« M. de Tourville, dit un des acteurs de ce grand drame [1], ayant eu des ordres très pressans de partir de Brest avec les vaisseaux qui se trouveroient prests, appareilla le 9 de May et mouilla à Bertaume le 12, les vents estans vers l'Est et par conséquent contraires pour entrer dans la Manche. Il ne laissa pas de faire voile [2] avec trente-cinq vaisseaux de guerre, des brûlots et des bastimens de charge.
« Nous navigasmes bord sur bord jusqu'au 24, ayant presque toujours eu si mauvais temps que nous ne pûmes gagner jusqu'à ce jour là que le cap Goustar [3]. La Perle et le Modéré qui estoient dans la Manche avant nous et qui croisoient sur le cap La Hougue nous joignirent le 19, ayant esté chassez par une escadre ennemie de douze vaisseaux qu'ils trouvèrent dans ces parages là. Le 28 M. de Villette nous joignit avec cinq autres.
« Le 27 les vents s'estant rangez vers l'Ouest, nous fismes vent arrière le long de la coste d'Angleterre. Sur le soir le Courtisan el le Saint-Esprit nous joignirent. Ainsi nous nous trouvasmes alors quarante-quatre [4].
« Le 28 sur le soir Portland [5], nous restoit au Nort à huit ou dix lieues et nous partions à l'Est 1/4 d'Est pour aller à La Hougue, les vents estant sur l'Ouest.
« Le 29 à trois heures du matin nous aperçûmes les Ennemis sous le vent qui prolongeoient une ligne vers le Cap Bailleur, desquels, quand nous les joignismes, nous estions bien à dix ou douze lieues. »
Les vaisseaux anglais et les hollandais étaient au nombre de 88, « plus de 36 desquels estoient à trois ponts ». Devant un ennemi deux fois supérieur, Tourville, qui tient le vent, peut encore éviter le combat. Mais il a sous les yeux cette instruction au bas de laquelle le Roi a écrit de sa main que ce qu'elle contient est sa volonté et qu'il veut qu'on l'observe exactement[6]. Et cette instruction déplorable porte que s'il rencontre les ennemis à La Hougue, « Sa Majesté veut qu'il les combatte en quelque nombre qu'ils soient ». Et il se conformera d'autant plus strictement la lettre de ce document que sa rédaction contient des allusions désobligeantes à ses deux dernières campagnes et semble mettre en doute ses talents et même son courage [7].
Tourville est au corps de bataille, au centre de l'escadre blanche, monté sur son magnifique Soleil Royal de 106 pièces et de 900 hommes d'équipage [8]; Villette est sur l'Ambitieux (100 canons, 750 hommes), à sa droite, Langeron à sa gauche, sur le Souverain (86 canons, 550 hommes). D'Amfreville, Nesmond et Relingues conduisent l'escadre d'avant-garde, blanche et bleue, sur le Merveilleux (92 canons, 630 hommes) ; le Monarque (92 canons, 630 hommes) et le Foudroyant (90 canons, 600 hommes). L'escadre bleue ou arrière-garde est commandée par Gabaret, Panetié et Coëtlogon qui montent l'Orgueilleux (94 canons, 650 hommes), le Grand et le Magnifique (96 canons, 650 hommes).
Du côté de l'ennemi l'escadre rouge au centre de la ligne est sous les ordres de l'amiral Russel, avec Ralph Delaval et Cloudesly Shovel ; l'avant-garde composée des Hollandais marche sous van Almonde et Schoulbynaet ; l'arrière-garde enfin formée de l'escadre bleue obéit à John Ashby, à Georges Rook et à Richard Carter.
Les vaisseaux français arrivent hardiment sur les vaisseaux ennemis, et tandis que Tourville, Villette et Langeron gouvernent directement sur Russel, Delaval et Shovel, Nesmond gagne la tête des Hollandais pour l'empêcher de tourner notre ligne par la droite tandis que d'Amfreville et de Relingues restent un peu en arrière afin que l'ennemi ne puisse couper l'avant-garde du corps de bataille. Un feu terrible éclate sur toute la ligne. « Il n'y eut aucun vaisseau de cette esquadre, dit une relation destinée au Roi [9], qui n'eut affaire à deux ou trois de ceux des ennemis, principallement dans la division de M. de Tourville et de M. de Villetlte, et cela est aisé à comprendre, d'autant qu'entre l'admiral d'Angleterre qui attaquoit M. de Tourville et le vice-admiral rouge qui attaquoit M. de Villette il y avoit seize des plus gros vaisseaux de leur armée et que de nostre costé, entre M. de Tourville et M. de Villette, il n'y en avoit que six. M. de Tourville soutenoit tout le feu de l'admiral rouge et de ses deux matelots qui estoient des vaisseaux de cent pièces de canon chacun et il répondoit si bien qu'il fit arriver deux fois le premier [...]
