean-Pierre, étendu à l'endroit où lui était apparu le prêtre.

Son cœur battait encore. On le rapporta chez lui, où sa femme, livrée aux plus vives angoisses, avait passé la nuit en prière.

A force de soins, on parvint à ranimer le malheureux, qui reprit assez connaissance pour faire l'étrange récit que nous venons de raconter. On en parla longtemps dans le pays; il se conserva dans les veillées, et les très vieilles gens qui passent encore aujourd'hui devant l'entrée du cimetière, font le signe de la croix.

La secousse avait, été trop forte pour Jean-Pierre. Il languit pendant une année et mourut doucement, après s'être converti.

L'époque approchait où la paix religieuse allait renaître ; où les cloches allaient de nouveau égrener dans le ciel le son des Angélus; où les vieux portails des églises allaient revoir défiler, sous leurs arceaux de pierre ou de granit, les longues théories des fidèles, heureux de retrouver leurs pasteurs.

Les haines s'apaisaient; l'espoir et la confiance revenaient dans les cœurs. Du village à la cité, une vie nouvelle s'épanouissait. Comme un mauvais rêve, les derniers échos de l'ouragan révolutionnaire se perdaient au bruit du canon qui saluait nos victoires et l'entrée du Pape à Notre-Dame...

Et depuis, plus jamais ne reparut le curé de Rideauville.

Auteur

Gabriel Vanel

Ouvrage

Mémoires de l'Académie nationale des sciences, arts et belles-lettres de Caen

Année

1911

Source

Gallica