à MARINETTE
C'est un homme de quarante ans, un peu raide et lourd, convenablement vêtu. On sent qu'il n'a pas lui-même soin de sa personne, qu'il ne s'habille pas seul. Madame Vernet le boutonne, l'épingle, le peigne. Rarement un jour se passe sans que la raie, droite et pure, se défasse,et que la cravate remonte. Mais Monsieur Vernet est incapable de «revenir sur sa toilette», et il semble, pour cette raison, plus distingué le matin que le soir.
Le peu qu'il montre de ses yeux est d'un bleu tendre. Ses paupières pesantes jouent mal, constamment presque fermées. Il est obligé de lever la tête, de la pencher en arrière, comme les gens qui regardent par-dessous leurs lunettes. Je le dis sans malice, la forme de ces yeux rappelle quelque chose de déjà observé aux yeux des porcs.
En omnibus, Monsieur Vernet se met de préférence au fond et regarde les derrières des chevaux lourdement secoués. «Le pavé de Paris use les meilleures bêtes.» Suivant les recommandations du préfet de police, Monsieur Vernet ne descend pas de voiture avant qu'elle ne soit immobile. Mais une fausse honte, bien excusable chez un homme, l'empêche de «demander le cordon» au conducteur pour lui seul: il attend qu'une dame fasse arrêter, et profite de l'occasion. Sinon, il s'entête, dépasse le but, va jusqu'à la station prochaine et retourne sur ses pas.
Oh! je me tiens sur mes gardes. Une récente aventure m'a rendu sévère. Je viens de «quitter» certaine famille honorable que j'aimais beaucoup, un peu trop, et je frissonne au souvenir de l'outrage. Je ne me livrerai pas sans défiance. Il faut que, plus tard, si l'aventure tourne mal, je puisse dire, hautain et bref, à cet homme:
— «Ne vous souvient-il pas, Monsieur, que vous avez été le premier à me tendre la main?»
à ses reproches, je répondrai:
— «C'est vous qui m'avez cherché!»
Dès qu'on nous embrasse, il est bon de prévoir, tout de suite, l'instant où nous serons giflés.
Je l'épie et le vois venir.
Ce n'est d'abord, entre nous, qu'un échange de nos deux cartes:
Victor Vernet, directeur des chantiers de l'usine case, Passy
Henri
Monsieur Vernet me regarde:
— «Est-ce tout?»
— «Oui, dis-je, j'ai jeté négligemment mon nom à la corne du carton, en signature. Au-dessus je puis écrire quelques lignes: c'est commode.»
Monsieur Vernet sourit et dit:
— «J'aime tout ce qui est original!»
Mais, par politesse ou indifférence, il ne réclame pas d'autre renseignement.
Nous nous saluons et nos chapeaux se bossellent au plafond de l'omnibus.
à chaque rencontre, comme on reprend aux dernières mailles une dentelle interrompue, la conversation nouvelle se raccroche aux derniers mots de la précédente. Expérimentés, nous n'allons pas vite. Une fois, Monsieur Vernet dit son âge; une autre fois, le chiffre de ses appointements: 15,000 francs. De plus, il est intéressé dans les affaires. Elles vont bien. Mais «ce qu'il y a d'agréable» c'est qu'il a droit à deux mois de congé par an. Lentement, je reconstruis sa vie. Aujourd'hui il m'apprend le petit nom de sa femme: Blanche. Elle a oublié de lui changer ses manchettes. Il serait plus expansif si j'étais moins discret. Mais je n'ai pas l'habitude de me jeter à la tête des gens.
Je ne le fais que par exception.
Tantôt, obstinément silencieux, j'affecte de ne rien entendre; tantôt je coupe net une confidence, en toussant.
Si Monsieur Vernet me demande:
— «Vous avez sans doute quelque emploi?» je réponds:
— «C'est peu de chose: j'élève trois petits lapins.»
Monsieur Vernet feint de comprendre, «puisqu'il aime tout ce qui est original».
— «Et vos petits lapins vont bien?»
— «Ils sont charmants et forment un triple étage. L'aîné a la tête de plus que le cadet, le cadet la tête de plus que le troisième. On me les prête tous les matins.»
— «Je vois: vous êtes professeur libre.»
— «Oh! tout à fait libre. Les pauvres petits et moi, nous nous sommes bien ennuyés ensemble. Mais il faut aider ma famille à me faire vivre. Voilà qu'ils sont à point pour entrer au lycée. Quel dommage! j'avais comme vous deux mois de congé, et, en outre, toutes mes soirées à moi,ce qui me permettait de travailler.»
Je répète le mot «travailler» en exagérant la voix et le geste. L'heure est-elle venue de dire à quoi?
Monsieur Vernet: Vraiment, je n'achète le journal que pour ma femme, car je n'ai pas le temps de le lire. Je jette à peine un coup d'œil sur les faits-divers et la Bourse.
Henri: Et cela suffit, car le reste, ce que nous écrivons, est-ce intéressant?
Monsieur Vernet: Vous écrivez donc dans les journaux?
Henri: Des fois.
Monsieur Vernet: Lequel?
Henri: Oh! n'importe lequel. Dans l'un ou dans l'autre. Un peu partout.
Monsieur Vernet: Je n'ai jamais vu votre nom.
Henri: Cela ne m'étonne pas. J'écris sous des pseudonymes. Je suis jeune et n'ose pas me lancer. Il y a la famille.
Monsieur Vernet: Mais ces pseudonymes, quels sont-ils?
J'en invente sur le champ quelques-uns. Aux premiers, Monsieur Vernet fait des signes d'ignorance. Il reconnaît les derniers:
— «Oui, je crois avoir vu celui-là quelque part.»
Le coup est porté. Monsieur Vernet se rapproche de moi. La serviette du professeur libre n'est plus à ses yeux banale: il y a peut-être un article dedans. La différence des âges est abolie. Nous nous estimons de pair.
Monsieur Vernet: Je voudrais bien lire quelque chose de vous.
Henri: Ce que j'ai fait jusqu'ici ne mérite pas d'être offert. Attendez aumoins que j'aie terminé mon roman.
Monsieur Vernet: Comment! vous écrivez aussi des livres?
Henri: Des livres! c'est beaucoup dire. Je barbouille du papier.
Monsieur Vernet: Je serais empêché de soutenir qu'un livre est bon ou mauvais. Je ne m'y connais pas et n'y entends rien. Mais j'affirme que pour faire un roman, quel qu'il soit d'ailleurs, pour mener à bien l'histoire, pour se retrouver au milieu de tous les personnages et ne pas confondre Pierre avec Paul, il faut avoir de la tête!
Nous sommes graves. Il semble que nous allons, moralement, nous cordeler, nous nouer.
Presque sous le manteau, en me cachant des passants, je donne à Monsieur Vernet ma vraie carte, une plaquette d'une centaine de vers luxueusement éditée aux frais de cette honorable famille que j'ai «quittée». J'en ai toujours un exemplaire sur moi. C'est un en-cas préparé pour liaison immédiate. Monsieur Vernet l'ouvre sans un mot. La dédicace est flatteuse, l'hommage empressé. Et puis il possède maintenant, pour la première fois de sa vie, une chose imprimée qu'il n'a pas achetée. Il m'offre, en échange, une invitation à venir prendre le café, sans cérémonie, dimanche prochain, vers une heure. Madame Vernet y compte fort. On m'attendra.
Notre poignée de main est longue comme si nous venions de traiter un important marché. Monsieur Vernet me sourit, tout grâce, et je chantonne ainsi qu'une raccrocheuse, quand la soirée est belle et que le trottoir donne bien.
Je m'attends à du nouveau. Je tombe dans un ménage bourgeois, c'est-à-dire au milieu de gens qui n'ont pas mes idées.
Le bourgeois est celui qui n'a pas mes idées.
J'ai préparé en sot ma première visite aux Vernet. J'allais chez eux avec le plaisir d'avoir à poser un peu et la crainte de n'être pas compris. Je me promettais de faire de l'effet, repassant mes citations, cherchant des noms d'auteurs peu connus et dont la seule étrangeté me ferait honneur. N'avais-je pas, dans la collection de mes gestes, quelque élévation de bras, un ploiement de genou, un coup de nuque en arrière, qui seraient à mes phrases d'élite ce que les projections lumineuses sont aux conférences scientifiques.
Ai-je fait mes frais?
Je ne me rappelle pas avoir été au-dessus de moi-même.
Nous avons pris du café. J'ai déclaré qu'il était bon, mais un peu chaud. Monsieur Vernet m'a parlé de sa cave. J'ai trouvé cela naturel, «puisqu'il avait du vin dedans». Inhabile à distinguer la fine-champagne de l'eau-de-vie de marc, j'ai cependant affirmé que la liqueur de mon petit verre bleu devait être très vieille, selon moi, du moins.
Au premier engagement entre Madame Vernet et moi, Monsieur Vernet se tut.
— «Et vous, Madame, à quoi donc passez-vous vos loisirs?»
Je disais «donque», et en général j'exagérais les liaisons, le soin avec lequel nous lions nos mots étant le signe certain qu'on nous en impose.
— «Je lis un peu», dit-elle.
Aussitôt je prononçai les noms de Baudelaire et de Verlaine. Elle m'avoua qu'elle ne les connaissait pas, et, loin de me redresser avec la mine sévère et condoléante du monsieur qui découvre une ignorance, j'eus la lâcheté de dire:
— «Tant mieux pour vous!» la lâcheté de le répéter et de commencer l'éloge de la femme qui ne sait rien. Mais Madame Vernet:
— «Une femme doit avoir au moins quelques notions d'histoire et de géographie.»
— «Sans doute, dis-je, et d'arithmétique.»
— «Et de musique», dit-elle.
— «Soit, je vous accorde le piano, mais avec un seul doigt.»
Bientôt je lui fis toutes les concessions. Elle parlait assez correctement, en disant «mélieur» au lieu de meilleur. Elle aimait la peinture-poésie et la poésie-peinture. Elle désirait élever son âme de temps en temps, comme on fait des haltères, par récréation et par hygiène. Aux beaux endroits d'un livre, elle ne s'en cachait pas, ses yeux se mouillaient de larmes. Cependant elle avait vidé bien des coupes, et la façon dont elle parla de l'amertume des choses me fit comparer sa vie à quelque tonneau qui a trop roulé et où la lie se dépose, tandis que, couard, cinq minutes après avoir glorifié la femme qui ne sait rien, je vantais bassement la femme qui sait tout.
Ils n'ont pas d'enfants et s'ennuient. J'arrive au bon moment. Ils gardent à l'endroit du poète des préjugés en partie rectifiés, c'est-à-dire que, ne voyant plus en lui un illuminé, un fou maigre, affamé et grugeur, légendaire et redoutable, ils le traitent encore d'être original et exceptionnel. S'il travaille, ils se signeraient et disent:
— «Il travaille!»
S'il ne pense à rien, ils disent:
— «Laissons-le rêver!»
Ou, le doigt tendu vers son front:
— «Que peut-il se passer dans cette tête-là?»
Je porte la main à mes cheveux courts, comme pour remettre d'aplomb une auréole.
Madame Vernet coud des boutons aux caleçons de son mari:
— «Vous êtes heureux de pouvoir consacrer votre vie à l'art!»
Elle entend vraiment que je voue ma vie à l'art, la lui dédie et sacrifie. Elle me croit un peu prêtre et me complimente sur ma vocation.
Faut-il lui dire que je n'en ai pas? que je «compose» des vers aux heures perdues, parce que papa me sert provisoirement une petite rente, et que j'entretiens habilement ses illusions? Il veut faire de moi quelqu'un, et se saigne jusqu'à ce qu'il découvre en son fils un paresseux vulgaire et rebouche ses quatre veines une fois pour toutes.
— «D'ailleurs, dit Monsieur Vernet, qui suit sa propre pensée et côtoie la mienne, le devoir d'un père n'est-il pas de s'ôter le pain de la bouche pour ses enfants?»
C'est juste, mais répugnant, et si le mien s'ôtait le pain de la bouche pour me l'offrir, je le prierais poliment de l'y rentrer.
Monsieur Vernet fume une cigarette, las d'avoir travaillé une journée de dix heures à l'usine qu'il dirige. Ses paupières battent comme des volets mal accrochés. Parfois elles se ferment. L'effort qu'il fait pour les relever les plisse à peine. Elles ressemblent à des coquilles de noix. Sa cigarette s'éteint à chaque instant. Il la rallume. Elle se meurt. C'est une lutte. Il a l'air de manger des allumettes.
Madame Vernet: Ce n'est pas poétique de coudre des boutons!»
C'est cependant nécessaire pour que les caleçons tiennent. Va-t-elle reprendre l'argutie de l'autre jour? Elle fait, dans le tas des choses qu'elle accomplit, pense ou exprime, le triage de celles qui sont poétiques et de celles qui ne le sont pas. Manger des huîtres est poétique, mais manger de la soupe ne l'est plus. Dire «Monsieur Vernet» est distingué, et dire «Mon mari» commun. Elle pique, avec l'adresse d'un chiffonnier, le mot «chaise» et le jette là, «côté prose», puis le mot «siège», qu'elle dépose ici, «côté vers».
Soudain, Monsieur Vernet, du fond de sa somnolence, pareil à un oracle que le suc des lauriers et des vapeurs méphitiques ont engourdi, annonce:
— «Vous arriverez!»
Je l'espère, me laisse aller et conte mes rêves, en un bon fauteuil dont je frise les glands entre mes doigts. J'ai bien dîné, et j'éprouve le besoin d'intéresser quelqu'un à mon avenir. Mes jambes s'allongent, prennent possession du parquet, et mes pieds remuent comme la queue d'un chien qu'on flatte.
Je ne fume pas. On me dit que je n'ai point de défauts, et on pense que si je crains le tabac et l'alcool, c'est non par délicatesse de femmelette, mais par prudence de grand homme qui se ménage. Je lève mes mains blanches pour que le sang n'ait pas la force d'y monter. On me demande des vers.
— «Mes vers n'ont que le mérite de s'en aller tout de suite loin de ma mémoire. Ne vaut-il pas mieux causer doucement de choses diverses, en amis vieux déjà qui se pénètrent sans effort?»
Enfin j'ai un idéal: la pâleur de mon teint et ma tristesse en répondent.
Ne pouvant fumer sa cigarette, Monsieur Vernet se décide à la sucer.
— «Cher! cher!» lui dit Madame Vernet.
Il continue. Ses dents mâchent des brins de tabac. Quelques-uns s'échappent, tombent, s'accrochent comme des insectes à son gilet. On ne sait plus s'ils viennent de sa bouche ou de son nez.
— «Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose!»
— «Non, pas ce soir. Une autre fois, quand je serai plus en train!»
Les boutons du caleçon sont au complet. Madame Vernet l'agite. Le derrière se gonfle comme s'il y avait quelqu'un. Etourdi par la chaleur et le peu que j'ai bu, je me le figure empli pour de bon. J'y entre moi-même. Il est trop large, et Madame Vernet, à genoux, sa tête à hauteur de mes hanches, serre les ficelles. Je ne ressens que l'ennui d'être tripoté, de tourner à droite, à gauche, les mains en l'air, ou croisées sur mon ventre. Vainement je dis:
— «C'est bon!»
et veux m'en aller à mes affaires: Madame Vernet s'obstine, rentre lecaleçon dans les chaussettes, s'écarte un peu pour voir, sans trouble, assise sur ses talons, et pique une épingle dans son corsage.
— «Je vous demande encore pardon d'avoir terminé ce petit travail devant vous, mais Monsieur Vernet n'a plus rien à se mettre.»
Je regarde cet homme, pris de pitié, prêt à lui offrir mon linge. Un grotesque a pris ma place, parle en mon nom, caricaturise mes gestes, digère et s'empâte.
Ils disent, l'un:
— «Ma femme m'adore!»
Et l'autre:
— «Monsieur Vernet est le plus honnête des hommes.»
Ils n'avoueraient pas que, séparés, ils sont heureux. Pourtant le mari ne vit complètement que dans son usine. L'invention du téléphone lui apparu un événement immense. D'abord il redoutait de s'aboucher avec l'appareil, disant au premier employé venu:
— «Téléphonez donc pour moi: je n'ai pas le temps.»
Et tandis que l'employé parlait au loin, Monsieur Vernet tournait autour de la cage, ainsi qu'un dompteur déjà mordu, n'osant jamais et se promettant d'oser, un peu fiévreux comme un auteur qui écouterait en lui-même la répétition d'une pièce. Enfin il est entré, et maintenant voilà qu'il regarde l'appareil comme un confident. Ils sont toujours ensemble. Monsieur Vernet lui cause pour causer, et, le soir, l'écho des conversations qu'ils ont eues se répercute encore.
— «Imagine-toi, Blanche, que j'ouvre la cage. J'entre, je dis «Allô» — rien. — «Allô, allô» — rien. — Croirais-tu qu'elle m'a fait attendre la communication vingt-cinq minutes, montre en main!»
Elle! l'Ennemie!
Madame Vernet, les coudes sur la table, le nez dans sa tasse de thé, un petit doigt en accent aigu, répond:
— «Mâtin!»
Elle a couru par les grands magasins toute la soirée:
— «Oui, je prendrais cela, mais ce n'est pas pour moi, c'est pour une amie qui habite la province!»
Parfois elle achète pour rendre, et peut-être parce que ce va-et-vient de paquets fait bien aux yeux de sa concierge. Mais ce qu'elle garde est d'occasion. Le bon marché seul la tente.
— «Je puis vous affirmer qu'elle a été rudement bien», me dit Monsieur Vernet.
Il s'encourage à l'aimer, fier qu'elle me plaise, et quand je fais à Madame Vernet l'offre d'une civilité saupoudrée comme une gaufre, il sourit:
— «Ah! ce Monsieur Henri!»
Il me croit connaisseur. Mes admirations pour la femme sont un hommage au goût du mari. Si nous étions seuls, je lui taperais sur l'estomac, et il me raconterait des saletés.
Et Madame Vernet s'excite de son côté.
Elle lui porte une solide, sincère affection. Dans ses moments de «papillons noirs, —qui n'en a pas?» — elle s'appuie sur la force et seconfie en la franchise de ce brave homme.
Leurs cœurs allaient s'éteindre, ne plus former que des boules de cendres froides. J'ai soufflé, et voilà qu'à la grande surprise de tous, des étincelles profondément enfouies s'enflamment, s'élancent.
Je m'excite, à mon tour.
J'ai été jusqu'à ce jour un petit monsieur désœuvré, qui se glorifiait ou se méprisait à outrance, et je sers à quelque chose: je renoue l'une à l'autre ces deux âmes près de céder comme des cordes usées.
à chacune de mes visites, je constate un nouveau progrès. C'est un rapprochement des couverts, une façon délicate et inattendue de s'offrir du pain, du poivre, hors de propos, un interminable débat anodin pour savoir qui se fatiguera à fatiguer la salade.
Monsieur Vernet vient embrasser sa femme avant même de déposer au vestiaire sa canne et son chapeau.
Si je lui dis:
— «Vous avez l'air fatigué!»
il me répond:
— «C'est que j'ai mal dormi cette nuit.»
Il voudrait en conter plus long, et comme une pomme véreuse tend à tomber de sa branche, une grosse plaisanterie grasse lui pend au bout de la langue.
Sa femme l'arrête par un:
— «Voyons, chéri!» très tendre.
Elle a posé nonchalamment la main sur le rebord de la table, et, la tête inclinée, les yeux brillants et clignotants, elle murmure:
— «Oh! vilain!»
C'est moi qui rougis. Toutes mes félicitations à moi-même. Je travaille bien.
Et pourquoi ne s'aimeraient-ils pas? Vais-je m'imaginer que Madame Vernet, en apparence très loin de son ménage, y fait une fausse rentrée par coquetterie? Il faut que je perde l'habitude de dire, enveloppant, comme une chose à cacher, ma bêtise ignorante dans une expression dédaigneuse:
— «Je connais la femme: c'est un logogriphe, un écheveau!»
Madame Vernet est une femme simple, qui aime son mari, simplement, à la papa.
Monsieur Vernet a d'énormes biceps, roulants et grondants presque, quand il raidit et reploie son bras, comme un animal ennuyé ouvre et referme sa mâchoire. Il peut, entre ces tenailles de chair, écraser une noix, faire péter une balle élastique, et m'y briserait, si j'avais la maladresse de me laisser pincer.
Il tord une fourchette en tire-bouchon, abat son poing, d'un vigoureux coup, sur l'angle d'une pierre de taille, sans se faire mal. Par envie et par impuissance, je prétends qu'il me trompe avec des trucs.
Pour l'intelligence, Monsieur Vernet en vaut un autre. Il est parti de rien. Il a fait sa situation seul. A quinze ans, il gagnait sa vie.
— «Et même, dit-il, âgé de dix-huit mois à peine, je venais déjà en aide à ma famille: je remportais un prix de cinq cents francs et une médaille d'argent dans un concours de bébés.»