« Dans nostre arrière-garde, continue le narrateur officiel, M de Gabaret et de Coëtlogon avec leurs divisions se portèrent dans la ligne el arrivèrent sur les ennemis qui leur estoient opposez, mais M. Panetié [10] et sa division qui estoit la dernière de l'arrière-garde , s'estant trouvé le plus éloigné de toute l'armée lorsqu'on commença de se mettre en ordre de bataille ne put arriver aussitôt que les autres, bien qu'il eut forcé de voilles pour se mettre dans son poste l'esquadre bleue des ennemis composée de 25 vaisseaux anglais, profitant de ce retardement et du changement de vent quy estoit alors venu au Nord-Ouest... et passant dans l'intervalle que M. Panetié [11] laissoit entre sa division et celle de M. de Gabaret, elle le coupa et le sépara de nostre arrière-garde. Cette manœuvre pouvoit produire deux effets très dangereux : le premier, que M. Panetié ainsy séparé et ayant vingt-cinq vaisseaux ennemis entre luy et nous tomberoit vraysemblablemenl entre leurs mains; le second, que les vingt-cinq vaisseaux ennemis nous ayant doublez nous mettroient entre deux feux. M. Panetié évita le premier inconvénient en prenant le party de forcer de voiles et de tenir toujours le vent pour s'aller joindre à nostre avant-garde et M. de Gabaret remédia au second en envoyant dire à tous les vaisseaux de son esquadre de tenir le vent pour empescher les ennemis de mettre notre corps de bataille entre deux feux, mais cette dernière précaution n'eut son effect que pour quelques heures seulement et n'en auroit eu aucun sans la faute que firent ces vingt-cinq vaisseaux ennemis, car après nous avoir doublé (ce qui arriva sur les deux heures) ils s'attachèrent à suivre M. Panetié dans ses eaux au lieu de venir tomber d'abord sûr nostre corps de bataille et s'amusèrent ainsy jusques à 6 heures du soir...[12] ».
La division de Panetié comprenait les quatre derniers vaisseaux de la ligne française, le Grand (86 canons), le Saint-Esprit (76 canons), le Courtisan (66 canons) e la Sirène (66 canons).
« Si tôt que le vent se calmoit, dit un autre récit[13], les Anglois approchoient à veùe d'oeil, et dès qu'il ventoit un peu plus fort les nostres les éloignoient. »
« La brume estoit si épaisse de temps en temps, continue le correspondant du Mercure, que nous ne nous voyions pas les uns les autres. Elle ne nous fut pas désavantageuse, puisqu'elle fit momentanément cesser le combat. On fut bien quatre heures sans tirer que très peu. On voyoit souvent, de grosses fumées qui s'élevoient des brûlots qu'ils envoyoient sur nos vaisseaux.
« M. de Tourville ayant esté obligé de mouiller à cause du flot, lorsque le temps s'éclaircit un peu, le combat recommença sur les cinq heures du soir [14] tout de plus belle. Les vingt-cinq vaisseaux qui chassoient M. Panetié [15] cessèrent leur chasse au premier bruit et arrivèrent aussi tost vent largue; Estant tombez sur nostre corps de bataille qu'ils trouvèrent à l'ancre, ils mouillèrent incontinent et firent un feu si terrible[16] que c'est une chose surprenante comment M. de Tourville, ses Matelots et ceux qui essuyèrent ce feu ne furent ny coulez bas ny brûlez. Ils envoyèrent sur nostre général jusques à quatre Brûlots à la fois. Il les évita en coupant ses câbles et leur donnant ses bordées. Ils sautoienl eu l'air autour de luy.
