La Dame de Thibeauville

Texte

Sur les flancs d'une colline ombragée de grands arbres, qui descend en pente douce vers la baie de Morsalines, à côté d'une ferme dont l'entrée conserve encore des restes d'architecture seigneuriale, quelques ruines, à peu près informes, attirent le regard.

Le lierre a tout envahi; des pans de murs se dressent verdoyants dans une enceinte qui se devine vaguement sous les ronces et la végétation touffue dont elle est recouverte.

Ce sont les ruines du manoir de Thibeauville, qui avait lui-même remplacé un vieux castel féodal, détruit il y a bien des siècles.

Si le château n'existe plus, son souvenir s'est cependant conservé vivant dans une légende, qui, d'après ses détails, remonterait aux croisades.

Autrefois habitaient dans ce castel le baron de Thibeauville, seigneur du lieu, et sa femme Solange, dont l'austère vertu, que n'avait jamais effleuré le moindre soupçon, la faisait vénérer et donner en exemple aux châtelaines d'alentour.

Les tentations cependant ne lui avaient pas manqué, et elle avait dû s'armer de toute son énergie pour résister aux séductions d'un seigneur du voisinage, son parent et le compagnon d'aventures et de chasses de son époux.

On était à l'époque où un frémissement d'enthousiasme et de foi passait sur la France. Saint Bernard prêchait la croisade et tous, barons et manants, brillaient du désir d'aller en Palestine enlever aux mains des Sarrasins le tombeau du Christ.

Comme tous les autres, le baron de Thibeauville ne résista pas à l'ardente parole que les émissaires du grand moine répandaient dans les provinces. Malgré les pleurs de sa femme, les angoisses d'une attente prolongée, les difficultés sans nombre d'un voyage à travers les pays les plus lointains, il prit la croix et, rassemblant quelques fidèles, se prépara au départ.

Ses instances répétées n'avaient pu décider son ami à l'accompagner.

Un matin de printemps, confiant la fidèle compagne de sa vie aux soins de ses suivantes, il s'arracha de ses bras et partit pour cet Orient merveilleux, où le Saint Sépulcre, foulé aux pieds par les infidèles, attendait ses libérateurs.

Restée seule, la châtelaine se vit bientôt en butte aux obsessions de celui qu'elle avait déjà éconduit et qui, comptant sur la longue absence de l'époux, avait recommencé ses visites intéressées.

Hautaine et digne fut sa résistance. Mais un jour, furieux de se voir honni et méprisé, le seigneur, à la tête de quelques hommes d'armes, força les portes du castel, égorgea les serviteurs qui essayaient de défendre leur maîtresse, et, pénétrant dans sa chambre, l'épée nue à la main, la tua sur le prie-Dieu où elle s'était réfugiée.

Son accès de fureur passé, le meurtrier essaya d'effacer les traces de son crime. Par ses ordres, on creusa une fosse au pied des murailles et il y fit déposer le cadavre de sa victime. Les autres furent jetés dans l'étang voisin.

Épouvantés de ce meurtre, les gens du seigneur quittèrent le pays, et lui-même, sous le poids du remords et redoutant les conséquences d'une pareille action, alla s'établir dans une contrée lointaine.

Plusieurs années s'écoulèrent et l'oubli se faisait sur ce drame, quand le baron, à la suite de traverses et d'aventures de toute sorte, reparut dans le pays. C'était pendant l'hiver; la joie de retrouver celle dont il était séparé depuis si longtemps, lui faisait oublier la tristesse de la nature en deuil et la mélancolie d'un ciel sombre et brumeux.

Il s'avance allègrement au pas de son cheval; bientôt les hautes toitures et la porte à créneaux se distinguent dans la brume. Mais quel changement ! Rien ne bouge ; le château se dresse muet et solitaire. L'herbe pousse dans les cours et le lierre a envahi les murs. Tout porte les traces du plus complet abandon. Et quand, le cœur serré, il pénètre dans les appartements où tout dénote la lente et destructive action du temps, l'affreuse réalité lui apparaît entière, le passé revit devant ses yeux et il se voit seul désormais dans son manoir désert.