Il sait qu'on peut se vanter, sans ridicule, d'être travailleur. Afin qu'on ne l'accuse pas d'immodestie, il prend les devants. Parle-t-on d'un imbécile, il dit:
— «Le pauvre me ressemble; est, comme moi, sans malice!»
On l'entend déclarer:
— «Je ne suis qu'une bête, mais j'ai fait ce que j'ai pu, et quand on fait ce qu'on peut...»
Madame Vernet proteste:
— «Mon ami, tu as tes mérites. Combien d'autres, à ta place, seraient restés en chemin!»
Flattée d'être considérée par son mari comme une femme supérieure, elle ajoute:
— «Tu es si bon!»
Ah! la bonté! la bonne bonté, que c'est bon! Madame Vernet s'anime, s'échauffe, fait des gestes comme si, d'un ébauchoir, elle sculptait la statue même de la Bonté, puissante et lourde, écrasant pèle-mêle, sous son séant, le reste des qualités inutiles, la pouillerie des autres petites vertus. Je m'abandonne aussi, je jette le paradoxe aux orties, et prie l'excellente femme de vouloir bien accepter mon humble concours et la petite boule de terre glaise que je colle à la statue, en plein milieu de la figure, pour lui faire le nez.
Ainsi très fort, très bon, et peut-être plus spirituel qu'il ne le croit, tel apparaît Monsieur Vernet.
Toutefois ce qu'il a contre lui et pour moi, c'est un commencement d'eczéma. Son sang malade, avec une persévérance de taupe, creuse de petits canaux à fleur de peau, et perce çà et là, et pousse dehors ses vésicules rouges, agaçantes et brûlantes.
Le calme appartement des Vernet m'attire. La régularité de leur vie m'engrène, et je ne tente rien pour me ressaisir. Je ne sais pas ce que je vais faire chez eux presque tous les soirs. Je monte les escaliers lentement, et, quand je pèse sur le bouton du timbre, quelque chose de joyeux répond en moi. On m'attend. Mon couvert est toujours mis, c'est-à-dire qu'on se dépêche de le mettre dès que je sonne. J'enlève mon pardessus avant de dire bonjour, et je m'arrête un instant afin de m'emplir le nez des odeurs qui viennent de la cuisine. Je gagne aussi peu vite que possible la salle à manger. Je me mouche, cherche dans mes poches, feins de m'accrocher au porte-manteau, donne un coup de gant sur la poussière de mes bottines; je laisse à Madame Vernet le temps de faire des signes à sa bonne et de lui dire, bas:
— «Vite, un gâteau de deux francs, aux amandes!»
à la vérité, j'arrive en intrus; mais, comme on ne me le fait pas sentir et qu'un dîner en ville est toujours bon à prendre, je salue d'un air dégagé, en essayant de varier mes formules de politesse préparées dans la journée.
Monsieur Vernet me serre les doigts impitoyablement, pour me prouver sa force, et tandis que je les agite un peu afin de les décoller, Madame Vernet me dit:
— «Bonjour! poète!»
J'ai voulu lui baiser la main. Elle ne s'y attendait pas; son bras que je soulevais est retombé lourdement, et, gauchement, je me suis gardé de le rattraper.
En général, si les fourches de nos pouces et de nos index s'adaptent et s'entrecroisent avec netteté, je me sens à l'aise pour la soirée. Au contraire, je suis pris d'inquiétude comme un lièvre qui écoute, si elle ne m'accorde que le bout de ses doigts. Je les fais sauter dans le creux de ma main, de la façon qu'on soupèse des pièces d'or, pour voir si elles ont le poids.
Installé, je deviens poseur, menteur et gobeur. La nourriture «saine et abondante» descend en moi, fait tampon, refoule mon âme dans un coin, l'étouffe.
— «Quel excellent potage! dis-je. Il n'y a que chez vous qu'on sache manger!»
Je cite des noms connus de restaurants, comme si j'en sortais. Leurs prix sont un peu forts; mais, à Paris, cela seulement est bon marché qui coûte cher.
à chaque nom, Monsieur Vernet me demande:
— «Vous y êtes allé?»
— «Oui. Ils ont un nouveau chef qui réussit la sole; mais tout autre poisson y est détestable.»
Je jouis de mentir et regarde l'étonnement de Monsieur Vernet monter comme une colonne de mercure. Tel degré à atteindre me fait ajouter un mensonge. à tel autre, il est bon que je m'arrête. Tout à l'heure,quittant la table, n'irai-je pas sucer une écrevisse chez Fary?
Mais au moment où je redoute qu'on ne me croie plus (car à la manie de mentir je joins celle de prétendre que je mens habilement), et comme Madame Vernet, troublée par mes vanteries, traite son repas de frugal et réclame mon indulgence:
— «Ah! dis-je, plût aux cieux que j'en eusse tous les jours autant!»
Avec une souplesse dont je ne me rends pas compte et qui pourrait me faire prendre pour un farceur, je passe des grands restaurants aux petits à vingt-cinq sous (pourboire compris).
Je faisais le musulman fastueux. Me voilà franciscain. Monsieur et Madame Vernet m'écoutent, plus sympathiques. Les souffrances de mon estomac donnent à leur dîner une importance. Ils m'enviaient: ils vont me plaindre. Je possède mon sujet et je parle avec facilité. Ça coule desource, semble-t-il.
— «Que de fois, absorbé par mon travail, il m'est arrivé d'oublier de dîner, comme on oublie son mouchoir, un objet futile! Si jamais j'ai fait quelque chose de passable, ç'a été ces jours-là. Mes moins mauvais vers, je les dois à ma faim négligée.»
Je ne soutiens pas aujourd'hui que le pauvre seul a du talent, mais peu s'en faut. Ce sera pour une autre conférence.
— «Ne vous attristez pas», me dit Madame Vernet.
— «Bah! c'est le souvenir. On en parle pour parler. Les jours sont meilleurs maintenant. Mais j'en ai vu de rudes. Un jour j'avais encore oublié de dîner, oublié volontairement. Je cherche dans mes poches, rien. Mon porte-monnaie était plat comme un mendiant. Je cherche dans mon placard où je mets ma bouteille de chartreuse pour les deux ou trois amis qui me viennent voir, mon plateau et mes verres, et je découvre un morceau de charcuterie. Il était semé de taches d'un bleu noir ainsi que des dents cariées. L'odeur me poursuit encore. J'ai vécu avec lui vingt-quatre heures, à le regarder.»
Est-ce que je ris? Est-ce que je me moque? Candide et grave, je parle de ma chambrette, de mes petites affaires, de ma petite table de toilette, et de ma petite bibliothèque, où sont rangés mes petits livres. Ma gaîté est forcée et niaise, et il me semble que des larmes retombent au dedans de moi, une à une. Je ne pensais pas avoir tant souffert. Arrivées, ces intéressantes aventures ne m'auraient pas fait plus de mal que racontées.
J'y crois être moi-même.
Monsieur et Madame Vernet se font des signes de tête et laissent échapper des soupirs de gorge. Peut-être Monsieur Vernet se reproche-t-il d'avoir fait sa fortune trop vite. Il se tranquillise en songeant que je ferai certainement la mienne.
— «Tous les grands hommes ont passé par là», dit-il.
Aussitôt commence la revue des grands hommes «qui ont passé par là», etchaque exemple cité est comme une preuve de mon illustration future. Parla pensée, j'associe mes amis à ma haute fortune.
— «Quand vous en serez là, dit Madame Vernet, vous ne nous regarderezplus.»
Je me dresse brusquement, frémissant. Je la fixe, et, comme si elleétait déjà ma maîtresse, lui jure, du geste, une fidélité éternelle.
Mon exaltation calmée, nous reprenons notre causerie intime sur le mondedes lettres. Je deviens soudain l'ami des auteurs célèbres. Parprincipe, je dénigre tous les hommes de talent, un ou deux exceptés, lesdeux plus vieux, les plus inaccessibles, ceux qui se trouvent trop loinet trop au-dessus de moi pour être des rivaux, et que je vénère ainsique des demi-dieux, les lèvres remuantes. Mais, mon acte de foi terminé,qu'on ne me parle plus de ces hommes! Ils montrent, à vivre, uneobstination indécente, aimantent toute la quantité d'admirationdisponible dans l'air; et, sans jalousie mesquine, par humanitéseulement, je leur souhaite ce qui leur manque pour être complets dansl'absolu: une prompte mort.
madame vernet
êtes-vous heureux de connaître ce monde!
henri
Oh! croyez-vous? Habitude et perspective! Ce sont des gens comme vous etmoi, plus simples qu'on ne pense. Ah! j'adorerais la vie de famille, lerepos du dimanche. Je me réserverais de transporter dans mes livres,dans mon œuvre, mes désordres, mes tares, mes vices intellectuels.
Je dis «mes livres», «mon œuvre»: si on me poussait, je dirais «monpublic».
Puisque les artistes sont des hommes comme lui, Monsieur Vernet serassure. J'ai trop adouci le monstre, et, sans transition, je le refaisdangereux.
henri
Si nous sommes gentils avec les autres, ceux qui ne sont pas du métier,nous nous dévorons entre nous. Qui dit «homme de lettres» dit «mangeurde confrères et déchiqueteur de renommées».
madame vernet
Cependant, vous êtes d'accord sur ce point que Sully-Prudhomme, FrançoisCoppée, Leconte de Lisle sont des poètes de génie.
henri
Pu! tu! tu! comme vous y allez! Et d'abord qu'est-ce que le génie?
monsieur vernet
Mais que faites-vous des actrices? En connaissez-vous quelqu'une? Enavez-vous vu de près?
henri
Comme je vous vois, dans leurs loges, ou chez elles.
monsieur vernet
Comment est-ce une loge d'actrice?
henri
Il y en a de très bien. D'autres sont infectes.
monsieur vernet
Et elles vous donnent des billets?
henri
Je n'en ai pas besoin. Vous êtes, supposez-le, rédacteur du Figaro, duGil Blas, d'un grand journal. Vous allez au contrôle d'un théâtre,vous présentez votre carte, on vous remet un coupon.
monsieur vernet
Un fauteuil d'orchestre, veinard!
henri
Peuh! on s'en lasse. Je me mets à votre service.
monsieur vernet
Ce n'est pas de refus. Nous ne sommes point gâtés, et, quand il fautaller au théâtre en payant, on y regarde à deux fois. Encore si onconnaissait la pièce, on ne courrait pas le risque d'écouter des chosesqui souvent vous endorment.
madame vernet
Le théâtre m'amuse toujours, quand même, et un soir que vous ne saurezpas quoi faire de vos billets...
Je ne fréquente ni auteur célèbre, ni actrice en vogue. Je connais deuxou trois grues à cent sous et quatre ou cinq petits jeunes gens qui onttous beaucoup de talent, le même âge que moi et font des vers très bien.Jamais un confrère n'a dit de mal de moi, pour cette raison que mesconfrères m'ignorent, et les huailles de la foule ne m'empêchent pasencore de dormir. J'ai aperçu Leconte de Lisle au boulevard Saint-Michelet François Coppée sur le pont des Arts. Si j'en parle comme de copains,je tremble à l'idée d'aller les voir. Théodore de Banvillem'impressionne moins. Est-ce parce qu'il donne, sans morgue hautaine,des vers à un journal quotidien de deux sous? Les autres grands hommesne me sont familiers qu'en photographie. J'ai eu la chance d'entendrecauser une belle et innommable actrice de l'Odéon ailleurs que sur lascène. Elle courait derrière un omnibus, et criait au conducteur:
— «Voulez-vous arrêter? Arrêtez donc, nom de Dieu!»
Mais je trouve tant de charmes à étonner mes chers amis. Ils disent:
— «Continuez!»
clignent les yeux, sourient complaisamment, puis se regardent l'unl'autre, en remuant la tête, comme piqués par des insectes. Je ne m'enveux pas trop de mon inoffensive vanité. Seulement, j'ai pris uneattitude qu'il faut garder.
— «Je vous quitte; on ne s'ennuie pas en votre société, mais je suis«obligé» d'aller voir le troisième acte de Merlinette, qu'on dit trèstorsif, et de rejoindre ensuite quelques amis qui m'attendent poursouper.»
Vainement on me tend un dernier verre de chartreuse: je me lève, contentde vivre, distingué.
«Heureux, heureux homme!» répète Madame Vernet.
Quel acte? Qui me paierait une choucroute?
Dans la rue, la pluie tombe. Au bout d'une centaine de pas, monpantalon, que j'ai dédaigné de relever, fait «flac, flac» sur mestalons. Les becs de gaz brillent comme des yeux en larmes. Des gouttesd'eau, langues humides, me font froid au cou. Je regagne ma petitechambrette, si tiède que je crois, ouvrant la porte, non entrer, maiscontinuer à être sorti, et je me couche en prenant la précautiond'installer sur mes pieds ma descente de lit et ma valise pleine delinge sale.. C'est lourd mais chaud, et cela fortifie les chevilles.
Ah oui! heureux homme!
— «Voyons, Monsieur Henri, dites-nous quelque chose.»
On insiste. Monsieur Vernet frappe trois coups sur ma poitrine, côté ducœur, et malignement me demande:
— «Qu'y a-t-il là?»
Là, ma redingote se gonfle en une boursouflure rectangulaire et dessineles contours d'un calepin. Monsieur Vernet a mis le doigt sur la boîteaux vers et l'exige. Je ne fais pas de grimaces et suis capable de diredes vers autant qu'on en veut. Je me détourne pour ouvrir ma redingote,sans que Monsieur et Madame Vernet s'aperçoivent que je n'ai pas degilet et que ma chemise n'est point empesée, les plastrons raidesm'étant insupportables. L'élastique de mon calepin montre sesvermisseaux de caoutchouc. Mais il est plein de poésie jusqu'auxtranches. Il en a dans ses poches. On en trouverait au dos d'une note deblanchisseuse. En train, lancé, n'écrirais-je pas sur une tête chauve?
Je dispose mes papiers sur la table, au choix, après avoir écarté lesassiettes et essuyé avec ma serviette des taches de sauce.
— «Qu'est-ce que vous voulez? du gai, du triste?»
— «Du gai, du gai!» dit vivement Monsieur Vernet. Mais Madame Vernet lereprend, délicate:
— «J'espère que Monsieur Henri nous donnera des deux, et plusieurs foisde chaque.»
— «Mais par quoi commencer?»
— «Ah! cela, c'est votre affaire.»
— «Je suivrai donc l'ordre en usage au Théâtre-Français. Quand on donnedeux ou trois pièces, on termine par la plus joyeuse. L'esprit sedébarbouille des tristesses du drame dans l'eau vive de la comédie. Maisje vous préviens que si je récite relativement assez bien les vers desautres, je lis fort mal les miens!»
Monsieur Vernet répond:
— «Qu'à cela ne tienne, mon ami. Si vous préférez nous dire des vers desautres, faites comme il vous plaira.»
Sa femme, décontenancée, va le gronder, et je sens sous la table unremue-ménage de pieds.
— «Ne faites pas attention, Monsieur Henri, dit-elle. Nous vousouïssons.»
— «Allez-y», dit Monsieur Vernet.
Je commence en fixant le fumivore de la lampe. Tantôt je m'arrête àchaque fin de vers, à chaque hémistiche, souvent ailleurs: j'ai l'air debégayer; tantôt un courant m'entraîne: je flotte à l'aventure. Ici lesmots me paraissent pléthoriques de sens, et ma voix se traîne dessuspour les écraser, en faire jaillir l'idée, le jus et le suc. Plus loin,une pudeur me prend. Ce que je dis ne peut être que banal. Je n'y tienspas. Je le prodigue, en veux-tu, en voilà. C'est de la monnaie de cuivreplate. Je n'ai qu'à renverser la bouche comme un pot, et cela tombe etse répand. Pouvait-on espérer qu'il sortirait un bruit si continu d'ungarçon aussi maigre?
Monsieur Vernet a planté son couteau dans une rainure de la table et lefait vibrer avec précaution. Il lui faut cette musique sourde à mesvers.
Madame Vernet murmure:
— «Mais c'est qu'ils sont jolis, ces vers-là!»
Et, après un silence:
— «Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux.»
Parfois, je ne dis plus rien:
— «C'est fini?»
— «Oui, c'est fini.»
— «Ah! très bien, très bien.»
Monsieur Vernet fait vigoureusement vibrer son couteau, et applaudit,trois doigts de sa main droite claquant sur le dos de sa main gauche.
— «Savez-vous que vous êtes un vrai poète?» me dit Madame Vernet enhochant la tête.
— «Puisque celle-là est finie, à une autre,» dit Monsieur Vernet.
— «Oh! je veux bien, moi.»
Et, de nouveau, je vais me remettre à ronronner, la jambe droite enavant, le regard perdu. Déjà je me balance.
— «Une goutte de brandy! m'offre Monsieur Vernet: ça fait du bien quandon parle longtemps.»
Mais pourquoi m'efforcer de faire de cette scène une évocation risible?J'étais sincère. Je le suis toujours quand je dis des vers. Monsieur etMadame Vernet ne se moquaient pas. Les sons musicaux planaient autour denous. Nous trouvions mélancolique le grincement d'une persienne, et nousécoutions le sifflement d'un bec de gaz comme le soupir d'un être cher.Monsieur Vernet se sentait tout chose. Madame Vernet ne savait pas cequ'elle avait. Je comptais au plafond des crottes de mouches, mondesstellaires. Le vacillement du fumivore, c'était l'ébranlement d'unevoûte céleste. Nos âmes libres, désemprisonnées, se hissaient au dehorset frissonnaient doucement.
Je laisse tomber un plomb dans la confiance du mari. Le fond est-il desable ou de rocher, tapissé d'herbes serrées? J'avancerai à tâtons.Qu'est-ce que je suis venu faire ici? Je dîne bien et souvent. Je disdes vers à la satiété de tous. Mais ne dois-je pas à mon éducationlittéraire et aux exigences du monde de coucher avec Madame Vernet? Tousles amis d'une femme sont ses amants. Chacun sait cela. Témérairement jem'efforce de le faire entendre à Monsieur Vernet:
— «Entre un homme et une femme, l'amitié ne peut être que la frêlepasserelle qui mène à l'amour!»
Monsieur Vernet, inquiet, ne répond rien. Plus tard, quand le momentsera venu de le tranquilliser et que je citerai des exemples historiquesd'amitiés d'homme à femme restées pures malgré les apparences, il nemanquera pas de me rappeler mon mot.
Nous ne rivalisons encore que de générosité. Nous nous estimons pournotre indépendance de caractère. Elle se traduit par des expressionsfamilières et même grossières. Monsieur Vernet, homme mûr, connaît lavie. J'ai aussi ma petite expérience. Nous nous énumérons nos aventures,dont quelques-unes sont scabreuses; mais nous avons deux ou troisprincipes inébranlables, auxquels notre dignité en péril s'est toujours,par bonheur, accrochée. C'est ainsi que la femme d'un ami est sacrée.Nous comprenons le vol, le viol d'une jeune fille, tous les crimes: nousn'admettons jamais, sous aucun prétexte, qu'on prenne la femme d'un ami.
Ayant le moins à craindre, je me révolte avec le plus d'indignation; jeplaque mes deux mains sur les larges épaules de Monsieur Vernet, commesi nous allions lutter corps à corps, et je lui dis:
— «J'ai un ami, de mon âge, que je respecte autant qu'un frère aîné. Ilrencontre dans la rue une femme quelconque, la suit, s'attache à elle,n'ignore pas qu'il a eu plus d'un prédécesseur, mais ne songe qu'audernier. La manière dont ils ont permuté le préoccupe:
— «Quand l'as-tu quitté?»
— «Encore! Mais puisque je ne l'aime plus.»
— «Réponds: quand l'as-tu quitté?»
— «Quand je t'ai trouvé.»
— «Alors c'est moi qui l'ai remplacé.»
— «Naturellement.»
— «Ainsi, tu l'as planté là pour moi, à cause de moi?»
— «Sans doute: pourquoi?»
— «Pour rien», dit mon ami.
Il prend son chapeau, part et ne revient plus.
— «C'était exagéré, dit Monsieur Vernet, mais tout de même gentil de sapart. Il compatissait à l'infortune d'un étranger!»
Je n'ajoute pas:
— «L'ami c'est moi!»
On le devine aisément.
J'ai en effet une collection d'amis imaginaires que je fais intervenir àpropos, infâmes ou vertueux, selon la thèse à soutenir. J'en ai de trèsriches: ils possèdent des châteaux à l'étranger, et, importuns, mesupplient d'y aller passer quelques mois. J'en ai de pauvres, quimènent, dans l'ombre, une vie de reclus, et préparent leur grand œuvresilencieusement.
— «Mais quant à cet autre, dis-je, il m'est impossible de le voir sansdégoût, et je n'en parle que pour provoquer un haut-le-cœur.Croyez-vous qu'il s'est installé au milieu d'une famille complète? Il laronge, pourrit la mère, conseille le père, dirige l'éducation desenfants, préside à table, et organise la dépense!»
Les bras croisés, mes doigts tambourinant sur la manche de ma redingote,je pose à Monsieur Vernet cette question:
— «En toute sincérité, que dites-vous de cet être-là?»