« Le second combat continua jusqu'au jour couché. Les quatre vaisseaux de l'arrière-garde se rallièrent à M. d'Amfreville [17] qui avoit esté obligé aussi de mouiller et il estoit impossible à cause des courans de flot qu'il se ralliast à notre corps de bataille. Il appareilla vers les dix heures et demie du soir au commencement du jusant et s'estant élevé un peu de vent, il fit la meilleure manœuvre que l'on puisse faire en se ralliant à M. de Tourville sur les cinq heures du matin, nonobstant le brouillard épais qu'il faisoit. »
Vers les neuf heures du soir., l'ennemi avait plié, les Anglais de l'escadre rouge d'abord, puis les Hollandais. L'escadre bleue anglaise, que ses chefs avaient si mal à propos engagée contre Panetié, commettait alors la faute de passer, pour s'éloigner, portée par le jusant entre les intervalles de la ligne française et subissait de grandes pertes dans cette manœuvre insensée. Ce fut la fin de la bataille. Elle avait coûté 5.000 hommes et 2 vaisseaux à l'ennemi; nous avions perdu 1.700 soldats et marins et 80 officiers; aucun de nos vaisseaux n'avait disparu, mais beaucoup étaient fort abîmés.
« Nous fismes route à l'Ouest, continue notre récit qui émane assurément de l'un des capitaines de Panetié. Le temps s'estant un peu éclaircy, nous comptasmes nos vaisseaux et nous n'en trouvasmes que 32. Parmy ceux qui nous manquoieut il y avoit trois officiers généraux : Mr de Gabaret, Mr de Nesmond et Mr de Langeron.
« Le 30, dès le matin, on apperceut les Ennemis qui venoient sur nous et qui nous donnèrent chasse jusque sur les cinq heures du soir que nous fusmes obligez de mouiller à cause du flot, et ayant beaucoup gagné sur nos vaisseaux et n'en estant plus qu'à une demy lieue de nous, ils mouillèrent comme nous. On doit juger en quelle extrémité on se voyoit. La pluspart des Navires qui avoient combattu estoient sans poudre et d'ailleurs poussez à bout. Le Soleil Royal estant hors de combat, nostre Général estoit obligé de l'abandonner pour aller sur celuy de M. de Villetlte. Quel party prendre? 11 n'y eut que celuy de passer entre le Cap de La Hougue et l'Isle d'Ornay [18], ce qu'on appelle le Ras-Blanchard [19] et cela à la pointe du jour avec un reste de jusant et le vent contraire. Mr de Tourville appareilla sur les dix heures du soir, sans faire aucuns signaux, afin de tâcher de primer un peu la marée avant les Ennemis qui, effectivement, ne firent leur signal d'appareillage que quand nous fusmes sous voiles. Comme il venta assez gros vent du Sud-Ouest, il y eut de nos vaisseaux qui prirent le party d'aller à O.-N.-O., afin de doubler les Roches qui sont à l'Ouest d'Ornay et qu'on appelle les Casquets. Il y en eut une vingtaine qui donnèrent dans le ras, et le jusant leur ayant manqué, ils furent obligez d'y mouiller; mais les courants du flot qui sont d'une violence extrême en cet endroit firent dérader tous nos plus gros vaisseaux », en sorte qu'ils se trouvèrent à trois lieues de là sous le vent des ennemis, séparés définitivement du reste de la flotte. Incapables de manoeuvrer, sans ancres et sans câbles, et les coques trouées de boulets, il ne leur restait qu'une ressource, celle de s'échouer à la côte.
Tandis que Tourville, Villette, Amfreville, Coëtlogon, Relingues se défendaient de leur mieux à Cherbourg et à Talihou, contre les brûlots de l'ennemi, Panetié, seul officier-général qui se trouvât en tête de colonne, arborait le pavillon de ralliement [20], franchissait le Raz avec les onze premiers vaisseaux, retrouvait plus loin les onze autres qui avaient contourné les Casquets et venait mouiller devant le fort de la Latte à quatre lieues de Saint-Malo [21].
Ashby poursuivait les fugitifs avec une trentaine de vaisseaux. Il donna une preuve de plus de son étourderie, en virant brusquement de bord par le travers des Casquets à la vue d'un convoi escorté par le marquis de la Porte qu'il prenait pour la flotte de d'Estrées. Cette dernière faute sauva les vingt-deux navires de Panetié.