Les premiers moments de désespoir écoulés, le baron s'informa autour de lui, demandant à tous les échos ce qu'était devenue sa femme et les causes de sa mort. Mais les quelques paysans qui vivaient aux alentours ne purent ou n'osèrent rien lui apprendre. Le curé de l'église voisine, nouvellement installé, ne savait rien non plus.

Des mois se passèrent et le baron, s'abandonnant à une profonde mélancolie, oubliait dans le deuil et la prière son bonheur évanoui.

Le printemps revint avec les fleurs et la verdure.

Une nuit, le baron, dont le sommeil ne pouvait fermer les paupières, veillait, étendu sur son lit. Par la vaste fenêtre aux meneaux de granit, la pleine lune inondait la chambre de sa pâle clarté.

Tout à coup, il lui sembla entendre un léger bruit sur le vitrage. Il y porta ses regards et distingua une fleur de tournesol que la brise faisait trembler contre les vitres serties de plomb.

Accoudé sur son oreiller, le baron ne pouvait détacher ses yeux de cette fleur. Bientôt les pétales se transformèrent en cheveux fins et soyeux ; le cœur s'effaça et, en sa place, apparut la figure pâle et triste de la dame de Thibeauville. Longtemps elle resta pensive, les yeux fixés sur son mari. Celui-ci, cloué sur- place par l'apparition, l'esprit hanté des plus obsédants souvenirs, se sentait retenu par une force invincible.

Enfin, d'un effort surhumain, il bondit hors du lit et s'élança vers la croisée.

Mais à peine s'était-il approché du vitrage, que l'apparition s'évanouissait dans les rayons de la lune. Il tenta vainement d'ouvrir le volet et de regarder à l'extérieur; il ne vit que les murs solitaires et les fossés où les herbes folles se courbaient doucement au souffle de la brise.

Et toujours, depuis cette époque, aux nuits de pleine lune, la fleur mystérieuse montait vers la croisée de la chambre fatale et la figure de la dame de Thibeauville apparaissait triste et résignée, pour disparaître au moindre mouvement.

Effrayé de ce prodige, le baron fit dire des messes et célébrer des services. Il s'enquit encore de toutes parts, rechercha les traces des gens qui auraient pu entendre parler des événements de jadis, mais rien ne vint éclaircir le mystère qui planait sur le passé.

Ne sachant plus où s'adresser, il se souvint d'un ermite qui vivait non loin de là. Il alla le trouver et lui conta ses malheurs et son désespoir.

L'ermite l’écouta longuement; puis, prenant son bâton, il s'achemina vers le château. Introduit dans la chambre où se produisait l'apparition, il y resta longtemps en prière. Ses oraisons terminées, il descendit dans les fossés et s'arrêta sous la croisée miraculeuse. Là, montrant au baron une plante de tournesol qui poussait contre la muraille, il le pria d'appeler ses serviteurs.

Ils creusèrent, sur son ordre, la terre en cet endroit et bientôt un squelette s'offrit aux regards des assistants.

A l'un des os de la main droite brillait un anneau d'or. Éperdu, le baron se pencha et reconnut la bague de fiançailles qui portait encore ses armoiries.

Les restes de sa malheureuse compagne étaient retrouvés. La lumière se fit dans son esprit; il revit cette tête douce et désolée appuyée contre le vitrage et comprit qu'elle demandait à être inhumée en terre sainte. Fléchissant le genou au bord de la fosse, il fit mettre ces précieuses dépouilles dans un cercueil de plomb qu'on transporta en grande pompe dans la salle d'armes du castel.

Peu après, les langues se délièrent et la vérité lui fut connue. Il put se retracer la trahison du misérable qui avait abusé de ses largesses et de son hospitalité et la résistance héroïque de la victime qui avait préféré la mort au déshonneur.

De magnifiques funérailles furent célébrées dans la modeste église où elle allait autrefois s'agenouiller pieusement au pied de l'autel, et sur la tombe de marbre, où l'effigie de la sainte femme était couchée, dormant son dernier sommeil, on grava cette devise qui fut celle de sa vie :
Potins mori quam foedari.

Auteur

Gabriel Vanel

Ouvrage

Mémoires de l'Académie nationale des sciences, arts et belles-lettres de Caen

Année

1911

Source

Gallica