— «Je dis que c'est un cochon, voilà ce que je dis!»
De mon côté, je fais:
— «Bêe, bêe.»
comme une chèvre, ou comme un baby qui vient de tremper son doigt dansune ordure.
— «La femme qui s'oublie, dit Madame Vernet, les yeux baissés sur sonouvrage, n'est pas une femme intelligente. Il me semble à moi que, sij'étais sur le point de commettre une faute, je m'abstiendrais par bonsens, après avoir raisonné.»
— «Raisonnez un peu, voyons!»
Elle ne répond pas. Pour l'encourager, au cas où, quelque jour, elleserait tentée de risquer une avance, je parle de ma timidité auprès desfemmes.
— «C'est comme cela. Je n'ai jamais pu faire le premier pas. Je ne merends compte de ce que peut être une déclaration que par mes lectures.Je me mettrais volontiers à croupetons aux pieds d'une femme si j'étaissûr de son amour; je lui dirais que je l'aime, à quatre pattes ou sur ledos, après. Mais avant, j'ai peur de me tromper, une peur bizarre,bleue. Je n'exige pas que les rôles soient intervertis, mais il faut quela femme me fasse signe d'approcher, me promette la réussite par unetélégraphie nette. Sans cela nous pourrions rester indéfiniment côte àcôte.»
Madame Vernet est prévenue.
— «Vous avez dû laisser échapper de belles occasions?» dit MonsieurVernet.
— «C'est possible!» dis-je sérieusement, sans m'apercevoir que je merends grotesque même aux yeux du mari. Une mélancolie soudainem'envahit. Je crois entrer dans une brume épaisse qui me cache le mondeextérieur. Je parle pour moi seul, tout entier à des souvenirsécœurants.
— «Quels êtres vils peut faire de vous le désir de la femme, de sachair?—car son cœur nous est précieux comme une vieille bottedépareillée, et son âme vaut la vessie d'un poisson qu'on vide. C'estdonc pour coucher avec une femme, pour pétrir son corps, en boulangers,avec des han! han! gutturaux et sourds, que nous bravons notre mépris.Oh! si je ne craignais lâchement d'être aussitôt métamorphosé en idiot,je le proclame sans vouloir sonner ici une vaine fanfare, je me feraiseunuque. Je me couperais, et je jetterais avec dédain la cause de tousnos maux au premier canard venu!»
Monsieur Vernet trouve qu'il n'y a que moi pour avoir des idéespareilles, et Madame Vernet, tellement courbée en deux qu'on ne voitplus que son dos, pouffe, avec une sorte de jappement continu.
Et c'est tout. Nos conversations reviennent les mêmes. Le plus souvent,je prends la parole, et, tandis que mes dents s'amusent d'un Palmer, mabouche s'emplit et se vide de mots. Les notes que je repasse tous lesdeux ou trois jours me sont alors très utiles. Elles condensent ce qu'unjeune homme doit savoir pour paraître supérieur. C'est un extrait del'Intelligence de Taine vulgarisé à l'usage des gens du monde. C'estune ironie de Renan grossie, mise au point des vues moyennes. C'est unvers de Baudelaire qui étonne et qu'on écoute longtemps en soi-mêmecomme l'écho d'une voix grondant en un caveau. La science m'a fourniune vingtaine de faits précis et stupéfiants. Mais je ne les place pasau hasard. Pour parler de la foudre, j'attends qu'il tonne. J'expliquel'éclair au passage.
En astronomie, je m'en rapporte à Flammarion. Madame Vernet ouvre lafenêtre, et, tout de suite, ce qui des étoiles surprend le plus MonsieurVernet, c'est leur quantité.
— «Si j'avais autant de pièces de vingt francs, je ne serais pas ici.»
Mais la destinée même des étoiles préoccupe Madame Vernet. Elle voudraitsavoir s'il y a du monde dedans; et si quelqu'un lui affirmait que«oui», elle serait plus tranquille.
henri
Celle que vous regardez n'existe peut-être plus.
monsieur vernet
Comment cela?
henri
Je dis vrai. Au contraire, il en est d'autres que vous ne verrez pasavant deux ou trois ans.
Je pérore sur la vitesse du son, sur celle de la lumière, et je soutiensque le soleil est des centaines et des centaines de fois plus gros quela terre.
monsieur vernet
Ça fait bien gros.
Madame Vernet ferme la fenêtre. Je frappe coups sur coups et expose ladoctrine de Kant.
monsieur vernet
Permettez! Vous n'allez pas vous moquer de nous plus longtemps. Nedépassons pas l'absurde. Me soutenir que ce verre, ce pot de moutarden'existent que dans mon imagination? à d'autres, jeune homme! Dites queje me figure être en vie.
henri
Qui sait?
Monsieur Vernet, de son index recourbé comme un hameçon, se frappe troisfois le front.
madame vernet
Laisse donc, tu n'y entends rien.
Pour me venir en aide, elle rappelle les fréquentes erreurs des sens. Oncroit voir une ombre sur un mur, on s'approche: il n'y a rien. Unchasseur tire sur un lièvre: c'était une pierre. Intéressée, ellem'invite à continuer. Mais j'ai fini. J'ai poussé devant moi mesréminiscences et les ai fait entrer dans le tourniquet de laconversation.
Combien de soirées passerons-nous ensemble comme celle-ci, inutiles?Nous piétinons.
madame vernet
Puisque vos élèves vont prendre leurs vacances, vous devriez nousaccompagner au bord de la mer.
henri
Y pensez-vous, chère Madame? Et mes affaires! mon avenir!
madame vernet
Vous travaillerez là-bas. Vous aurez votre chambre. Vous sereztranquille.
monsieur vernet
Vous me rendrez service. Il faut que j'aille chercher ma nièce à soncouvent. Cela me fait faire un grand détour. Vous conduirez ma femmedirectement. Je vous rejoindrai avec ma nièce.
madame vernet
Et je n'aurai pas à m'occuper des malles pendant le trajet. Quellechance!
monsieur vernet
Entendu: je vous confie ma femme et nos bagages.
madame vernet
Vous reviendrez quand vous vous ennuierez.
monsieur vernet
Naturellement, je vous offre votre voyage.
henri
Pouvez-vous croire que la question d'argent m'importe? Mais, je lerépète, mes travaux avanceraient-ils? N'insistez pas. Vous me feriez dela peine. Je le regrette. Quand je dis non, c'est non. Les affairesavant tout!
Les affaires! quelles affaires? Je serai donc toujours le même!
Nous allions voir la mer. Je pris avec moi mes autorités: la Mer deMichelet, la Mer de Richepin. Frappant de petits coups sur lestranches pour en faire envoler la poussière, je me dis:
—Avec ça je suis tranquille!
J'ajoutai à ces deux livres les Paysans de Balzac, pour le cas où jeserais obligé de faire quelque excursion en pleine campagne, de causeravec un médecin ou un curé et d'admirer la nature.
— «Vous verrez», me disait Madame Vernet, déjà bruyamment enthousiaste.
Elle était tourmentée par la peur de manquer de vivres. Je lui offrisde porter un panier de provisions. Elle refusa. Je n'insistai pas, carj'étais loin de l'aimer jusqu'à me charger de paquets.
Ainsi, j'allais faire un assez long voyage avec une jeune femme, et jene songeais pas qu'il me serait possible de mettre à profit l'aventure.D'autres préoccupations m'absorbaient.
Il était neuf heures du matin. Vers onze heures il faudrait manger. àchaque instant Madame Vernet me disait:
— «Je sens la faim qui monte.»
Ou bien encore:
— «J'ai l'estomac dans mes talons.»
Ce chassé-croisé m'inquiétait. Il faudrait donc la voir manger, et sansdoute faire comme elle, dans ce compartiment de première, où des gensgraves et ayant des idées en harmonie avec la classe des wagons qu'ilsoccupaient, d'abord étonnés, nous regarderaient, et détourneraientensuite la tête par dégoût.
— «Oui, c'est reçu. On ne peut pas passer douze heures en chemin de fersans prendre quelque chose;—mais comment va-t-elle faire pour manger,«dans un silence de mort», son œuf dur, qui, je crois bien, estrouge?»
Je souhaitais de voir notre compartiment se vider à la première station,non pour être seul avec Madame Vernet, mais pour qu'elle pût enfinmanger «à mon aise».
Autre sotte terreur! Nous étions dans un express. Les arrêts devaientêtre rares, et je me vis dans la situation d'un homme qui ne peut teniren place, ne sait quelle posture prendre, regarde à la portière, rougitet pâlit, la figure gonflée, met d'une manière inconvenante ses mainsdans ses poches, et frotte l'une contre l'autre ses jambes vêtuesd'étoffe claire, désespérément. Je comprenais très bien que la crainted'avoir à manger, d'avoir besoin en route, la peur d'un déraillement,l'ennui d'entrer sous un tunnel noir où tout l'être est pris de fièvreet tremble, seraient, ce jour-là, autant d'obstacles à la progression demon amour.
— «Auriez-vous peur?» me demanda Madame Vernet comme nous passions engrande vitesse sur un pont qui grinçait de jouissance dans tous sesfers.
Je lui dis:
— «Oh! moi, j'ai le physique lâche!»
Comme je m'étais trop abaissé, je voulus me relever aussitôt, et jecommençai une théorie sur le courage qui prouvait que le véritablecourage consiste à être courageux précisément quand on ne l'est pas.
Près de moi, un monsieur lourd comme un bateau échoué fermait à demi sespaupières. Madame Vernet adorait mettre sa tête à la portière «pour voirles tableaux rustiques se dérouler avec tant de rapidité, qu'il sembleque les champs marchent et que le train reste immobile». Comme, à notredépart, j'avais manœuvré adroitement pour me trouver «à reculons», ellese plaignit bientôt de la poussière et du grand vent. Je lui offris maplace, qu'elle accepta, et je remarquai bientôt, avec plaisir, que,malgré «mon sacrifice», une poudre fine et grise se posait doucement,continûment sur son nez, ses paupières, ses joues, se délayait çà et làdans une goutte de sueur, la souillait et l'enlaidissait. De peur d'unemigraine, elle avait installé son chapeau dans le filet, où ilfrissonnait comme un oiseau qui couve. Un courant d'air brouillait lesfrisures de son front, et au soleil ses cheveux prenaient des teintesvariées, bizarres. Une mèche surprenait par l'éclat de sa rouille etson air de se trouver là sans qu'on sût pourquoi. Comme Madame Vernetsouriait, du fond de sa bouche une dent lança un éclair d'or.
Il n'y a aucun motif pour que je lui prête des aspirations plus puresque les miennes, et cette pensée de «derrière les reins» doit nous êtrecommune, qu'en somme, si l'occasion s'en présentait, nous coucherionsbien ensemble.
Nous avons changé de train. Le panier de provisions est vide. J'ai mangéautant que Madame Vernet, et tous les voyageurs avaient des œufs durs.Loin de se moquer, ils ont regardé Madame Vernet d'un air de gratitudequand elle a donné le signal. Il est possible que j'aie une âme-miroirréfléchissant avec exactitude le monde extérieur, mais, pour l'instant,je donnerais volontiers un coup de pied dans cette âme à glace, pour enfaire sauter les «mille facettes» à tous les vents.
Le petit train d'utilité locale nous emmène, sorte de jouet mécaniqueassez solide pour porter une douzaine de voyageurs et quelques paniersde poisson. Il s'arrête quand il veut, quand les voyageurs lui fontsigne. L'administration a jugé inutile de tendre des fils de fer dechaque côté de la voie. Aux passages à niveau, point de barrière. Letrain donne aux rares voitures le temps nécessaire, regarde prudemment àdroite et à gauche, siffle longuement, comme pour demander s'il n'y aplus personne, et repart.
— «Il n'est pas méchant! dit l'employé, qui va de portière en portière,non pour contrôler les billets, mais pour faire la causette avec lesvoyageurs, auxquels il offre de se charger des bagages à la descente: iln'a jamais écrasé une mouche!»
Aux gares il s'amuse, lâche un wagon, en accroche un autre, en tamponneun troisième par mégarde, feint de manœuvrer, et, vite essoufflé, sedésaltère à la prise d'eau. Il parcourt une dizaine de lieues dans sonaprès-midi, «sans se gêner». Le médecin de Talléhou, dont la clientèleest dispersée sur la ligne, fait ses visites à chaque station, entrel'arrivée et le départ. Il saute de wagon, arrache une dent, accoucheune femme, et revient, en agitant son chapeau. Le chef de gare siffle;le chef de train siffle aussi; la locomotive siffle à son tour, et lepetit train familier s'ébranle.
Madame Vernet s'attendrit.
Nous sommes d'ailleurs en pleine Normandie. Un souffle arrive de la mer.Je trouve l'air salé. D'après Madame Vernet, dont le nez aux ailesminces voltige, il est chargé d'odeur de varech. Sous les pommiers, lescourtes vaches regardent passer ce long animal noir qui s'en va etrevient tous les jours aux mêmes heures, et qu'on ne laisse jamais auvert. Une buée met au milieu d'un pré le rayonnement de son abdomend'or. Je sens tout près de moi mon ennemie habituelle qui me guette: latristesse sans cause. Madame Vernet, la tête presque hors de laportière, sourit à une garde-barrière coiffée d'un chapeau de cuir quitend, avec gravité, du bras droit son petit fanion roulé et du gauche unenfant.
henri
Qu'est-ce que vous avez, chère Madame? Si, vous avez quelque chose,dites-le moi.
Madame Vernet, les yeux humides, pique son index dans l'horizon, et nedit que ces deux mots:
— «La mer!»
Je regarde, ému du trouble de mon amie, indigné de ne rien voir. Devantnous se dresse le Fort de la Terreur, aujourd'hui inutile, mais d'aspectrude encore, vénérable au bout de sa digue comme un grand principelongtemps en cours, dont on ne se sert plus. Entre lui et nous s'étaleune sorte de bas-fond noirâtre comme un étang vide. Au-delà, par-dessusla digue blanche, tout au bord du ciel pur, le regard, en visant bien,peut s'accrocher à quelque chose qu'on prend indifféremment pour unesérie de rochers, une troupe de moutons, une file de nuages!
C'est ça!
madame vernet
Elle est basse, en ce moment!
Elle dit cette phrase comme une excuse, contrariée parce que la mers'est retirée à notre approche. Son éloignement la peine ainsi qu'uneinjure personnelle.
Elle ajoute:
— «Elle va revenir!»
Je l'espère. En attendant, j'antidate sans difficulté ma bonneimpression, et m'écrie à l'avance:
— «C'est égal, elle est bien belle, tout de même!»
Madame Vernet me remercie par un sourire. Plus qu'une communion enenthousiasme, cet incident nous rapproche. Nous pouvions attendretranquillement le retour de la mer.
Le petit train ne bougeait plus. Sa machine l'avait laissé là, s'enétait allée, ici frottait son derrière aux antennes d'un wagon demarchandises, et, plus loin, s'exerçait à sauter d'une rainure d'un raildans la rainure d'un autre, sifflotante, étourdie.
La mer revint lente et calme. Madame Vernet donnait des explications:
— «Il faudrait la voir furieuse!»
henri
«Quelle impatience! donnons-lui le temps. Qu'elle monte, se couchevoluptueuse, sur les galets, comme une femme qui se plaît à palper lesos de son amant; qu'elle caresse le pied du fort, se coule derrière ladigue, et étende sur ce vilain fond noir sa langue d'animal monstrueux,aplatie et miroitante!»
Je jouis de ma métaphore rococo. Madame Vernet tend l'oreille, onduleson cou un peu gras et remue les lèvres comme si elle suçait desparoles. Déjà je redoute la mer, la merveille de ce monde qui a causé leplus de délires. De nouveau le petit train nous vanne sur lesbanquettes, entre des rails trop larges qui n'ont pas été faits à samesure. Il sent Talléhou, salue du sifflet les gens qu'il dépasse etcommunique sa gaîté aux voyageurs.
Madame Vernet se prépare. Son âme retombe au milieu des ombrelles, descannes, des manteaux de voyage, des paquets dont les ficelles «toujoursutiles» seront conservées avec soin.
Elle se regarde dans une glace de poche:
— «Je suis affreuse!» dit-elle.
Les larmes, ces douces larmes qu'elle versait à la vue de la mer, sesont traînées comme des limaces sur ses joues poussiéreuses et les ontzébrées de barres. Heureusement, elle a son citron. Elle le partage endeux, m'en donne une moitié et se débarbouille avec l'autre. Elle a beaufaire, on voit aux coins de ses yeux, de ses lèvres, ces apparencesinnommables qu'on trouve sur les tables de restaurant mal essuyées.C'est une leçon pour moi. Je ne me sers pas de mon citron et préfèrerester franchement sale. Il me semble que ça doit moins se voir.
madame vernet
Je suis laide, n'est-ce pas?
henri
Oh! Madame!
Je lui baise le bout de ses gants décolorés, et garde, aux lèvres, ungoût de pâte graveleuse.
à Tallehou, ma mansarde sent le bois neuf et la peinture fraîche. Unefenêtre étroite donne sur le petit port, une lucarne découpe une cartede visite de ciel, un œil-de-bœuf s'ouvre sur la mer. Je pousse matable contre le mur, sous l'œil-de-bœuf, et, solidement assis, jeregarde la mer avec fixité.
J'ai l'air de dire:
— «à nous deux!»
Mais elle tient plus longtemps que moi. Mes yeux se brouillent commesous un jet de verre d'eau froide, et les comparaisons neuves ne meviennent pas. Je fais appel à des mots si magnifiques que deux de leurtaille rempliraient un hexamètre. Plutôt, la mer m'hypnotiserait,m'abrutirait doucement. Elle moutonne à peine. Ses petits flotsgrimacent. En ce moment, elle ne me donnerait pas quinze lignes decopie. Aussi je m'y prends mal. Regarde-t-on la mer par unœil-de-bœuf?
La maison appuie son flanc gauche à une énorme butte cubique qui laprotège, elle et son jardin, contre les vents et les vagues. Je montesur la butte. Elle est tout entière plantée de pommes de terre, dont lesfeuilles, j'en suis sûr, me feront songer, quand la nuit viendra, àquelque peuple de lapins qui broutent et remuent les oreilles.
Devant la mer, mon embarras recommence. Ma langue ne rend qu'unclappement sec. La mer lèche les rochers, bave, crache dessus: c'estentendu. Ils apparaissent comme des tritons, des titans foudroyés, desanimaux préhistoriques, des moutons: parfait! Le flot et la pierre secollettent—bravo!—se cramponnent, écument et grondent—tout vabien!—Mais j'ai vu ça partout, et je demande une sensation qui me soitpropre. La Grande Bleue me désespère, car je ne peux lui offrir uneimage de mon crû. Mieux vaudrait lire une page de Pierre Loti.
En somme, je la trouve bien. Elle m'est sympathique, et j'aime autant lavoir qu'autre chose; mais je la souhaiterais (comment dire cela?) un peuplus pareille à une belle montagne. Je lui reproche de manquer de picsneigeux comme j'en ai vu en gravure. Oui une montagne «m'irait mieux»,édentée et garnie de petits villages, blancs comme des dés de trictrac.
Sans doute, je reviendrai sur ces impressions, mais la trivialité de ceque la mer me fait éprouver m'exaspère contre elle. Nous ne nouscomprenons pas. Un bateau va pêcher des brèmes, toutes voiles dehors:c'est un oiseau qui, les jambes trop courtes, marcherait avec ses ailes.Cet autre bateau rentre au port, et rappelle une vieille femme qui arelevé sur sa tête son jupon où souffle le vent. Un torpilleur manœuvreau loin: gros cigare. Le Nautilus de Jules Verne m'a causé plusd'étonnement. Je repousse ces communes associations d'idées: ellesrebondissent sur moi comme des boules de bilboquet. La camelote descomparaisons encombre ma mémoire. à chaque vision correspond sonexpression d'usage: le varech est une chevelure de noyé, et le homardest le cardinal des mers!
Heureux ceux qui peuvent dire simplement d'une belle chose:
— «Voilà une chose qui est belle!»
J'y renonce. Je m'assieds sur un banc qui sera plus tard le banc des«Larmes», et, la tête dans mes mains, je fais noir en mon cerveau, etj'assiste, résigné, comme aux ébats de gamins qui ne peuvent pas setenir en place, à la danse des publiques hyperboles.
Je me désole de ne pas pouvoir rester un instant au niveau de la mer.
madame vernet
Monsieur Henri, avez-vous du savon?
henri
J'en ai, Madame, merci.
madame vernet
Dites-moi s'il vous manque quelque chose.
henri
Il ne me manque rien: vous êtes trop bonne.
Elle ne m'a pas encore prié de «voir en elle une seconde mère». Ellen'entre pas dans ma chambre, et quand elle me montre un objet detoilette, je ne vois que sa main, un peu de son bras. Sa main est tropcourte, trop sanguine. Au moindre effort, les veines ressortent, etMadame Vernet semble alors avoir des bouts de laine bleue sous la peau.Mais son bras est rond et blanc. Si une tension le découvre, la manche,quoique large au poignet, remonte peu, s'arrête avant d'arriver aucoude, et l'étrangle.