Un pilote de Saint-Briac, dont le nom ne nous a pas été conservé, fit franchir au Grand, malgré son tirant d'eau, la passe de Saint-Malo. Cinq navires étaient, le 1er juin au soir, en sûreté dans le port et les dix-sept autres y pénétraient à la marée suivante. Un certain nombre, comme la Perle de Forbin étaient percés de tous côtés[22]. Ils avaient tous perdu une partie de leurs ancres et de leurs agrès ; les mâtures étaient endommagées plus ou moins gravement, les munitions à peu près épuisées. Il était donc matériellement impossible de sortir de suite avec une flotte réduite à ces extrémités et l'idée de donner l'ordre d'une pareille entreprise ne pouvait venir qu'à un homme aussi profondément étranger que Pontchartrain aux choses de la mer.
François Panetié, premier chef d'escadre des armées navales, 1626-1696: étude historique et biographique - par Ernest-Théodore Hamy (1842-1908)
[1] Mercure Galant, juin 1692, p. 114.
[2] Ses instructions portent qu'il doit mettre à la voile le 25 avril « en quelque estat que soit le Soleil Royal qu'il doit monter avec le nombre de vaisseaux de guerre, les brûlots et les bastimens de charge qui seront en estat de le suivre... (Sa Majesté) luy répète... que s'il y a quelques vaisseaux qui, par quelque accident imprévu, ne soient pas en estat d'appareiller en mesme temps que luy, Elle veut qu'il les laisse... » On trouvera le texte complet des instructions données à Tourville par le Roi, et un grand nombre d'autres documents inédits sur la campagne maritime de 1692, dans un fort intéressant mémoire, publié récemment par M. G. Toudouze (La bataille de La Hougue, 29 mai 1692. Paris, 1899, br. in-8, 91 pp., 2 pl.).
[3] Le cap Gouslart, à la pointe sud du Devon.
[4] L'armée navale de Tourville se composait, au moment de la bataille, de 44 vaisseaux et 11 brûlots, 3.158 canons et environ 20.000 hommes d'équipage. La division de Panelié comptait sur ses quatre vaisseaux 294 canons et 1.760 hommes.
[5] La pointe sud de l'île de Portland.
[6] Il n'avait d'ailleurs été rencontré par aucune des dix corvettes qu'on lui avait envoyées pour modifier ses ordres.
[7] G. Toudouze, op. cit., p. 28, n°.
[8] Le Soleil Royal avait été construit en 1669,1a poupe en avait été dessinée par Lebrun (Arch. Nat., 9, 549).
[9] Bibl. Nat., Ms. fr n° 20597, f°s 137 et suiv.
[10] L'auteur écrit Pantier.
[11] On remarquera qu'à La Hougue, comme à Bevesiers et Bantry, Panelié occupe une des extrémités de la ligne. C'est un poste particulièrement difficile qui est ainsi confié à son habileté manouvrière.
[12] V. aussi la Relation de Gabaret (loc. cit., p. 410).
[13] Merc. Gai., juin 1692, p. 120.
[14] Le manuscrit que je viens de citer parle de 6 heures du soir.
[15] Ici appelé « Mr Le Pannetier ».
[16] Ces vingt-cinq vaisseaux portaient ensemble 2,268 canons.
[17] D'Amfreville commandait, je l'ai dit, l'avant-garde.
[18] Aurigny.
[19] « Le Ras Blanchard est un canal qui est formé d'un costé par la coste de Constantin (Cotentin) jusques à Flamanville, et de l'autre par les îles d'Origny (Aurigny) et de Gernezé (Guernesey); il a environ 5 lieues de long et une lieue et demy de large, les courants y sont très violens et le fond mauvais » (Relation citée, Bibl. Nat., Ms. fr., 20597).
[20] Cf. Mémoires du Comte de Forbin (Coll. Petitot et Monmerque, t. LXXV, p. 25). « M. de Panetié, chef d'escadre, écrit Forbin, arbora le pavillon de ralliement, ce qui sauva le reste de la flotte. »
[21] Merc. Gal., juin 1692, p. 130.
[22] Mém. du Comte de Forbin (Ibid., p. 25).
Gallica-
1903
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