— «Avez-vous une brosse?»
Encore! J'ai peur de la voir entrer, et je n'ose pas faire ma toilette.Poète, je porte des bretelles qui tirent, comme une oreille, monpantalon, et l'élèvent jusqu'à mes aisselles. Mon ventre, au chaud,paraît emmailloté. Debout, inoccupé, je cause, à travers la porte, avecMadame Vernet. Je n'ai pas été, jusqu'ici, gâté par les attentions desfemmes, et tant de sollicitude m'amollit.
madame vernet
êtes-vous bien? soyez franc!
Plus j'affirme être comme «un coq en pâte», plus elle s'excuse ets'ingénie. Mes protestations que tout est pour le mieux l'encouragent àtrouver que tout est au pire:
— «Ah! ces marins, ce sont de braves gens, mais ne leur demandez pasautre chose.»
Et peu à peu, nous poussant l'un l'autre, nous en arrivons à traitercette chambre, moi de palais, elle de taudis.
— «C'est à peu près propre, voilà tout!»
Nous perdons un temps précieux. Je dis:
— «Merci, merci, merci.»
un grand nombre de fois, sans m'arrêter, pour en finir, car la manie dedéprécier ce qu'on fait d'obligeant agace plus que celle de s'en vanter.
Nous sortons. Madame Vernet connaît le pays, m'en fait les honneurs.D'abord elle me présente aux pêcheurs Cruz, nos propriétaires.
— «Monsieur et Madame Cruz.»
— «Monsieur Henri, un jeune ami de mon mari.»
Les Cruz, en entendant prononcer leur nom et le mien, se demandent cequ'on va leur faire. Je les salue de la tête: ils me le rendent dugenou. Je dis:
— «On m'a parlé de vous en des termes si excellents que je crois serrerla main à de vieux amis.»
Est-ce que je les prends pour des confrères?
Ils répondent enfin:
— «Nous sommes ben aise!»
On ne le croirait pas. On a dû leur couper les paupières pour qu'ellessaignent ainsi. Le mari a un collier, une fourrure, un boa de barbe, etquand il se met à rire, c'est pour si longtemps, qu'on pourrait, chaquefois, compter toutes ses dents, une à une, et faire la preuve. MadameCruz, au contraire, a la bouche mince, froncée. Elle prise, et son nezrecourbé, à la pointe remuante, semble toujours en train de piquer sursa lèvre les brins de tabac qui retombent.
Madame Vernet leur parle avec volubilité, prend des nouvelles dupoisson, et m'explique ce que je ne comprends pas, juxtaposant les motsdifficiles.
Les pêcheurs, rouges, considèrent avec stupéfaction mon visage pâle.J'ai les pommettes saillantes. On m'affirme que dans deux mois d'ici jene pourrai plus mettre mes faux-cols et que l'air de la mer aura bouchétous les trous.
— «à tout à l'heure!» dit Madame Vernet.
Ils attendent qu'elle répète encore les noms. Nous nous apitoyons surleur sort. Leur hâle et leurs yeux sanglants m'ont frappé, et je crée enmoi-même un type de marin supérieur, amant de la mer, épris du péril etdu rêve, sentimental et sauvage, que je confonds maladroitement avec lepère Cruz.
Je l'admire avec effroi; je voudrais soulever son crâne, pour voir à nules impressions qu'ont laissées là les éléments en lutte, les spectaclesgrandioses. En même temps, je fais peu de cas de ma propre personne. Quesuis-je, comparé à ces héros de tous les jours?
Madame Vernet n'est pas moins troublée, et déraisonne avec plus debruit.
madame vernet
Avouez qu'au point de vue artiste, un marin nous intéresse plus qu'unpaysan.
henri
Celui-ci courbe le front vers la terre; celui-là regarde au loin ou lèveles yeux au ciel.
madame vernet
Le marin pêche surtout la nuit. Il met dix lieues entre la terre etlui, et, là, seul «entre deux immensités», sur une planche large «commela main», que la rapidité du courant fait gémir «comme un violon», à lamerci des trombes, des brumes, des grands vapeurs qui peuvent le couperen deux sans qu'il ait le temps de crier gare, il attend le poisson«mobile».
henri
Le paysan travaille le jour. La première odeur qu'il respire en quittant«sa chaumière» est celle du fumier étalé devant la porte. Puis illaboure, somnolent, entre les deux bras de la charrue, le nez auderrière d'un cheval ou d'un bœuf écaillé de crotte. Que voulez-vousqu'il ressente?
madame vernet
Le pied sur le plancher des vaches, le marin jette son or avecindifférence.
henri
Le paysan est avare, et, malpropre, il n'a qu'une chaussette, celle oùdorment ses gros sous.
Ainsi chantant notre hymne, nous mettons en strophes égales la grandeurdu marin et la bassesse du terrien, tout près de soutenir que ces hommesqui s'agitent ont pêché et vendent leur poisson pour l'amour de l'art.Nous nous élevons ensemble, et nous nous sourions, ivres d'espace, surdes hauteurs.
Dans le petit port, la mer se gonflait sensiblement au soupir du flux,et, après des hésitations timides où s'essayaient ses forces, soulevaitune à une les barques échouées. Elles semblaient se réveiller, et, commede gros insectes noirs surpris par l'eau, faire effort pour reprendrepied. Des femmes assises sur leurs paniers attendaient les pêcheurs decongres. On apercevait déjà le premier au phare de Rocmer. Ses quatrevoiles dehors, poussé par le flot, par la brise, cherchant le vent avecle moins d'écart possible, il grandissait et décroissait dans le razsans cesse en colère. Il dépassait les bouées, les balises, et,s'acculant au flot, prenait son élan, entrait au port, et, tandis queses voiles s'abattaient avec un grand bruit doux, venait adroitementtoucher la cale de son nez, sa vitesse morte.
— «Il a le ventre lourd, disaient les femmes. Vous l'avez empli.»
Mais les marins ne répondaient pas.
Cuivreux, avec des barbes comme des herbages, pareils, sous leurs capotsenduits d'huile cuite, aux Esquimaux qu'on voit sur les images, commehabillés de zinc jaune, trempés et laissant, les bras écartés,s'égoutter leurs doigts, ils attendaient que toutes les marchandesfussent là. Parfois ils se passaient leur manche de toile cirée sur lesyeux.
Un petit mousse était couché dans leurs jambes, endormi de harassement.La vente commença. Passés de mains en mains, les congres, grands commedes hommes, étaient jetés sur une large table où ils rebondissaient etglissaient, ranimés une seconde, la gueule fermée parfois sur un hameçonqu'on n'avait pu arracher. Tous portaient au flanc la trace du coup degaffe qui les avait halés à bord. Les plus petits étaient vendus deuxpar deux, en frères. Aux gros on faisait les honneurs d'une enchèreprivée.
— «Et stilà, disait le patron, qué qui vaut?»
On ne se décidait pas. Chaque marchande laissait venir sa voisine, etcraignait d'offrir trop.
— «I vaut rien, donque?»
Mais, sans doute, c'était une feinte, car, soudain, l'enchère montait,sou par sou, jusqu'à cent, et au-delà montait encore, cinq sous par cinqsous.
Le patron s'échauffait, frappait la table de ses poings, salivait avecabondance, et, les jarrets fléchis, faisait de brusques inclinaisons detête. Les marchandes ne parlaient pas et ne surenchérissaient qu'aumoyen de rapides clins d'yeux. Quand elles voulaient s'arrêter, ellesbaissaient les paupières, prenaient une mine désintéressée, avec l'aird'être ailleurs. Au vol, le patron attrapait les signes.
— «Cinq francs dix sous, que l'on dit.»
— «Cinq francs quinze sous.»
— «Six francs! Vous êtes deux».
— «Six francs cinq sous.»
— «C'est-il tout?»
— «Six francs cinq sous à la Marie!»
D'autres bateaux arrivaient, se rangeaient à la cale, et «espéraient»leur tour.
Les marins se posaient des questions sournoises, regardaient les ventresdes bateaux, ou, sans gestes inutiles, se racontaient leurs aventures denuit.
Bien qu'elles fussent toutes les mêmes, ils s'y intéressaientréciproquement.
Tout à coup, une voix de patron s'élevait, brutale et jurante:
— «Nom de Dieu! j'aimerais mieux le jeter à la mé que de vous le laisserpour ce prix-là!»
Et, prenant le congre par la queue, il le brandissait comme une armemenaçante. Mais les femmes, qui savaient les autres bateaux chargés,souriaient, goguenardes.
— «C'est-il pas un vol?» disait le patron, en cédant le congre, tandisque Madame Vernet, au bout de son cantique, le résumait en cette stance:
— «Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que tout marin doitêtre un peu poète!»
La vente, maintenant lente, s'éternisait.
Cependant Madame Cruz fut assez hardie pour acheter, d'un seul coup, lapêche d'un bateau tout entière. Tandis que, courbée, elle palpait lescongres, pesait du doigt sur leur ventre blanc et élastique, le petitmousse couché dans les cordes regardait ses gros bas de laine tricotéeet ses mollets comparables à des pieux.
La mer avait fini de monter. De larges ondoiements tremblaient sur elle,et s'en allaient mourir là-bas, au fond du port, tout près des laveusesde linge. Du haut du quai, des gamins halaient leurs lignes et faisaientsauter hors de l'eau les plies plates et ovales, dont le ventre brillaitcomme une glace à main. Leur vente faite, les bateaux de congresvenaient s'accrocher à leurs anneaux en bêtes dociles, et on entendaittomber les lourdes ancres éclaboussantes.
Les marins se passaient encore les souvenirs semblables qui leurrevenaient de la nuit, et chacun, juge en sa cause, se mesuraitconsciencieusement le blâme ou l'approbation pour telle manœuvre. Ilss'écoutaient avec patience, et, n'étant préoccupés que de leur proprepêche, ils n'avaient point à se contredire.
Les femmes recouvraient de glu les paniers où s'enroulaient les congresà expédier. C'était le coup de feu. Il s'agissait d'arriver avant ledépart du train. Silencieuses, elles coupaient la paille, ficelaient lespaniers, accrochaient les étiquettes, en supputant. Des mouettes au crirauque planaient, haut d'abord, puis se rapprochaient et rétrécissaientleurs cercles autour de la tache rouge d'une tripe de poisson flottante.D'un coup de bec, elles s'enlevaient et s'évanouissaient comme deséclairs blancs.
Il ne restait plus personne sur la mer. Elle berçait tous les bateaux dupetit port, les endormait. Puis, comme une nourrice qui s'éloigne, elleredescendit. Elle s'en alla doucement, sur la pointe du flot. Leur crisede déhanchement calmée, les bateaux s'immobilisèrent, accroupis sur leurventre et leurs pieds courts.
Comme le reflux emportait la mer, la surexcitation de Madame Vernet etla mienne diminuaient.
henri
Regardez: la mer, c'est une belle femme qui, très soignée dans sa miseextérieure, tiendrait mal ses dessous.
madame vernet
Expliquez-vous.
henri
Je dis qu'elle a de la crasse sous sa chemise. Voyez son lit: unmendiant n'y coucherait pas. Est-ce sale? Les os de sèche y traînentcomme des peignes. Les vers, comme une gale, boursouflent la vase. Quepensez-vous de ces crabes attardés, vermine grouillante?
madame vernet
Assez, je vous en prie.
henri
Non, la mer s'est moquée de nous tout à l'heure. J'ai le droit del'insulter, et j'ajouterai qu'elle sent mauvais. Ce petit port m'écœurecomme un nez punais. Ne dirait-on pas un fond de mare, dans une fermemal tenue, que des canards ont dallé de leur fiente?
madame vernet
Voyons, mon ami.
henri
Non, non, laissez-moi dire. Je n'aime pas qu'on m'en fasse accroire.
Divaguant ainsi, je ramenai Madame Vernet à la maison. J'avais envie dedécrier. Une dépêche de Monsieur Vernet nous annonçait son retour. Dansdeux jours il serait là, et je n'avais encore tiré aucun parti de lasolitude. Je désirais Madame Vernet, je craignais de ne pas réussir, jeredoutais son mari, et, tout en estimant qu'il serait plus crâne del'attendre, je me blâmais sévèrement à cause du temps perdu.
madame vernet
Comment trouvez-vous cette purée?
henri
Délicieuse, Madame.
Une autre s'en serait tenue là, mais avec inquiétude:
madame vernet
Elle n'est peut-être pas assez salée?
henri
Oh! si.
madame vernet
Elle l'est peut-être trop?
henri
Oh! non.
madame vernet
Je vois bien qu'elle ne vaut rien.
Je me réjouissais de ces menus égards et du ton sympathique avec lequelelle me disait:
— «Vous ne buvez pas? vous ne mangez pas?»
Un souffle si doux nous venait de la mer que je n'éprouvais plus lebesoin de faire le glorieux et parlais simplement.
Après dîner, nous fîmes une courte promenade sur la route, jusqu'àl'heure et jusqu'au point où les pommiers normands, par leur massed'ombre frissonnante, nous causèrent de l'effroi. Au retour, afin de merassurer, j'offris mon bras à Madame Vernet. Hâtifs, les jarretscontractés, nous pressions le pas, ayant dans le dos la sensation d'êtresuivis. Aux premières maisons du village, je me tranquillisai, et,joyeux comme un homme qui vient d'éviter un grand danger, je risquai unepetite entreprise. Je laissai glisser jusqu'à ma hanche le bras deMadame Vernet et, en le relevant, le serrai: elle ne me rendit pas lapression. Je feignis de butter une pierre et de perdre l'équilibre: ellepoussa un cri, mais me laissa reprendre mon aplomb tout seul. Au Christde granit qui, planté sur la jetée, protège, de ses bras écartés, levillage contre la mer, Madame Vernet s'arrêta pour souffler.
Elle trouvait au Christ une figure «originale». Elle s'assit sur unemarche et me pria de m'éloigner un peu. Elle voulait rester avecelle-même. Les mains dans mes poches, j'allai, sur la pointe du pied,écouter la mer. La lune y projetait un sentier étroit, et si direct, queje n'aurais eu qu'à enjamber pour monter vers elle. Parfois, je merapprochais, à reculons, de Madame Vernet, espérant qu'elle allait medire: «Rentrons!»
Elle continuait de s'absorber. Les petits phares me regardaient. Jejetai des cailloux dans l'eau.
— «Quand j'en aurai jeté dix, me disais-je, elle aura fini de rêver.»
Elle s'obstinait à faire la bouche d'ombre au pied du Christ, qui, pourcette cause, m'indisposait, comme un prêtre.
— «Cela m'a fait du bien», dit-elle enfin.
Mais il fallut monter sur la butte pour une nouvelle station. Quand nousfûmes assis chacun à une extrémité du banc:
madame vernet
Vous devriez déclamer des vers.
henri
Ah! non, par exemple! C'est assez d'émotions pour une journée.
J'allais dire: «Allons nous coucher!», mais le mot était brutal, lepluriel insolent, et, après une brusque saute d'humeur, j'eus encore lecourage de louanger les étoiles, dont quelques-unes filaient à propos.
madame vernet
Ne dirait-on pas qu'elles tombent dans la mer?
henri
Ça fait cet effet-là.
Je bâillais si grand, qu'une d'elles eût pu me tomber dans la bouche.
madame vernet
On serait bien là, pour pleurer!
Le feu tournant du phare de Rocmer clignotait au loin.
— «Qui sait, dit-elle, combien de marins ont été sauvés par cet œilsecourable de la nuit?»
Aussitôt elle ajouta:
— «Oui, mais qui sait combien d'oiseaux, attirés par sa flamme, s'y sontbrisé les ailes?»
Elle se délectait dans sa tristesse. Un châle de laine étroitement serréautour de ses épaules, et les yeux fatigués par la lumière intermittentedu phare, elle lui rendait grâce comme au sauveur des pauvres marins etle maudissait comme le tueur des petits oiseaux.
Elle avait lieu à la porte de sa chambre, et je l'aurais volontiersprolongée. Nous tenions chacun une bougie, qui s'agitait à notrehaleine. Madame Vernet, la main sur la clef, ouvrait et refermait laporte, selon que l'entretien semblait mourir ou se ranimer. Auxentrebâillements, j'apercevais le blanc d'un rideau, le poli rougeâtred'un meuble d'acajou, l'éclair d'un chandelier argenté, tout un fond dechambre à coucher, endormie dans une lumière discrète.
— «Allons, bonsoir!»
— «Bonne nuit, à demain.»
— «Si nous sommes encore de ce monde!»
Et ainsi de suite, jusqu'à l'immortalité de l'âme, dont nous parlionsavec intérêt durant quelques minutes.
Comme une chatte qui flaire une attrape, elle se tenait à distance, sonbougeoir défensivement levé à la hauteur du menton; et, quand je luiserrai la main, je la secouai avec vivacité, car une goutte de bougiefondue et brûlante tomba sur la mienne.
— «Quelle femme stupide! me disais-je, en rentrant chez moi. Nepouvait-elle m'inviter à la suivre? Ne voyait-elle pas que j'en avaisenvie? Est-ce qu'elle n'est pas l'aînée? Est-ce que je sais, moi, si jedois ou si je ne dois pas? C'est à elle qu'il appartient de commencer,non à moi. Avec le bonheur que nous perdons ainsi bêtement, par safaute, on pourrait saoûler un ange toute son éternité!»
J'entendais marcher Madame Vernet, et je fus pris d'une curiositépolissonne. J'aurais bien creusé un trou dans le plancher; mais, outrequ'on ne perce pas un plancher avec une aiguille, écouter me suffiraitet me compromettrait moins auprès de ma conscience inégalement délicate.Ma bougie soufflée, la respiration contenue, les pieds nus, je me mis àplat ventre, et, le front collé au parquet, sur une jointure, je suivisMadame Vernet de l'oreille. Cela ne gênait personne. Un son me faisaitdeviner une scène, et parfois tout mon corps tressaillait onduleusement.J'entendais les pantoufles de Madame Vernet claquer, l'eau couler.J'expliquais son remue-ménage comme un texte; j'interpolais ses silencescomme des ratures, et je traduisais à ma fantaisie.
— «Je la vois, me disais-je: c'est une personne propre, mais ce n'estpas une actrice; elle ignore les crayons qui peignent les cils, le noirde charbon, le rouge d'Orient et la graisse de cire blanche.
Elle n'est donc pas obligée de se débarbouiller d'abord avec une crème:un lavage à l'eau de Cologne suffit. Elle a quelques cheveux faux, maiselle en a un plus grand nombre qui sont vrais. Comme je n'entends qu'unseul versement à la fois, elle ne se sert pas d'eau tiède: son médecinlui a recommandé l'eau froide en toute saison et pour tout.
Elle a les seins un peu tombants et des nids dans les épaules. Celam'est égal, je ne m'en sers jamais. Les épaules d'une femme sont pourses danseurs et ses seins pour ses enfants. Elle n'est pas trop cambrée,car plus une femme se cambre, plus son ventre ressort. Elle parfume sachemise d'héliotrope blanc et entre dans son lit à reculons, ce qui luipermet de regarder longuement sa jambe, sans contredit le plus beaumorceau d'elle-même. Je m'imagine que, le matin, elle sort de ses drapsavec lenteur, afin que ces nobles jambes se découvrent, comme apparaît,dans une inauguration officielle, le marbre lumineux d'un groupe, quandl'ouvrier, ému, d'un geste lève la toile, au signe du président.
Je me redressai, et, mettant une sourdine à tous mes mouvements, je medéshabillai avec un sourire obstiné, comme si j'allais m'étendre auprèsd'elle.
La chambre de Madame Vernet est-elle une fournaise sous la mienne? Je meretourne. J'ouvre l'œil-de-bœuf. Vienne toute la fraîcheur de la mer!
Je m'agite ainsi qu'à l'approche d'un événement. Si Madame Vernetentrait dans ma chambre, en chemise, posait son bougeoir sur la table denuit, s'aplatissait sur mon corps, je la trouverais «très naturelle», etje lui pardonnerais de m'avoir fait attendre. J'ai toujours, en pensée,brusqué les dénouements. D'une femme à peu près jolie rencontrée dans larue je dis:
— «Mâtin! quelle nuit on passerait avec!»
Une mère de famille a quatre enfants, mais elle est encore belle: doncelle m'attendait pour m'offrir ce qui lui reste de beauté. Quant auxjeunes filles, elles grandissent pour moi, et je les prendrai dèsqu'elles me «diront».
Des nudités nuageuses se forment et se déforment. Je dois avoir les yeuxinjectés de sang. Comme un jardinier qui, par une blanche matinéed'avril, crève du nez de son sabot les toiles d'araignées tendues surles allées, je brise des virginités, sans remords. à moi les lèvresframboisées! Poète-avocat, je viens de me meubler un salon tout neuf etj'attends la clientèle. Mais mon rêve est un mât de cocagne savonné oùje glisse, les mains vides.
Ma faim de chair fraîche errait, tenue par une ficelle. Je la ramène.Voilà que je respecte toutes les femmes et me dis des gros mots.
— «Tu jugeais les autres familles d'après la tienne, où l'immoralitésuinte. Sache qu'il y a des femmes satisfaites de coucher avec un seulhomme!»
Une lépreuse voudrait-elle de moi? J'en doute.
Mais qu'est-ce qu'elle fait donc, qu'elle ne vient pas?
Si j'allais la chercher!
Quoi de plus simple? Ayant passé mon pantalon, j'irai frapper troispetits coups à sa porte. Le verrou n'est pas mis. J'entrerai dansl'obscurité et je ferai réchauffer mes pieds glacés.
C'est généralement ainsi que les choses s'arrangent, ou mes lecturesm'ont bien trompé. Neuf fois sur dix ça réussit. à la dixième, on nemeurt pas. Je me sens lâche. J'ai peur des gifles, d'une luttecorps-à-corps, des cris qui réveilleraient les pêcheurs Cruz. J'ai peurencore du ridicule, d'un rire méprisant, d'un crachat à la face, et jeme vois collé au mur, stupide, débraillé, ma culotte tombante et mespieds nus, avec leurs doigts déformés par les marches de régiment, avecleurs cors. Je m'imagine stupide de honte et les cheveux pleureurs, dansle flamboiement d'une allumette.
Sûrement elle résisterait, et je ne sais pas du tout comment on s'yprend pour violer une femme. Quelqu'un m'a dit qu'il fallait frapper uncoup sec au bas du ventre. Est-ce avec la main ou avec la tête, comme unbélier? D'autres prétendent qu'il suffit de presser fortement sur lenombril, comme sur le bouton d'un timbre.
Soit, mais elle peut ne me montrer que le dos, pour rire à son aise, encavale sauvage. Or chacun sait qu'un coup de pied entre les cuisses d'unhomme le tuerait net, en tous cas l'endommagerait irréparablement.
Je ris de mes hypothèses extravagantes, et j'aime à me figurer la scène,ce qui me détourne de la jouer. Je me promène et m'évente en secouant machemise. L'œil-de-bœuf souffle dans mon col déboutonné.
Je me surprends à dire:
— «Hé! hé! tout de même, si j'osais!»
Je ricane, mais je n'ose pas. Je n'ose jamais rien, et ma hardiesse, jela mets tout entière dans ce que j'appelle, avec un faste pédantesque,mes concepts.
Tout dort, excepté moi. Si j'écoute au plancher, je ne percevrai que larespiration calme de Madame Vernet. Par l'œil-de-bœuf, j'entendrai ledoux ronflement de la mer. Les rouges pêcheurs Cruz gardent au creux deleur lit de plume l'immobilité de deux homards cuits. Les bruits qui meviennent du dehors ne sont que des bruits endormis.
— «Allons! quand on est brave comme toi, on se recouche!»
De ma fièvre il me reste au bord de la lèvre inférieure une petitetumeur arrondie et dure. Je passerai le jour à la mordiller, àl'écorcher, à la rendre hideuse comme une punaise écrasée. Je ne lèveplus les yeux sur Madame Vernet, et je lui parle avec un contournementde cou qui me fait mal; ou, rabattant ma lèvre et mes dents du haut surle bouton, je l'enferme et le tiens opiniâtrement caché. Mon palais engoûte l'aigreur. Pour varier, je tâche de disparaître derrière ma mainen éventail. Je louche et je compte mes doigts.
à table, c'est un supplice. Je mange vite, le nez dans mon assiette, lesmorceaux pressés, et je construis un rempart avec l'huilier, la carafe,les bouteilles vides ou pleines. Mal élevé, je garde tout près de moi.Cependant je voudrais savoir ce que Madame Vernet pense de «monaffaire».
Elle souffre de ma gêne. Elle ne montre aucune répugnance et ne sepenche pas du côté de la fenêtre. Elle me regarde franchement, enfin n'ytient plus, et veut me ragaillardir.
madame vernet
Ces maisons de bois sont si mal closes que les bêtes y entrent commechez elles. Toute la nuit j'ai été dévorée.
henri
Si encore elles étaient propres, ces bêtes!
madame vernet
Ce n'est pas qu'elles soient sales, mais elles piquent. J'ai les yeuxtout enflés. Ce matin, je ne voulais pas descendre.
henri
Alors, j'aurais bien fait de rester chez moi, avec ma lèvre?
madame vernet
Quelle donc lèvre?
henri
Comment! quelle donc lèvre? Ne voyez-vous pas?
madame vernet
Bah! qu'est-ce que cela? Regardez ce que j'ai, moi, près de la tempe.
henri
J'aperçois avec beaucoup de peine un imperceptible point blanc.Peut-être même est-ce une pellicule. Pour ma part, je suis confus et jevous fais mes excuses. Mon sale bouton est horrible à voir.
madame vernet
Je vous assure qu'il n'est pas si vilain que ça!
henri
Quelle charmante femme vous êtes!
Ainsi, ce que je redoute tourne à mon avantage. Si j'insistais, elletrouverait mon bouton joli et qu'une mouche habile l'a posé sur ma lèvrepour le plaisir des yeux. Je ne sais par quel hommage lui prouver magratitude, et je m'attrape une fois de plus; je me gourmande durement,car je n'ai eu, cette nuit, à l'égard de cette femme exquise, que despensées mauvaises.
Réhabilité, j'oublie mon bouton; je donne un gros sou à un mendiant, enayant l'air de lui dire, comme si je lui faisais une rente perpétuelle:
— «Tiens, mon ami, ne travaille plus, amuse-toi, vis largement!»
Puis j'entreprends l'éloge de Monsieur Vernet et je vante son bonheur.
madame vernet
à propos, j'ai reçu une lettre: il arrive demain avec notre nièce. Vousverrez Marguerite, un enfant, mais un gros enfant. à seize ans, elle estplus grande que moi. Je ne mettrais pas son corset et je ne trouve pasle bout de ses bottines. Il vous faudra jouer avec elle, vous dévouer,redevenir petit garçon. Elle vous donnera des coups de poing, vous ferades bleus, vous posera des questions. Vous me relaierez, car elle mefatigue: impossible de penser à côté d'elle! Il est indispensablequ'elle bavarde, qu'elle lutte à main plate. Sa poupée a plus de raisonqu'elle. Je l'aime beaucoup. Elle a bon cœur. Je ne lui reproche qued'être insignifiante. Il me semble qu'à son âge j'avais déjà mes idées àmoi. Je tâchais de comprendre la vie, dont elle se moque.
Enfin, si elle vous ennuie trop, ne vous gênez pas, rabrouez-la: c'estune gamine qui ne «tire pas à conséquence».
Sur la butte, encore. La nuit est tombée. Devant nous, toute la mer.Derrière nous, le carré des pommes de terre qui remuent et l'agitationd'ailes, le bruit de gorge des pigeons qui s'endorment. Des souvenirs dethéâtre me reviennent. Il me paraît qu'une scène se prépare, et, commesi nous repassions nos rôles, nous nous taisons, et nous écoutons ennous la montée lente des choses à dire. Plus tard, Madame Vernetm'affirmera qu'elle a lutté, qu'elle s'est désespérément défendue contremoi, son honorabilité raidie ainsi qu'un bras tendu. Et moi aussi jelutte. J'ai traditionnellement écrit, déchiré, recommencé et enfin brûléune lettre que je regrette comme si j'avais mis mon cœur en cendres.
Par quel mot effaroucher le silence?
Il vaudrait mieux ne point parler, et, par un rapprochement gradué denos corps, faciliter la pénétration de nos pensées. Demain, nous neserons plus seuls!
Parfois, grossièrement tenté, j'ai envie de poser ma main sur le frontde cette femme, de la serrer aux tempes avec violence et de lui dire:
«Allons! pas tant de raisons, lève ta robe!»
Mais la douceur de l'air, la phosphorescence des vagues, lerecueillement de la nuit m'apeurent. Je ne me sens pas en train pourfaire le malin, et je retiens ma gaudriole, comme un homme qui perd toutà coup sa gaîté en longeant le mur d'un cimetière.
Ce serait plus commode s'il s'agissait de la demander en mariage. Je mecomposerais une fois de plus un ami de circonstance auquel je donneraistoutes les qualités et un ou deux défauts. Elle me comprendrait. Nousparlerions posément, en gens qui font une affaire pour un homme depaille. Nous discuterions sans trouble. Elle dirait:
— «Habite-t-il la province? Vous savez que s'il habite la province, jen'en veux pas. Restons-en là.»
Ou bien:
— «Fume-t-il au moins? Un homme qui ne fume pas n'est pas un homme.»
Ou bien encore:
— «Est-il brun ou blond? Je préfère qu'il soit blond. C'est peut-êtremoins beau qu'un brun pour commencer, mais c'est meilleur teint, et çadure jusqu'à la fin.»
Malicieusement elle dénigrerait en lui ce qu'elle apprécie en moi. Selonque mon ami me serait un rival ou un repoussoir par contraste,j'avancerais ses affaires ou les déferais. Nous nous amuserions,sérieux. Enfin, avec la gravité d'un haut fonctionnaire qui dit àl'huissier: «Faites entrer!» Madame Vernet dénouerait la comédiemarivaudante:
— «Présentez cet ami!»
Quel échec pour lui! quelle victoire pour moi, quand je trouveraisopportun d'apparaître, matois faune qui soulève des branches!
Mais il ne s'agit que de l'emprunter.
Le menton au creux de sa main, elle m'attend. Bien que je l'aime de toutmon cœur, je trouve son attitude disgracieuse. Elle s'est ramassée engrenouille de jeu de tonneau, et son buste, ses reins, informe massed'ombre, occupent trop de place. Sa tête se détache de profil, pâlottede froid, silhouette à la craie sur un fond de charbon. Mon regardglisse sur le front, tombe dans le noir de l'œil, se relève à la pointedu nez, ou passe entre les lèvres ouvertes comme en un cran de mire. Medandinant, je lui mesure des reflets de lune, comme on dispose lesrideaux d'une chambre de malade.
Le silence nous importune plus qu'un bavard.
henri
Est-ce que vous dormez, chère Madame? Est-ce l'odeur du thym marin quivous entête, ou, sphynx de faïence pour cheminée, rêvassez-vous?
madame vernet
Quand serez-vous poli? Il est temps que mon mari revienne me défendre.
henri
Contre moi ou contre vous?
madame vernet
Contre l'ennui.
henri
Vous avez trop d'esprit. Je ferai ma malle cette nuit, et je partiraidemain.
madame vernet
Bon! Qu'avez-vous besoin de faire le fantasque avec une vieille femmecomme moi?
henri
Je partirai demain.
madame vernet
Dites ce qui vous prend.
henri
Tenez, Madame, vous n'êtes plus jeune, mais convenez que vous n'êtes pasencore vieille, vieille. Vous vous dites: «Ce garçon n'est pas beau:aucun danger. Il m'amuse, m'intéresse et m'émeut quand il dit desvers.» C'est une anthologie: on n'a qu'à l'ouvrir. Nous allons faireensemble de l'amour spirituel. Il sera mon troubadour. Quand je le feraichanter, il me semblera qu'on me caresse l'oreille avec le dos d'unchat. S'il veut me toucher, je crierai: «à bas les pattes! poète!» Dieumerci, mes sens ne me tourmentent plus. Je trouve même qu'on accordetrop d'importance à la chose, oui, à la petite convulsion physique. Cequ'il faut remplir, c'est mon cœur. Heureuse femme, je m'installerai àl'aise pour un long spectacle, et, les narines ouvertes, j'attendrai lenuage d'encens. Je dirai: «Allume les brûle-parfums. L'heure est venuede flairer quelque arôme!» Je me compromettrai un peu, et les bonnesamies siffleront:
— «Elle a son poète de poche, qu'elle garde pour elle, au chaud, dansses jupes.»
«Mais quand on est très honnête, on peut s'offrir des douceurs etrécompenser sa vertu. Est-ce que je trompe mon mari, oui ou non? Toutela question est là. D'ailleurs, vous voulez rire, à mon âge?»
Songiez-vous, Madame, que vous pouviez m'arracher le cœur comme ceci:
Je me baisse, et je saisis un pied de pomme de terre. Il résiste. Jesuis obligé de m'y reprendre à deux fois. Puis il cède, et je me promènede long en large sur la butte, le souffle fort, écrasant des feuillesdans mes doigts, et lançant de temps à autre, avec un éclat de voix, unepomme de terre à la mer.
Madame Vernet, interdite, ne bouge pas. Mes paroles, comme si je lesavais jetées au creux d'un puits profond, n'ont pas encore retenti enelle. Enfin, à mon passage, elle me prend la main, me fait asseoir surle banc, et me dit, presque sévère:
— «Vous me faites beaucoup, beaucoup de peine.»
Elle reprend:
— «Voulez-vous que nous causions un peu? car, mon pauvre ami, vousn'avez dit jusqu'ici que des sottises. Elles ne comptent pas. Croyez quedéjà je les ai oubliées, et répondez-moi comme à une mère.»
Mais je me relève, et, plein de colère, je crie:
— «Bon sang de bon sang! vous n'êtes pas ma mère, vous êtes une femmeque je veux! là! êtes-vous contente, et suis-je assez brutal?
madame vernet
Les femmes ont dû vous faire bien souffrir pour que vous les méprisieztant!
henri
Quelles femmes? Ah! c'est vrai! vous me prenez pour un viveur. Latradition est là: le poète est un dresseur de femmes. Il ouvre les brasen demi-cercle: une femme saute dedans. Il ploie le genou: une femmes'assied dessus. Il se met sur le ventre: une femme docile se couche lelong de lui. Sur nos calepins sont inscrites des listes de noms. Quivous détromperait? Je ne sais pas si mes confrères sont plus heureux quemoi, mais ma part a été insuffisante. Quand j'avais bu deux bocks etmangé une choucroute, je disais: «Mâtin! quelle noce!»
Vrai, je ne mentais pas absolument, car je n'aime ni la saumure ni labière, et en risquant un mal de cœur je méritais de moi-même et jepouvais montrer la pâleur de mon visage comme la dépouille d'un ennemivaincu. Quant aux femmes, qui m'ont fait tant souffrir, comme vousdites, je les absous en public et solennellement.
Elles étaient innocentes de mes peines, les pauvres! J'affirme qu'ellesn'y entendaient pas malice. Si j'ai pleuré, tant pis pour moi: rien nem'y obligeait. M'entendez-vous reprocher aux femmes de mon passé lestourments auxquels mon âme fut soumise? N'est-ce pas moi, plutôt, quileur dois des excuses? Plus d'une fois, dans mes «nuits d'orgie», ilm'est arrivé de me réveiller en sursaut. Quelque chose remuait sur lelit. Je saisissais et je lançais au milieu de la chambre une massepoilue qui se mettait à crier furieusement.
C'était le petit chien de «ma femme», car nous les appelons «ma femme»,ces chères filles, pour jouer «à la famille» et nous donner l'air desupporter des charges.
Elle me disait:
— «Sois gentil, fais-lui une place!»
Elle m'aimait moins que son chien. Je ne m'en sentais pas humilié. Je mecollais contre le mur, et nous nous rendormions tous les trois. Ainsima vie de cœur est vieille d'une dizaine de nuits à prix fixe, et mascience de la femme se compose d'une courte étude sur son goût excessifpour les petits chiens. Je suis vierge ou peu s'en faut, et je dirais demoi volontiers: «C'est bon comme du neuf!»
madame vernet
Si vous êtes sincère, je regretterai éternellement de vous avoir connu.
henri
Pourquoi? Votre vie était insipide. Mettez-y le charme d'une torture.
madame vernet
J'aime mon mari, Monsieur.
henri
Plaisantez-vous? Je parlais chien tout à l'heure. Vous aimez votre maricomme un gros chien. Cela ne me gêne pas. On n'est pas jaloux d'un groschien.
madame vernet
Vos insolences, l'étalage de vos sentiments vrais ou faux, votre manquede tact, et l'habileté avec laquelle vous abusez de ma situation, mefont en effet comprendre que votre présence ici sera impossible, et jedevrai renoncer à une bonne amitié que je croyais réciproque.
henri
Ta! ta! Si, le gilet vaguement ouvert, je vous disais: «Madame, lisezdans mon cœur: il ne s'y passe rien que de pur; ce que j'aime en vous,c'est la grandeur de votre intelligence, l'élévation de vos rêves et lahauteur de vos pensées,» vous me prendriez pour un architecte; et, sij'ajoutais: «Oui, enfermez hermétiquement votre corps dans une boîte enfer, cachetez vos lèvres, mettez votre chair sous clé; c'est de lamatière, et je ne veux de vous que l'esprit», vous me traiteriez debéjaune, en murmurant: «Je ne suis pourtant pas si déjetée!» Et vousauriez raison, car vous êtes une admirable femme, et je veux tout ourien.
Inhabile à caresser une femme vêtue, je tire machinalement une boucle deses cheveux. Elle fait un geste de la main, comme pour écarter unemouche.
madame vernet
Oh! vous m'avez fait peur!
henri
Vous voyez bien!
Pourquoi ne se lève-t-elle pas? Attend-elle que je m'en aille lepremier? Je n'ai plus rien à dire, et je reste dans le doute pénible quisuit les examens.
madame vernet
Quel malheur! vous si bien doué!
Je devine qu'elle exagère. Elle me voit perdu si elle résiste,indifférent à la gloire et laissant mourir mon beau talent en fleur dansun verre vide. Si elle succombe, au contraire, quel ennui! Elle imagineune vie de mensonges, des alertes, des taches de sang même. Je ne peuxpourtant pas lui dire que l'amour le plus dru marche six mois à peine,un an au plus, qu'on s'habitue à l'adultère, qu'on peut avoir, avecl'envie de se venger, la peur des armes à feu, et qu'un malheur prévun'arrive jamais.
Tous les partis l'effraient par leur apparence d'immutabilité. Si jem'en vais, il refera brumeux autour d'elle. Si je reste, elle devraaccepter toutes les conséquences de mon voisinage.
madame vernet
Pourquoi faut-il que vous m'ayez connue? Que faire?
henri
Que faire? Me voilà joli. J'étais tranquille, je travaillais en paix, medisant: «Si j'ai quelque talent, le monde finira par s'en apercevoir!»D'abord vous ne m'avez pas troublé. Je pensais: «Oui, sans flatterie,c'est une femme supérieure. Qu'elle m'accorde une affection de camarade!Je la consulterais sur mes projets, et plus tard, quand mon nomsonnerait gentiment, comme une clochette neuve, je tournerais sans cessela tête vers elle pour lui demander conseil, et elle me dirait: «Allez!mais allez donc!» avec un bon sourire.
madame vernet
Mon pauvre enfant! croyez-en une femme qui a presque le double de votreâge: votre cœur vous jouera de vilains tours!
Et, avec brusquerie, elle m'a embrassé sur la joue, en sœur.
Mon émotion me venait de mes paroles.
étreignant les poignets de Madame Vernet:
— «Aime-moi, Blanche, lui criai-je; je t'en supplie, aime-moi!»
Elle se leva droite, cambrée, et, seulement de la tête, me fit signe quenon. La blancheur de son cou tentait mes dents. Ses yeux troubléss'avançaient sur moi comme des yeux morts photographiés. Je luisoufflais encore, mes doigts griffant ses épaules:
— «Aime-moi! dis, aime-moi!»
Mais elle me parut une ennemie en garde, impénétrable. L'attraction demon âme ne déterminait pas la sienne. Dressé sur la pointe des pieds, lecorps détendu, pareil à un animal qu'on veut noyer et qui s'accroche aurivage, et, la langue lappante, pousse des soupirs, je fis un vaineffort pour absorber cette femme, et je ne baisai que du vent.
Mes bras se détachèrent d'elle et retombèrent comme un linge mouillé.Elle traversa la butte, sans se hâter, et descendit l'escalier deplanches, qui rendit le gémissement d'un ivrogne couché qu'on dérange.Elle s'éloigna, étonnamment grandie, souveraine de mon être en suspens.Elle disparut.
La sécurité de mon parasitisme est compromise. J'ai dispersé les plumesde mon nid douillet. Il va falloir déguerpir. Mais je ne regrette passeulement Madame Vernet; je regrette encore ce bien-être, cet étatd'esprit où je me sentais chez moi, cette aisance des gestes et de laparole, ces chatouillements à ma vanité, cette admiration crédule que jesavourais, la bouche en suçoir. Je regrette les causeries sentimentalesoù ma personnalité, comme un ventre plein, prenait des poses libres, oùje me communiquais en manches de chemise. Plus que la nourriture ducorps, je regrette les compliments point ironiques, les exclamations,les signes d'assentiment, les «vrai, on peut dire que vous en avez,vous, du talent!» Je regrette les prédictions qui mettaient l'avenir àmes pieds, comme un tapis.
Je fais ma malle, je place, déplace mes trois paires de chaussettes. Uncaleçon en mains que je ne me décide pas à caser, je souris à messouvenirs. Je traîne de temps en temps ma malle sur le plancher, afinque Madame Vernet devine mon projet de départ, et, au moyen d'un crid'angoisse, s'y oppose.
Je la ferme avec bruit, m'assieds sur le couvercle et regarde les filetsqui pendent aux murs, les lignes roulées sur leurs cadres de bois, leslampions qui servent à tous les quatorze-juillet, les drapeauxchiffonnés qu'on a jetés dans un coin comme après une bataille pourrire. C'est bien de ma faute si ce qui arrive arrive. Je paie mabutorderie. Je partirai, mais des lâchetés attendent ma résolution aupassage. Madame Vernet ne m'a pas formellement donné congé. Je peux luitendre la main, «sans avoir l'air de rien.» Elle oublierait certainesinjures et ne se rappellerait que les plus flatteuses. Si elle hésitait,je lui dirais:
— «Montrez que vous êtes une femme d'esprit»,
pour en obtenir une bêtise?
En suis-je à une humiliation près? Quand une femme vous donne unsoufflet, on attrape son bras au vol, et on le tord jusqu'à ce qu'ellereconnaisse qu'elle voulait caresser.
Ainsi je faisais le compte de mes chances de disgrâce, rouvrant ma mallepour la refermer, oubliant cette fois une chemise, et cette autre, uncompartiment entier. Je préparais ma réponse à cette question:
— «Qu'est-ce que vous avez remué toute la la nuit?»
— «J'ai fait ma malle!»
Je laisserais tomber ce magique «J'ai fait ma malle» sans chercher àproduire un effet, sans tristesse d'apparat.
Pouvais-je prévoir que Madame Vernet trouverait un mot d'esprit et decœur, un mot fondant dont la saveur se répandrait presquematériellement en moi, et que je goûterais comme un communiant?Pouvais-je espérer qu'elle me dirait, innocente et subtile:
— «Restez pour mon mari!»
Nous attendons à la gare Monsieur Vernet et la nièce. Le petit train,pareil à ceux qui tournent aux fêtes des banlieues, siffle de joie, fierd'effaroucher des poulains qu'il couperait comme vent. Des têtes semontrent; un mouchoir s'agite.
madame vernet
Regardez sa bonne figure.
J'aperçois la bonne figure. Un bœuf est monté en seconde. Le petittrain s'avance avec des précautions, des temps; mais on ne le prend pasau sérieux, et les quatre ou cinq voyageurs sont descendus, tirantleurs paquets, qu'il remue encore. Il pousse des cris aigus comme unmaître d'école qui ne parvient pas à dominer sa classe.
Pendant que la famille s'embrasse, je me tiens à l'écart, et jedemanderais à Monsieur Vernet sa couverture de voyage, pour me donnerl'air d'en être aussi, moi, de la famille. Je trouve les effusions demauvais goût, et je crierais:
— «Je suis là; il y a quelqu'un qui vous regarde: contenez-vous.»
Madame Vernet a une crise quand elle embrasse Mademoiselle Marguerite.Elle dit:
— «Oh! ma grande fille!»
pleure, pâlit, se trouve mal. Monsieur Vernet la conduit au cabinet duchef de gare, si j'ose m'exprimer ainsi. Elle s'assied. Cela va mieux.
— «C'est les nerfs!» me dit monsieur Vernet qui lui tient la main. Illui passe sur les tempes un mouchoir grisaillé, un mouchoir qui a faitun long voyage.
Je réponds:
— «Oui, c'est les nerfs: ça ne sera rien».
Toute l'administration du chemin de fer est rangée autour de nous,compatissante. Chacun pense, comme moi, que cela ne peut pas êtregrand'chose. Mademoiselle Marguerite, un sac de cuivre rouge sur leventre, dit par intervalles égaux:
— «Comment vous portez-vous, ma tante?»
L'effet qu'elle a produit sur sa tante l'a d'abord étonnée, et unegrosse envie de pleurer contenue lui gonfle les lèvres, bouffit lesjoues: les yeux vont disparaître.
Madame Vernet reprend ses sens, un à un, y compris le sens du ridicule,qui plus que les autres lui a fait défaut. J'interroge MademoiselleMarguerite.
—C'est la première fois que vous venez à la mer?»
marguerite
Oh! oui, Monsieur.
Elle se met à rire.
henri
êtes-vous contente de voir la mer?
marguerite
Oh! oui, Monsieur!
Elle se remet à rire.
Je me tourne vers Monsieur Vernet.
henri
Avez-vous fait un bon voyage?
monsieur vernet
Vous savez, du moment que le train ne déraille pas, je fais toujours unbon voyage.
Si on me répond bêtement, c'est peut-être parce que je questionnebêtement.
Madame Vernet remise, nous partons.
madame vernet
Est-ce sot de pleurer ainsi sans savoir pourquoi!
henri
Si on savait pourquoi, ce serait encore plus sot.
Elle prend le bras de Monsieur Vernet. Mademoiselle Marguerite marche àcôté d'eux, et moi, je suis derrière, comme quelqu'un de la maison quiattend qu'on lui remette le bulletin des bagages. On part; je me donneune contenance en expliquant la mer à Mademoiselle Marguerite.
Je dis:
— «Voilà un bateau; voilà un marin.»
Elle répond:
— «Oui, Monsieur, oui, Monsieur!»
Et quand elle ne se surveille pas:
— «Oui Msieur!»
en riant toujours, sans malice.
Tous les trois montent aux chambres s'embrasser à l'aise et faire un peude toilette. Je me promène dans le jardin; je donne des indications à labonne, pour le dîner, pour distribuer les places, et je tire un seaud'eau. Je voudrais plier les serviettes, mettre les chaises, enfinmontrer que je ne suis pas tout à fait une bouche inutile. Je me sens siisolé, si peu invité, que je m'efforce de dire à la bonne des chosesfamilières qui me gagnent la considération et la sympathie de cettebrave femme. Je n'ai jamais été plus chez les autres que maintenant.
madame vernet
Comment la trouvez-vous?
henri
Oh! les jeunes filles!
Je hoche la tête et fais la moue, tristement. Madame Vernet est gaie, etje ne lis dans ses yeux ni défi ni promesse.
madame vernet
N'est-ce pas qu'on est bien ici?
monsieur vernet
Je te crois!
Il a un complet de molleton bleu. La jeune fille regarde les assiettes.Elles sont à fleurs et à légendes; l'huilier est à fleurs; la suspensionest à fleurs. Les murs sont peints en bleu tendre. Sur la commode, onvoit trois globes de verre: celui du milieu recouvre la couronne demariée de Madame Cruz. Les deux autres globes emprisonnent des fruits.Sur la cheminée on voit encore trois globes de verre. Celui du milieurecouvre la Sainte-Vierge et le Petit Jésus. Jésus a perdu sa tête, maisla Sainte-Vierge a sur la sienne une pomme d'or, et elle se tient raide,de peur de la laisser tomber, comme si elle attendait la flèche deGuillaume-Tell. Les deux autres globes emprisonnent des fruits. Aux deuxbouts de la cheminée, deux chiens indescriptibles sont assis sur leurderrière de porcelaine. Dans des cadres dorés pendent des mers, desvaisseaux, des ports, des tempêtes. Devant moi, une glace reflète lamanière dont je mange. J'y mire mes gestes, mes bouchées, la propretéde mes moustaches, et la distinction de ma main, quand je bois, le petitdoigt en l'air.
monsieur vernet
Trouvez-moi des œufs comme ceux-là à Paris! Voilà un poisson qui n'apas été conservé huit jours dans la glace!
Arrivé depuis une heure, il se sent déjà mieux. Il trouve la soupe bientrempée, «comme de l'acier». Il tape fortement sur sa large poitrine:
— «L'air de la mer nourrit!»
Avec beaucoup de viande autour, car nous mangeons magnifiquement. Nousne nous arrêtons que pour compter la mangeaille avalée.
madame vernet
Comme un voyageur se retourne et regarde le chemin parcouru.
Elle affecte un goût, jusque-là contrarié, pour la nourriture simple.Elle laisse le vin aux gens des villes et veut boire du cidre. Seslèvres se resserrent, feuilles de sensitive. Sourit-elle?grimace-t-elle? Elle aime le pain de ménage, dur, noirâtre au moins, lescouteaux qui ne coupent pas, les verres sans pied. Elle souhaite deschutes d'insectes dans les plats.
monsieur vernet
à la guerre comme à la guerre!
Tous, nous éprouvons le besoin de mettre en harmonie nos impressions etles choses qui nous entourent. Monsieur Vernet se lève, va à la fenêtre,fait un grand geste de bras, puise de l'air, en boit à pleine gorge. Ilétait temps! Il étouffait dans l'atmosphère viciée qui appauvrit le sangdes citadins.
Les poumons enfin gonflés, il se remet à manger.
Je suis encore vaguement triste; mais, après avoir fait quelques motsd'esprit qui égaient la société, je reprends conscience de moi-même.
monsieur vernet
Vous avez joliment engraissé depuis que vous êtes là. La mer vous arefait le coffre. Seulement il faut manger.
Il me remplit mon assiette. En silence, nous luttons à coups de dents.Madame Vernet répète qu'elle adore le pain dur. Monsieur Vernet luipasse toutes ses croûtes. Mademoiselle Marguerite ajoute les siennes, etj'offre timidement les miennes. Cela devient un jeu. Je me bourre demie, afin qu'elle ne manque pas de croûte, et paierais d'une indigestionle plaisir d'éprouver la solidité de ses dents. Mais je suis vaincu parMademoiselle Marguerite: c'est elle qui mange le plus et fournit le plusde croûtes. Son nez respire pour sa bouche en travail et pousse unbourdonnement continu.
Je l'entends, mais je la regarde comme si je voulais le voir. Parfoiselle essaie de rire. C'est un drame. Elle s'étrangle. Les bouchéesremontent, ses joues s'enflent, ses lèvres s'ouvrent malgré ses efforts,et il en sort, avec un pouffement, sur sa serviette déployée toutegrande, un jet de choses blanches semblables à la râpure de corne qu'onmet dans les boules de verre pleines d'eau pour imiter la neige.
Elle a le teint comme l'ont seules quelques jeunes filles trèsconstipées, un teint qui prend au sang toute sa substance colorante,d'une richesse inquiétante, pas naturelle. C'est une jeune filleordinaire, jolie ou laide à ses heures, insipide comme un garçon enrobe. Elle a fait trop de pieds de nez avec son nez un peu écrasé. Elleregarde tout également intéressée, et on renfoncerait d'un coup de pouceses yeux qui ressortent. Elle montre sa langue pour s'amuser, et dèsqu'on l'en défie, avec la pointe de cette langue, elle se lèche lementon.
Ah! ce n'est pas une demoiselle Mauperin! Quand elle court, la lourdenatte de ses cheveux lui bat les épaules, ainsi qu'un harnaisd'emprunt.
Elle a dit à Madame Vernet:
— «Comme il est triste, ce Monsieur! Est-ce qu'il fait toujours cettetête-là?»
madame vernet
Ma chérie, c'est un poète, et les poètes ne sont pas des petites filles.
En effet, je conserve l'attitude du poète auquel on en a mis dansl'aile, blessé à mort peut-être.
marguerite
Mais qu'est-ce qu'il fait ici, ce Monsieur, avec nous?
J'ai cru qu'elle allait demander:
— «Est-ce que c'est un parti?»
madame vernet
Chut! il travaille, il rêve, il pense. Il fait des vers. Ne le dérangepas.
Marguerite se retire songeuse, désappointée, comme quelqu'un qui trouveles cabinets occupés. Elle va jouer seule dans le jardin.
marguerite
Donne-moi l'étrenne de ta barbe, mon oncle.
Elle lui saute au cou, l'attire, le courbe, l'entraîne, en marchant àgenoux, ses forts mollets à l'air, et roule dans l'herbe.
madame vernet
Je vous l'avais dit, c'est une enfant.
henri
Elle est heureuse! Qu'elle s'amuse! elle a le temps de souffrir.
madame vernet
Pauvre ami!
Je rejoins Marguerite, pour m'amuser aussi, moi, puisque mes soupirs neservent qu'à m'essouffler, à me donner un air de béjaune. Mais je n'aipas de chance: Marguerite cesse de jouer dès qu'elle m'aperçoit. Jepourrais aller faire mes vers plus loin. Monsieur Vernet remarque sagêne et lui vient en aide. Ce qu'il dit peut se traduire ainsi:
— «Ne crains rien: c'est un poète-mouton.»
Je fais le gros dos, afin qu'il me caresse pour rassurer Marguerite.Aussi embarrassé qu'elle, j'ignore comment on s'y prend pour parler auxjeunes filles qui ne sont plus tout à fait des poupées et qui ne sontpas encore des femmes. Je ne sais dire que des phrases sentencieuses surla vie, ses lassitudes infinies, ses mornes désespoirs, et le désaccordexistant entre les faits et nos rêves. Si je parlais d'une telle sorte àMarguerite, elle se sauverait, ou ses yeux lui sortiraientdéfinitivement de la tête, comme le noyau d'un fruit qu'on presse.
henri
On est mieux ici qu'au couvent, hein, Mademoiselle?
monsieur vernet
Mademoiselle? Voulez-vous bien l'appeler Marguerite, tout court! Vousn'allez pas faire, je pense, des cérémonies avec une gamine de seizeans.
henri
Encore faut-il que Mademoiselle me le permette.
marguerite
Oh! moi, ça m'est bien égal. Appelez-moi comme mon oncle, si vousvoulez.
Au même moment elle lui fait une démonstration. C'est chez elle besoind'exercice. Elle le prend par un bras et le force à tourner surlui-même. Monsieur Vernet, déséquilibré, frappe du pied sur place, sepenche en arrière, perd son chapeau, sue tout de suite, crie:
— «Veux-tu finir! Qu'est-ce que c'est?»
Marguerite tourne, suivie de sa natte comme d'une queue, sa robe vannantle sable de l'allée. Enfin elle s'arrête.
Monsieur Vernet ramasse son chapeau, et, la tête lourde, fait effortpour s'immobiliser, retenir les choses qui continuent de tourner:
— «Est-elle gentille!» dit-il.
Sans répondre, je porte à mes lèvres mes cinq doigts réunis en faisceau,et je les détache avec lenteur, ce qui signifie nettement:
— «Un vrai beurre!»
monsieur vernet
Nous avons deux mois à passer ensemble. Il s'agit de bien employer notretemps.
Nous ne voulons pas perdre une minute. J'ai quelque faculté d'invention,et je suis l'impresario, l'homme du petit service de la maison. Je melève le premier, presque en même temps que la bonne. Je lui suisindispensable pour faire griller le pain, et je sonne moi-même ledéjeuner, en agitant un grelot aux portes des chambres. Ces damesdescendent en pantoufles, en peignoir, les cheveux ébouriffés. Lespaupières de Monsieur Vernet sont encore gonflées de sommeil. Il y a del'eau dans ses coquilles. Je donne le programme:
1° Entre le premier et le second déjeuner, bain;
2° Le soir, promenade ou pêche.
Je montre sur une carte d'état-major le tracé des promenades, et j'aipréparé les lignes, foui des vers.
— «Mais, dis-je, troublé tout à coup, il me semble que, dans cette vieactive et si remplie, j'ai oublié de faire la part de mes travaux!»
madame vernet
Vous travaillerez à Paris.
monsieur vernet
Non, ne l'empêchons pas de travailler. Je me le reprocherais toute mavie!
Comme il s'est fait lui-même tout seul, il veut que j'arrive à la forcedu poignet.
C'est convenu. Je m'enfermerai chaque matin deux heures dans mamansarde. Ma tâche accomplie, je rejoindrai mes amis sur la plage.
— «D'ailleurs, dis-je, vexé qu'on m'ait pris au mot, il me reste manuit.»
Ces dames sont inquiètes. Est-ce que je passerais mes nuits à veiller,au risque de m'user la santé? C'est possible. Je ne dis pas oui. Je nedis pas non.
On me trouve enjoué. Je ne me réserve, par jour, que quelques regardsabattus et languissants à l'adresse de Madame Vernet. Je semble, aumilieu d'un rire, me rappeler que je suis en deuil. Je transporte lespliants de ces dames du soleil à l'ombre, de l'ombre au soleil, selonles heures. Quand elles se baignent, je garde leur flanelle sur le sableet leur panier à ouvrage. Je les installe en voiture et leur donne lamain, le bras, le genou, ce qu'elles veulent. Elles disent:
«Merci»,
s'appuient à peine et rebondissent légèrement. Elles m'éventent de leurrobe, et mon nez bat des narines sur un rapide courant de parfums. Grâceà moi, elles franchissent des haies d'où les roses sauvages lesdéfiaient. Nous laissons, loin derrière, Monsieur Vernet qui s'empêtre,arrache tout, grondeur.
Je me récompense au moyen d'attouchements discrets, variés, pour ne paséveiller la pudeur qui dort.
Je découpe à table, et il m'est permis d'affirmer que je préside. Jepaie cet honneur en gardant les mauvais morceaux pour moi. Une fois, ilne me resta rien. Monsieur Vernet a pris dans son assiette la moitié desa part et l'a mise dans la mienne. Je l'ai mangée sans dégoût,puisqu'on était en famille. Mais je lui passe souvent mon gras, qu'il nese fait pas offrir deux fois. On sait que j'aime la crème, et, à chaquedessert, la bonne, mystérieusement, pose devant moi une petite terrine,dont j'enlève le couvercle en hésitant, en disant:
— «Qu'est-ce que ça peut bien être que ça? mon Dieu!»
C'est de la crème!
Bien que la surprise se renouvelle, je n'en reviens jamais. Les figuress'éjouissent. Mais c'est trop de crème! Une fois de plus, on m'a prisexagérément au mot. Sans me plaindre, j'avale ma terrine d'un trait, etje lutte contre un commencement de mal de cœur.
La garde-robe de Monsieur Vernet devient la mienne. Si nous rentronsmouillés, on met à ma disposition des chaussettes, une chemise, uncaleçon.
— «Il est tout neuf. Allez-vous faire le difficile? Pour un jour, vousn'en mourrez pas!»
Je remercie; j'accepte un vieux paletot, au plus, en attendant que lemien soit sec, mais je ne vais pas jusqu'au linge de dessous, pas encoredu moins.
On a en moi une telle confiance qu'on m'a prié de tenir la caisse.
Parfaitement!
D'abord, Monsieur Vernet ne travaille pas quand il est en vacances. Il adit à sa femme:
— «Tu sais, arrange-toi: je ne veux ici me mêler de rien.»
Il a dit cela pour la forme, pour la galerie que je suis. Car jamaisMonsieur Vernet ne se mêle de rien. Il s'en garde.
Or les comptes un peu compliqués ennuient Madame Vernet. Elle s'y perd,et me crie de venir à son secours. Quand nous réglons une dépense delait, de fruits à l'auberge, elle me passe son porte-monnaie, «sansfaire semblant», au moment où mes mains se trouvent, par aventure,croisées derrière mon dos. Les paysans pensent que je le tire de mapoche. Je paie, et je demande, avant de le refermer:
— «Mesdames, voulez-vous me permettre de vous offrir encore quelquechose?»
Comme on dit au théâtre, j'entre dans la peau du bonhomme qui régale.J'ouvre ce porte-monnaie d'autrui avec une telle aisance que, parimitation instinctive, les paysans ouvrent la bouche en même temps. Ilm'arrive de le mettre dans ma poche jusqu'au prochain débours. On nesonge pas à me le réclamer. Je marchande, je fais des économies, jecalcule comme un régisseur ladre par intérêt, et, pour ma peine, jem'accorde le mérite de ne point grappiller, de ne pas me rendre coupablede la moindre petite volerie.
Ai-je jamais été plus heureux que maintenant? Je me soude aux Vernet,assez égrillard pour Monsieur Vernet, qui aime les discours degaillardise, assez sentimental pour Madame Vernet, qui parle toujours deson âge et ne le dit jamais, assez gamin pour faire coucou avecMarguerite. Je me propose de mener à bonne fin la pleine conquête de cestrois êtres, de les rendre miens, d'en extraire ce qu'ils pourront medonner de suc. Je tirerai d'eux une béatitude temporaire. Par unedernière pusillanimité d'esprit, je n'ose pas compter franchement ce queme fourniront ces dames; mais je fixe l'apport précis de MonsieurVernet: il sera le danger avec lequel on joue, sans gros risque.
Il n'est guère défiant. Sa présence me gêne moins qu'un souvenir. Je lecraindrais davantage s'il était mort.
Quelquefois je m'efforce, par amusement, de faire naître en moi contrelui une jalousie factice. J'ai beau me le représenter dans le même litque sa femme, il ne me fait pas l'effet de coucher avec elle. Dupeencore d'un mirage, je ne vois pas Monsieur Vernet, mais le mari de meslectures. Je me l'imagine en bonnet de coton, la bouche ouverte. Ils'endort tout de suite, et ne se réveille que pour sauter sur ladescente de lit. Lui et sa femme se trouvent côte à côte par hasard. Ilsne se touchent pas. Il y a entre eux de la place pour un. Elle ne levoit que de dos et peut laisser trembler ses deux seins à l'air, sanspéril.
Ainsi je m'arrange un mari commode, selon mes besoins.
Et ma jalousie ne veut pas venir.
«Mon» mari n'est pas faux de toutes pièces, et, vraiment, MonsieurVernet prend de sa femme une part autre que la mienne, celle que jedésire. Il pense qu'on doit respecter la mère des enfants qu'on a ouqu'on pourrait avoir.
monsieur vernet
Physiquement parlant, doit-on traiter sa femme comme une maîtresse?
henri
Je ne suis pas marié.
monsieur vernet
Innocent! Ferez-vous à votre femme ce que vous faites à vos maîtresses?
henri
Dame! si elle veut!
Monsieur Vernet s'arrête, me regarde. Je suis sérieux. Il reprend sapromenade, et de temps en temps plante sa canne en terre, comme pourjalonner ses paroles.
monsieur vernet
écoutez-moi, mon ami. J'ai plus du double de votre âge; j'ai le droit etmême le devoir de m'écrier: «Ne faites pas ça; je vous en supplie, nefaites pas ça!»
henri
Ça-quoi?
monsieur vernet
Vous m'entendez bien. Marié trop jeune, je n'ai jamais eu de maîtresse.Mais je sais, et vous le savez mieux que moi, gredin, quelles libertéson peut prendre avec une fille. Or, gardez-vous de croire que votrefemme est une fille, voilà ce que je tenais à vous dire.
henri
Une femme est une femme.
monsieur vernet
Erreur! Avec le mariage la caresse devient une chose grave. Ah! certes,personne, dans un fumoir, dans une réunion d'esprits libres, dans una-parte de sexe fort, ne goûte plus que moi les confidencesgraveleuses, où l'obscénité s'en donne à cœur joie. Je confesse qu'ilm'est agréable, comme à tous les honnêtes gens d'ailleurs, de medébarbouiller à mon heure avec un peu de fange. Je m'offre une petitedébauche pour rire et n'en suis que plus rangé après. Mais ne badinonspas, s'il vous plaît, avec le saint amour du ménage. Ma femme m'adore etje l'aime; eh bien! je puis vous affirmer que, hors ce qu'il fautsavoir, elle ne sait rien de rien.
henri
Merci.
monsieur vernet
Tenez, il me vient à l'esprit une comparaison juste et poétique que jevous engage à méditer, non seulement comme écrivain, mais encore commemoraliste. La pudeur de la femme est un mur mitoyen. N'allez pas,imprudent, le dégrader vous-même, car il s'effritera, à la longue ferabrèche, et les voisins entreront chez vous.
henri
Délicieux.
monsieur vernet
Oh! pas d'illusions. Il faut compter avec la perversité instinctive dela femme. Elle a des curiosités; elle pose de petites questions; ellefurette et met son joli nez partout. Plus d'une fois, Madame Vernet m'atâté sur ce terrain; mais j'ai si bien fait la bête, qu'elle a fini parn'y plus penser.
henri
Et vous, Monsieur Vernet, est-ce que vous avez aussi fini par n'y pluspenser?
monsieur vernet
Vous voudriez me faire avouer mes frasques.
Il les avoue et en invente. Il se noircit par fausse honte. Mais je necrois pas à ses vices, et je voudrais serrer la main de cet homme, quin'a sans doute jamais embrassé sa femme sur le ventre.
J'aime entendre Monsieur Vernet me parler de Madame Vernet. Il la faitgoûter par avance, communique dans l'oreille des renseignements précis,posément, comme s'il voulait donner le temps de prendre des notes.Toutefois, soucieux de la respecter même absente, il se contente de ladécolleter, lui déshabille le buste au plus, et n'insiste que sur sesqualités morales.
— «Elle vaut mieux que moi!» dit-il sans envie.
Il ne lui tient jamais tête, et la cite comme un auteur célèbre, en luirendant hommage. Sa manière de l'aimer m'attendrit, me rend scrupuleux.Oh! Madame Vernet n'abuse pas. Peut-être se sent-elle si supérieure quecela lui est égal. Jamais elle n'oblige Monsieur Vernet à mesurer ladistance intellectuelle qui les sépare, et plutôt elle le fait valoir.
madame vernet
Mon mari trouvait cette toile si belle que je lui ai dit: Achète-la,va!—Tenez, voilà un article de journal que mon mari déclare très-bien.
Monsieur Vernet s'y trompe lui-même.
henri
Vous aimez les tableaux?
monsieur vernet
J'en raffole.
Et il cause peinture de façon à faire pleurer un peintre, car dès qu'ila dit: «Est-ce rendu? hein!» son sens critique s'arrête net, comme prisdans une ornière, embourbé.
C'est surtout devant moi que Monsieur et Madame Vernet se font petits,en s'opposant l'un à l'autre. Ils rivalisent d'humilité. Mais MadameVernet est de première force. Elle porte la culotte sous sa robe: on nevoit rien. Le ciel ne lui a pas donné d'enfants, sans doute parcequ'elle avait déjà un mari. Elle le dorlote, lui change elle-même sontricot. De ma chambre, à travers le plancher, j'entends:
monsieur vernet
Blanche, fais moi mes ongles!
Elle montre en toute circonstance, même quand il en est besoin, ledévouement d'une religieuse garde-malade. Ce matin, j'ai dû la consoler.Elle pleurait, assise sur le banc de la butte.
henri
Qu'est-ce que vous avez, chère Madame?
madame vernet
Rien.
henri
Je m'en vais.
madame vernet
Oh! vous pouvez rester, car enfin, si je pleure, c'est à cause de vous.
Madame Vernet en larmes n'est plus jolie. Elle fait une vilaine grimaceenfantine et devrait apprendre à pleurer avec grâce.
henri
De moi, Madame? Je n'y suis point.
madame vernet
Oui. Hier soir, à table, au dessert, au moment où tout est permis, quandon se jette des serviettes à la tête en faisant les fous, sans songer àmal, il paraît que je vous ai appelé «navet sculpté».
henri
Ah! ah! très drôle. Vous me faites rire, et pourtant je n'en ai pasenvie.
madame vernet
Alors pourquoi riez-vous? Alors mon mari m'a grondée, alors je lui aidit que c'était pour rire. Il m'a répondu qu'on ne plaisantait pas avecces choses-là, que je vous avais fait de la peine, qu'il en était sûr,qu'il l'avait bien vu.
Madame Vernet a le hoquet. Les mots sortent difficilement, un à un, etelle multiplie les «alors» en petite fille ânonnante.
J'hésite. La délicatesse de Monsieur Vernet me touche, si les larmes deMadame Vernet me chagrinent.
henri
Mais, chère Madame, c'est de la vraie douleur que vous éprouvez.Calmez-vous. Je ne me souviens pas de votre spirituel bon mot. Et puis,êtes-vous sûre d'en être l'auteur? Je l'avais déjà entendu quelquefois.C'est une expression consacrée, bien que le mot «marron» soitordinairement employé.
madame vernet
On ne se moque pas des gens comme vous le faites.
henri
Cette manière en vaut une autre. Je vous affirme que vous ne m'avez pasfroissé. Je prendrais même votre saillie comme une flatterie si ellen'avait été l'occasion d'un incident fâcheux entre vous et MonsieurVernet. Sa sévérité m'étonne; mais si quelque chose me peine, c'est devous voir dans un tel état, en mon honneur. Je vous demande pardon.
madame vernet
C'est moi qui vous demande pardon. Ça m'a échappé.
henri
Non, faites excuse, c'est moi, j'y tiens.
madame vernet
Ah! mon mari a l'air bon. Il l'est, le plus souvent, presque toujours.Mais, au fond, c'est un homme de fer, et quand il grossit sa voix, jepasserais par un trou de souris.
henri
Vous exagérez un peu.
madame vernet
Je vous assure qu'il y a chez cet homme des sautes d'humeur telles qu'ilfranchirait tout, d'un bond, en me broyant.
henri
Prenez garde, Madame, séchez vos yeux, voilà l'homme de fer qui monte.
monsieur vernet
Qu'est-ce que tu as?
Sa voix est grosse en vérité, mais bonne. Je me tiens sur la défensive,prêt à empêcher une rencontre.
henri
Franchement vous avez été dur pour elle. Votre feinte d'étonnement netrompe personne. Je sais tout. Le navet.
monsieur vernet
Quoi! Elle y pense encore? Ma Blanchette, tu n'es pas raisonnable.Jugez-en, Monsieur Henri. Elle me dit, cette nuit, craintive, collée àmoi: «J'ai eu la comparaison malheureuse; Monsieur Henri s'enformalisera.» Je réponds: «Bast! Monsieur Henri n'est pas susceptible!»Elle reprend: «Tout de même, cela n'a pas dû lui plaire.»— «Ah! fais-je,c'est autre chose!»
Elle continue, se tourmente, m'accable de ses «Crois-tu?—Quelle est tonidée?—Mets-toi à sa place!» Elle m'ennuie, dit des bêtises, au lieud'en faire, jusqu'à ce que je m'endorme. Voilà tout. Vous lui en voulez?Fouettons-nous le chat?
henri
Lui en vouloir? Mais, braves amis, vous chatouillez ma vanité juste aucreux, et mon être se lève ainsi qu'une pâte fermentante.
Nous nous demandons pardon tous les trois, l'un après l'autre, ensuiteen chœur. Madame Vernet a satisfait le besoin qu'elle avait de pleurer.Nous nous tenons les mains, comme si nous voulions danser en rond, et leplus ridicule des trois n'est pas celui que chacun pense.
monsieur vernet
Ma parole! je crois que la femme a la sensibilité des balances dont onse sert pour peser l'or.
En ce qui le concerne, il déclare se moquer comme «d'une guigne, de l'anquarante ou de sa première chemise», de la beauté des hommes. Il faut etil suffit en effet qu'un homme soit intelligent. Or, Monsieur Henripourrait porter du mérite au marché, etc., etc.
Monsieur Vernet aplatit, aplatit mon amour-propre, en maniant lecompliment comme une demoiselle en bois sur une aire de grange.
henri
Hélas! je sais que je suis laid!
monsieur vernet
C'est affaire de goût. Moi, je vous trouve beau.
N'est-ce pas, Blanche, qu'il serait plutôt beau?
henri
Vous croyez?
Je montre mon visage comme un habit de confection. On m'affirme qu'il nem'irait pas mieux s'il avait été fait sur mesure.
madame vernet
Tenez, ces termes qui me viennent à l'instant rendront ma pensée avecexactitude: vous êtes beau de laideur.
Je souris et perds pied dans ma mélancolie.
Aucune sonde n'en toucherait le fond.
Un mouchoir imbibé d'eau fraîche éteint les dernières piqûres de rougeaux paupières de Madame Vernet.
henri
Allons, faites la paix.
Je pousse Monsieur Vernet et lui donne de petites tapes dans le dos.
Sur la pointe du pied, en équilibre instable, il résiste et ne comprendpas.
henri
Mais allez donc! Seriez-vous implacable?
Du doigt, je lui désigne un point sur la joue de Madame Vernet entre lecoin de la bouche et le lobe de l'oreille.
monsieur vernet
Comment! vous voulez?
henri
Mais oui. Quel homme ulcéré vous faites! Il est l'heure de vousdésenvenimer. Je crois que vous rougissez. Faut-il que je me retourne?
Monsieur Vernet se décide, embrasse l'endroit indiqué, comme il estprescrit.
henri
Bien! à l'autre joue maintenant!
Et Monsieur Vernet recommence.
à chacun son tour. J'ai eu, moi aussi, mon baiser. Il m'est tombé aumoment où je l'attendais le moins. Les choses ont avancé sans nécessité.
Monsieur Vernet et Marguerite venaient de partir pour le bain. Selon nosconventions, j'étais monté dans ma chambre pour travailler. Jetravaillais, comme toujours, en regardant par l'œil-de-bœuf la dansedes flots de la mer. C'est ma petite pénitence de chaque matin. Je l'aidemandée moi-même et la fais scrupuleusement, entière. Il y va de maréputation de piocheur, de nègre littéraire. Mais si la petite troupe debateaux pêcheurs de brèmes ne défilait pas devant moi, coquette etvoiles retroussées, si les trois-mâts, à l'horizon, ne glissaient pas,dans leur écume, pareils à de fortes dames imposantes qui montrent enpromenade la dentelle blanche de leur jupon, j'aurais vite uneindisposition d'ennui. Il n'est point trop de la grande mer pour metenir compagnie.
J'ai senti qu'on entrait. Il ne m'est pas venu l'idée de tourner la têtedu côté de la porte. Je n'ai eu que la peur de l'élève qu'on surprend àne rien faire. J'ai vite pris ma plume, feuilleté un livre, écrit unmot, et, un pouce enfoncé dans l'oreille jusqu'à la garde, feintl'application, le recueillement, l'indifférence aux bruits. Le dos gros,l'être parcouru d'un frisson d'inquiétude, j'appréhendais la chute dequelque chose, une petite tape sur l'épaule, la chiquenaude d'undoigt-ressort.
Et je me suis dressé, à la sensation, en un point du cou, d'une brusquesuccion chaude, et j'ai vu Madame Vernet, pâle, se reculer, les mainsjointes.
J'éprouvais de l'embarras sans plaisir. Je ne savais plus ce qu'ellevoulait, et je ne trouvais rien à dire. Les mains appuyées sur lerebord de la table, les jambes molles, je courbais la tête, comme prisen faute.
— «Vous devez me juger mal!» me dit-elle d'une voix implorante,étouffée, qui s'éloigne et va s'éteindre.
J'eus l'esprit de répondre:
— «Non, pas du tout!»
Elle s'était tenue d'abord sur la défensive. Mon attitude piteusel'affermit. Elle fit un pas en avant, posa le bout de ses doigts sur monbras, comme pour réveiller un somnambule qui dort debout et me dit:
— «Vous m'en voulez, sans doute?»
Je répondis encore:
— «Non, pas du tout!...»
Elle paraissait indécise. Enfin, après un silence, les lèvres pincées:
— «Vous êtes singulier! J'attendais un autre accueil.»
Une lourde stupidité pesait sur moi. Il faut le dire, je n'avais jamaissérieusement cru que l'adultère de Madame Vernet se réaliserait. J'ypensais souvent, j'en caressais complaisamment les images; mais il avaitla séduction d'une beauté littéraire.
Il devait passer, tandis que nous converserions. Et voilà que je metrouvais devant lui. Il était là, matériel, en chair vivante etpalpable, m'épouvantant.
Il me disait:
— «Il est temps! Il est temps d'empoigner cette femme, de la serrer surton cœur, de la vider pour la rejeter ensuite. Il est temps de tromperMonsieur Vernet. Peut-être en mourra-t-il. Mais il est temps det'installer à sa place, de lui voler sa femme en mangeant sa soupe. Ilest temps d'être misérable pour de bon, car c'est fini de rire.
«En outre, prépare-toi à tout, car ce brave homme de mari peut, au lieude larmoyer, prendre un revolver et te casser la tête. Cela arrive.Assez rêvassé. Vis! Fais vite!»
Madame Vernet s'impatiente; elle me serre le bras fortement.
— «C'est un supplice! Parlez donc. Vous me faites souffrir!»
Je me décide à répondre, avec un sourire niais:
— «C'est donc vrai! Tu m'aimes donc?»
Mais elle, qui se serait donnée si je l'avais enlacée, brutal et muet,trouve que je la soufflette trop tôt en paroles.
— «Ne me tutoyez pas!» dit elle.
Elle fixe les planches de sapin de ma chambre comme si elle y suivaitencore la vibration de mon tutoiement.
Je ne sais plus ce qu'il faut faire ou dire. Je ne sais plus! Nos mainss'étreignent, cependant. Je lui offre ma chaise. Je lui offrirais aussibien du papier à lettre, de quoi écrire.
Elle murmure:
— «Nous sommes coupables!»
à qui le dit-elle? Je veux faire de l'esprit:
— «Ne le serons-nous jamais davantage?»
Voilà encore un mot qui lui déplaît. Elle va me dire: «Restons-en là»,et partir.
Mais, elle non plus, elle ne sait pas où nous en sommes. Elle lève surmoi ses bons grands yeux qui se brouillent, et s'efforce de me regarder.
Je préfère cela. Qu'elle pleure! Pleurons tous les deux, elle assise àma table, moi tantôt me promenant, tantôt accoudé dans l'ovale del'œil-de-bœuf. Nous nous oublions l'un l'autre. Il y a peut-être danscette chambre étroite une jolie femme et un jeune homme qui la désire,mais il y a surtout deux êtres qui sont effrayés sans savoir pourquoi,parce que le souhait de l'un s'est accompli trop vite, parce que lesnerfs de l'autre se sont brisés dans une seule crise, parce qu'enfinl'instant de bonheur est venu.
henri
Franchement, nous ne sommes pas gais, chère Madame. Calmez-vous donc!vous allez vous faire du mal.
madame vernet
M'aimez-vous, au moins?
henri
Si je l'aime! Elle me demande si je l'aime!...
J'élève et j'abaisse les bras, lentement. Puis je l'embrasse sur lefront, sur les yeux, comme en fonction. Je pourrais compter en mêmetemps.
C'est ainsi. Je ne vois pas Madame Vernet; je vois la situation que nousnous sommes faite, la vie qui se prépare aux événements indevinables,l'adultère qu'il faudra consommer.
Quand Madame Vernet, à un bruit de pas dans l'escalier, se sauve etm'envoie un baiser de toute la largeur de sa main, je le lui renvoiemachinalement, comme si je jouais au volant avec une petite fille, sansentrain, pour lui faire plaisir.
monsieur vernet
Que se manigance-t-il derrière ce front? Depuis deux jours vous mefaites une tête! Vous travaillez trop.
Son rire n'a rien d'infernal. Il s'intéresse sincèrement à ma santé! Cequi s'est passé entre Madame Vernet et moi ne l'a point changé.
henri
Ne faites pas attention. Je suis souvent en proie à des inquiétudes. Jene sais pas prendre la vie pour ce qu'elle vaut. Je la dramatise.
Et pourtant, jamais adultère ne fut,—comment dire?—plus innocent quecelui de Madame Vernet. Notre crime restera longtemps ébauche. MonsieurVernet ne s'absente pas seul; Marguerite appelle à chaque instant satante, et dans cette maison de verre il faut ouater ses soupirs. Lespêcheurs Cruz nous donnent l'exemple: ils se meuvent comme des crabesdans une caisse d'eau. De notre côté, nous avons saisi la manièresavamment silencieuse de défaire nos souliers, de les poser par terre,de remuer nos cuvettes, de tousser en serrant les lèvres, et de nousétendre sur nos lits sans les faire gémir.
Quand Madame Vernet peut monter dans ma chambre, nous nous parlonsenroués.
Comme elle m'avait donné une mèche de ses cheveux, je lui ai dit quecela m'avait fait bien plaisir, mais je n'en ai pas redemandé.
madame vernet
Où l'avez-vous mise?
Je ne sais pas. Je veux serrer ma «maîtresse» contre moi, mais elle sedégage et met un doigt sur sa bouche:
— «Si on nous entendait!»
En effet, je perds toute prudence. Madame Vernet me rationne. Elle fixe,chaque matin, à son lever, ce qu'elle m'accordera dans la journée. Ellene veut pas encore que je la tutoie.
— «C'est trop tôt. Plus tard. Nous verrons.»
D'un naturel temporiseur, elle marche sur de la glace craquante.
henri
Mais vous, au moins, tutoyez-moi. Cela me serait si doux!
Elle prend une demi-mesure. Le «tu» et le «vous» disparaissent autantque possible de ses phrases. Je ne sais plus à qui elle s'adresse.
Quand je cherche ses lèvres, elle me donne sa joue et prétend que c'estla même chose, que c'est aussi bon, et s'en va, me laissant interdit,mes bras déployés. Ma bouche, vainement tendue, rentre en elle-même.
madame vernet
Ce sera gentil de nous aimer ainsi.
henri
Un peu long!
Elle est rajeunie, me parle trop de mon avenir, et me promets de n'êtrejamais «un obstacle dans mon existence».
madame vernet
Je ne vous aime pas au sens ordinaire du mot aimer.
Je n'entends rien à ces subtilités, et je me préoccupe seulement, durantses courtes apparitions, de baiser au vol un bout d'oreille, unepaupière. Je saute pour agripper des cerises trop hautes.
madame vernet
Je vois que vous ne me comprenez pas. Il est vrai que je vous aime, etje vous l'ai montré en étourdie. Est-ce une raison pour me traiter ainsiqu'une femme de rien?
henri
Vous voudriez jouer à la maman et me prendre sur vos genoux?Impossible!
madame vernet
Il me faudra donc céder. Je ne suis pas une coquette. Je me garderai devous faire souffrir. Vous verrez que nous nous en repentirons.
henri
Puisque vous vous résignez, je vous accorde du répit.
madame vernet
Merci, et pour te donner une marque de mon affection, tu vois, je tetutoie. Mais je ne le ferai que de temps en temps.
henri
Pourquoi pas toujours?
madame vernet
Ces hommes, avec tout leur esprit, ne devinent rien. Oui, ça me gêne dete dire «tu» continuellement.
henri
Même quand personne ne nous écoute?
madame vernet
Oui. Il faut que je sois préparée, entraînée, que les circonstances s'yprêtent, que mon attitude m'y force. Enfin il faut que ça vienne toutseul, dans la conversation. Autrement, c'est drôle. Tu ne trouves pas?
henri
Non. Moi, je suis toujours entraîné. Je n'ai pas besoin de suivre unrégime comme un boxeur anglais, un cheval de course.
Monsieur Vernet l'appelle.
— «Travaille!» me dit-elle en se sauvant.
Elle aussi veut que je travaille. Tous conspirent contre mon repos.Marguerite s'en mêle, et me demande parfois:
— «Ça coule-t-il, Monsieur Henri?»
henri
Oui, ça coule, comme ci, comme ça.
marguerite
Vous avez de la chance. Au couvent, quand je fais une narrationfrançaise, jamais ça ne coule.
Non, ça ne coule pas du tout!
Madame Vernet m'a dit:
— «Savez-vous ce que je voudrais? Je voudrais vous voir faire une belleœuvre, un roman par exemple, qui me serait dédié et où vous mettriez unpeu de moi!»
Elle m'a demandé cela, timide, en regardant ses doigts. J'ai promis.J'ai toujours promis, sans hésitation, aux gens qui m'ont paru ledésirer, de leur dédier un roman de mon crû où je raconterais leurshistoires. Je fais même l'offre de mon propre mouvement. Quand jecouchais avec des filles, je ne manquais point de décliner mon titred'homme de lettres avec ostentation.
— «J'écrirai sur toi un article dans un journal pour te faire de laréclame!»
Très peu ont accepté cet engagement comme prix d'une nuit d'amour.
Chaque matin, Madame Vernet vient chercher des nouvelles de son roman.J'ai pris au lycée l'habitude de dormir, avec l'air de lire mon livre,les coudes cimentés sur la table, le menton au creux de mes mains.Encore aujourd'hui, il me suffit de m'asseoir dans cette attitude pourprovoquer le sommeil. Madame Vernet s'y trompe. Elle attend que j'aiefini de travailler, que je me réveille, retient son souffle et sesgestes, en arrêt sur mon inspiration, coite comme une perdrix surprise.
— «à la bonne heure!» dit-elle, si je me retourne, les yeux clignotants.
Elle veut voir. Je la repousse avec fermeté.
— «Non, quand ce sera fini!»
madame vernet
N'allez pas vous fatiguer, vous tuer pour moi.
henri
Cessez de vous alarmer.
Si je lui disais que je ne fais rien, elle en serait froissée et merépondrait:
— «Je ne vous inspire donc pas?»
Elle se croit aussi muse qu'une autre pour l'homme qu'elle aime.
Je frotte vivement mes mains:
— «Mâtin! ça marche! Encore quelques pages comme celles-ci, et jen'aurai qu'à me présenter au guichet de l'opinion publique pour toucherla gloire!»
Elle a confiance comme moi, me baise au front, presque saintement.
madame vernet
Je te laisse, mon poète: continue!
Et elle s'en va se promener—sans m'emmener.
Que c'est embêtant d'écrire! Passe d'écrire des vers! On peut n'enécrire qu'un à la fois. Ils se retrouvent, et à la fin du mois on jointles deux bouts. Et puis, il y a la rime qui sert de crochet pour tirer,hisse! hisse! jusqu'à ce que le vers se rende, se détache entier.
Passe même d'écrire une petite nouvelle! C'est court comme une visitede jour de l'an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu'on déteste ou qu'onméprise. La nouvelle est la poignée de mains banale de l'homme delettres aux créatures de son esprit. Elle s'oublie comme une relationd'omnibus.
Mais écrire un roman! un roman complet, avec des personnages qui nemeurent pas trop vite!
Mes jeunes confrères me l'ont dit:
— «Tu réussis les petites machines, mais ne t'attaque jamais à unegrosse affaire. Tu manques d'haleine, vois-tu.»
J'en conviens, j'ai besoin de souffler à la troisième page, de prendrel'air, de faire une saison de paresse; et quand je retourne à mesbonshommes, j'ai peur, comme si j'allais traîner des morts sur une routequi monte, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenuegrand'mère pendant mon absence.
Je me revois en classe après ma majorité. Mais j'ai mon œil-de-bœuf àcôté de moi, sous la main. Des bateaux s'en vont, d'autres rentrent etse déshabillent de leurs voiles. Le flot monte; les vieux rochers secouvrent d'écume, pères de famille vénérables mais ivres quirenverseraient, en buvant, de la mousse de champagne dans leur barbe.
La mer est légèrement moutonneuse. Un invisible menuisier,infatigablement, lui rabote, rabote le dos et fait des copeaux. N'ytenant plus, je cours rejoindre mes amis qui se baignent.
Celle de Talléhou est toute petite. On marche pieds nus sur un sable finet doux comme un ventre de femme. On se baigne sans cérémonies. Unefemme debout au creux d'un rocher, la main en garde-crottes sur sesyeux, feint de regarder quelque chose au loin, un vapeur. On cherche.
Cependant elle se déshabille par escamotage: on la retrouve en costumede bain.
Avec des gestes chasseurs de mouche, elle s'avance à la rencontre de lamer. Elle pousse des cris, et s'exerce à sautiller en l'air, comme unjouet mécanique, à se jeter sur la tête, les épaules, les seins, despleines mains de sable mouillé et de filandreux varech. La mer a beaufaire le chien couchant: dès qu'elle s'approche, la baigneuse s'enfuit,plaintivement gloussante, vers son rocher.
C'est ainsi que se baignent presque toutes ces dames. Galamment, lemaire avait fait planter deux poteaux, tendre des cordes «pour faciliterleurs ébats natatoires», disait-il. Elles eurent peur, non de l'eau,mais de ces cordes, qui se tordaient comme des serpents dans leursjambes. En outre, elles prétendaient qu'on apprend mieux à nager sur lebord. La mer, en colère, a roulé les cordes, arraché les poteaux,emporté le tout.
Ces dames adorent les rondes entre elles, se tiennent par la main. Ellestournent, fouettées d'éclaboussures, frénétiques avec des rires desauvagesses qui vont faire un bon repas, manger le missionnaire garrottéet cuisant à petit feu.
De temps en temps un baigneur aimable les avertit.
— «Doucement, Mesdames. Pas par là: vous vous trompez. La mer est de cecôté.»
une baigneuse
Tous les jours c'est la même chose. Qu'il pleuve ou vente, je prendsmon bain. Le docteur me l'a recommandé.
une autre
Ne trouvez-vous pas que l'eau salée porte mieux que l'eau douce?
une autre
Je l'avais déjà remarqué: on se sent d'une légéreté! Il ne faudrait pasfaire d'imprudence: une vague vous enlèverait comme une plume.
une autre
Commencez-vous un peu à nager?
une autre
Oui, mais je n'aime pas me mettre sur le dos: il m'entre de l'eau dansles oreilles.
une autre
J'avoue que je ne fais pas encore bien aller les épaules. Mon mari m'apourtant montré hier soir, sur un petit banc.
une autre
On se baigne, n'est-ce pas, pour son plaisir. On ne tient pas à faire dugenre.
Un phtisique, sur un tabouret, regarde les baigneurs. Sa tête maigre,douloureuse, supporte péniblement un immense chapeau de paille, à l'abrilui-même sous une ombrelle blanche à doublure verte. Il ne peut pastenir en place, veut sans cesse s'asseoir ailleurs, et il sembletoujours qu'il s'assied pour la dernière fois. Ses coudes, ses genouxcrèvent l'étoffe. Sa bouche grande cherche un peu de vie.
Soudain de l'une des cabines sort un vieux prêtre en costume de bainnoir. Ces dames se le désignent et chuchotent avec respect. Il porte unecuvette en zinc et un mouchoir blanc. Il descend à la mer, en courant àpetits pas, trempe ses doigts dans l'eau et fait le signe de la croix.Laminé par l'âge, il se ratatine pudiquement, le corps en demi-cercle,si effacé qu'il paraît vouloir montrer son dos de tous les côtés à lafois.
Ces dames se sont tues, comme s'il allait officier. Il emplit sabaignoire, la soulève, et verse l'eau froide sur son crâne, les piedsjoints, le corps droit, découpé en charbon sur le vert-bouteille de lamer.
Il jette la cuvette, s'enveloppe la tête dans le mouchoir qu'il nouesous le menton, s'avance au milieu des flots, se baisse pour enfoncerplus vite, se retourne sur le dos, et se laisse emporter, les brasétendus.
Régulièrement il plie les jambes, les genoux à fleur d'eau et les détendavec force. La lame le voile. On ne distingue plus que la têteenveloppée dans le mouchoir blanc, et, quand une vague le soulève, ilressemble à un christ d'ébène hors de service qui s'en va à la dérive,couché sur un matelas et pris d'une rage de dents.
Madame Vernet a fait choix d'un costume collant, révélateur, couleur dechair tendre, transparent. Les regards se posent sur elle en guêpes.Elle sent la piqûre, mime l'effarouchement, la honte. L'étoffe mouilléefait feuille de papier à cigarette. Elle la pince du bout des doigts, latapote, mais le tissu retombe et s'appuie. Elle est vêtue de caresses.Quel amant frénétique, à l'étreinte ubiquitaire, pourrait serrer sesformes d'aussi près? Madame Vernet imite la cane et s'assied par terre.
Nous sommes autour d'elle une rangée de messieurs intéressés. Nous n'enperdons pas un méplat. L'apparition d'un morceau de chair fait cillerles paupières. Chaque mari se braque sur la femme du voisin et oublie lasienne. On s'amuse.
Les dames aussi s'amusent. Quand un homme sort de l'eau, ruisselant, lescheveux pleureurs, moulé ou de pauvre académie, elles savent apprécier,sourire, tousser. C'est entre les deux sexes un discret échanged'attitudes. Un peignoir s'ouvre au moment où les attentions sont fixes,se ferme à la façon des burnous. Des gorges baillent, des reins roulentet se croisent.
Nous jouons en outre au jeu de l'ensevelissement. Une baigneuse secouche, et des mains actives travaillent à la recouvrir de sable. Lesprincipales élévations sont les pieds et les seins. Un frétillement, unsoupir, et tout s'écroule. Il faut appeler à l'aide. La plage entières'y met et se partage l'ouvrage. Un monsieur prend une cuisse pour lui,un autre se réserve le ventre. Deux associés unissent leurs effortsautour des hanches. On fait la chaîne, comme dans les incendies. Labaigneuse lutte contre tous avec des éclats de rire qui la secouent.C'est doux, c'est chaud, c'est bon.
Elle crie:
— «Pas dans le cou! pas dans les oreilles!»
C'est fini, tout a disparu jusqu'au menton. On peut chercher. Il nereste pas à l'air un point gros comme la tête d'une épingle. Cesmessieurs n'ont plus rien à faire. Ils s'essuient le front et parlent deleur appétit. Sous son édredon de sable, la baigneuse déclare qu'elle vamourir, et, soufflant à peine, les yeux clos, languissante, elle allumeses pommettes.
à qui le tour?
monsieur vernet
On ne fait de mal à personne. Regardez Monsieur et Madame Vilard quirentrent à leur cabine.
C'est un ménage renommé au loin pour sa bonne entente. Vieux mariésdéjà, ils s'aiment comme au premier jour. Ils se déshabillent ensembledans la cabine du prêtre, qui est l'oncle de Monsieur Vilard, sebaignent ensemble, s'apprennent mutuellement à nager, se tiennent par lamain, se saluent, mêlent leurs exclamations de joie et ne sortent del'eau qu'ensemble, en se donnant le bras. Amaigris par l'amour, ilssucent tout le jour des pastilles de chocolat que parfois ils échangentde bouche à bouche, dans un baiser. Ils brûlent, ils se consument,indifférents aux quolibets des hommes et aux avertissements desdocteurs. Tous les six mois le mari est obligé d'aller à l'hôpital.
monsieur vernet
L'eau éteint le feu. La mer ne peut pas les calmer. Au contraire, elleles ravive. Vous allez voir.
henri
Qu'est-ce que je vais voir? Ils sont rentrés.
monsieur vernet
Vous allez voir! Vous allez voir!
Ses narines vibrent au fumet d'un bon plat. Les messieurs, oubliant labaigneuse qui fait la morte dans son cercueil de sable, épient la cabineet se consultent.
— «Avez-vous vu?»
— «Non. Vous vous trompez, je crois.»
Ils s'avancent de quelques pas, penchés.
henri
Qu'est-ce qui va se passer? On dirait que vous guettez un lapin.
monsieur vernet
Chut! voyez-vous qu'elle remue?
henri
Qu'est-ce qui remue?
monsieur vernet
La cabine. Tenez, la voyez-vous?
henri
Après? Toutes les cabines remuent quand il fait du vent, et quand il y aquelqu'un dedans.
monsieur vernet
Mais la leur remue parce qu'ils se font ça.
henri
Expliquez-vous.
monsieur vernet
Eh oui, ils se font ça. Quelle explication voulez-vous? Vous necomprenez donc rien aujourd'hui? Ils se font ça après leur bain, chaquefois, sans manquer, sur les planches mêmes, dans leur boîte d'un mètrecube.
Monsieur Vernet me fait des signes de la main, me prie de me taire, dele laisser entier à ses observations.
— «Prêtez-moi donc votre lorgnette, vite, vite», dit quelqu'un.
C'est empoignant. Les dames regardent de côté. La baigneuse enterrée semet sur son coude, et, dans les flots, une autre baigneuse resteimmobile, droite, vainement heurtée par la vague, naïade inquiète.
Mais le vieux prêtre, retour du large, ramasse sa baignoire, et courantà petits pas sur la grève, s'en va frapper à la porte de la cabine.
Grelottant, dégouttant, avec sa cuvette de zinc sous le bras, ilressemble maintenant à une marchande de maléfices qui vient de faire,par une averse, ses provisions pour le prochain sabbat et attend qu'onlui ouvre.
J'aime de plus en plus mes amis pour le bon motif. Je ne me hâte pasvers l'inévitable fin, vers le moment où je serai l'amant obligatoire deMadame Vernet, vers l'irrémédiable. Il est heureux que Monsieur Vernetsoit, comme on dit, constamment sur notre dos, et je voudrais lui gardertoujours une affection sans trouble, une estime sans réticences. Je suiscomme les autres. Il n'y a encore que les bons sentiments pour meréconforter. Jamais une saleté morale, même réussie et faisant honneur àmon adresse de préparateur, ne m'a contenté pleinement. L'amitié deMonsieur Vernet m'est chère, et le souvenir de la bonté de son cœurm'impressionnerait dans le mal. Aussi, tandis que les frayeurs de MadameVernet retardent notre chute, et parfois la rendent improbable,j'apporte de mon côté à la réalisation de nos désirs mes caillouxd'achoppement.
Quand, dans ma chambre, nous nous excitons sans mesure, que les caressesirritent notre impatience, et que «cela va tourner au vilain», j'écoute,l'oreille tendue vers l'escalier, un bruit qui nous interrompe. Ilm'arrive de m'arrêter trop tôt, d'être en avance sur le signal d'alarme.
madame vernet
Voyons, n'est-ce pas gentil de nous aimer ainsi?
Comme je n'ai qu'une chaise, je la garde d'abord pour moi, et, frottantmes genoux, j'invite Madame Vernet à venir s'asseoir dessus. Elle n'enest pas encore là et refuse. Je lui cède la place, et nous feuilletonsmes calepins de vers. Elle a remarqué que j'étais «susceptible», et lesapprécie tous en bloc, beaucoup.
henri
En voilà qui ne sont pas mal. Je les ai faits en dix minutes, à troisheures du matin, avant de me coucher. C'est la nuit que je travaille lemieux. Il m'en vient quand je dors. Je me lève, j'allume ma bougie, jemets mes vers sur un bout de papier, et je me recouche. Je me suisrelevé jusqu'à dix fois; ma descente de lit était couverte d'allumettes.
Ceux-ci, je les ai composés sous un arbre, par une pluie battante. Moncalepin était trempé. Mon crayon se délayait, comme quand on écrit avecune plume sur du papier buvard.
Ceux-là? je ne peux pas vous dire...
madame vernet
Pourquoi? pourquoi?
henri
Je les ai tracés sur le dos d'une femme, oui, pendant qu'elle remettaitsa jarretière. C'était un pari. J'ai gagné. Il y en a douze. Vous pouvezcompter. J'en ai fait de plus mauvais.
madame vernet
Quel était l'enjeu?
henri
Le pupitre!
Où vais-je chercher les choses que je dis? Je raconte les origines dechaque vers, ses succès dans le monde, la peine qu'il m'a coûté, et, lesdésignant l'un après l'autre du bout de mon crayon bleu, je bonimente.De ma main libre, je flatte la taille de Madame Vernet, sa joue. Elle merepousse. Je reviens. Nous dévidons de la soie. Quand elle a dit:
— «Ils sont jolis!»
à ma crispation involontaire, elle ne manque pas de se reprendre etajoute:
— «Ils ne sont pas jolis: ils sont beaux!»
madame vernet
Je ne suis pas en peine de vous: vous irez loin.
Je branle la tête et fais l'incrédule.
madame vernet
Si, si, vous irez loin. C'est moi qui vous le dis, et quelque chose quine me trompe pas, j'en suis sûre, me le dit à moi. Victor Hugo est mort:vous remplacerez Victor Hugo.
Cette fois, je proteste:
— «Ah non! permettez, n'exagérons rien!»
Elle insiste, mutine: il me faut céder.
— «Eh bien! oui, là, je remplacerai Victor Hugo. Entendu!»
Elle est sincère, en ce moment, la chère femme! Mais si, dans quinzejours, trois semaines, sa prédiction ne s'est pas réalisée, elle en seratout étonnée, commencera de trouver le temps long, et doutera déjà demoi.
J'efface un à un les péchés de son goût.
madame vernet
Vous devriez me composer une petite bibliothèque qui me seraitpersonnelle.
henri
Volontiers.
madame vernet
Qu'y mettrez-vous?
henri
Madame Bovary, d'abord. C'est l'histoire d'une dame qui est un peucomme vous. Elle ne sait pas ce qu'elle veut et finit par en mourir.
madame vernet
Pauvre femme! Est-ce bien écrit, au moins?
henri
Assez bien, comme ça, oui.
madame vernet
Et il n'y a pas de choses trop fortes?
henri
Des choses trop fortes?
madame vernet
Des saletés, enfin, comme dans Zola.
henri
Non, je vous le garantis. C'est propre comme votre âme, et d'un luisant!Vous pourriez vous y mirer.
madame vernet
De qui est-ce?
henri
De Flaubert, Madame. Flaubert Gustave.
madame vernet
Je connais. Vous m'en aviez souvent parlé. N'a-t-il pas fait un autrelivre qui a un titre drôle, un titre qui m'a frappée: La Tentation desaint Antoine? Ce doit être raide, hein.
henri
Très raide. Je ne vous le conseille pas: vous n'iriez pas jusqu'au bout.
madame vernet
Et après, qu'y mettrez-vous?
henri
Un peu de Balzac?
madame vernet
J'en ai lu. Les descriptions m'ont arrêtée. Est-ce qu'il y a desdescriptions dans tous ses livres?
henri
On en retrouve par ci, par là.
madame vernet
Alors pas de Balzac, si cela ne vous fait rien.
henri
Ça m'est égal. Ce que j'en dis, c'est pour causer. D'ailleurs je suis devotre avis. Les descriptions embrouillent; on perd le fil: c'estagaçant.
madame vernet
Et après, qu'y mettrez-vous?
henri
C'est comme si nous jouions au corbillon. J'y mettrai un peu desGoncourt, un tout petit peu, pour donner du goût.
madame vernet
Je les connais aussi ceux-là. Vous ne faites qu'en parler. Deux frèresqui s'aimaient bien, n'est-ce pas?
henri
Ils s'adoraient.
madame vernet
C'est gentil, ça. Lequel des deux est donc mort, déjà?
henri
Le plus jeune.
madame vernet
Lequel des deux écrivait le mieux?
henri
Le plus jeune, naturellement, puisqu'il est mort.
madame vernet
Qu'est-ce que vous me donnerez des Goncourt?
henri
Renée Mauperin. C'est encore l'histoire d'une jeune fille qui ne saitpas ce qu'elle veut et qui en meurt.
madame vernet
Pauvre fille! Ensuite.
henri
Ensuite Germinie Lacerteux: c'est l'histoire d'une servante.
madame vernet
Oh! non! pas de bonne. Ces gens-là savent-ils aimer?
henri
Voulez-vous Madame Gervaisais? Cela se passe à Rome.
madame vernet
J'aime beaucoup les livres de voyage.
henri
Sœur Philomène. Il s'agit d'une Sœur d'hôpital.
madame vernet
Est-ce qu'il y a des tableaux de la souffrance humaine? Oui? N'enparlons plus. Je me trouverais mal à chaque instant. Qu'est-ce que nousprendrons de Zola?
henri
Rien, à cause de votre odorat. Vous me demandez mon avis: je vous ledonne.
madame vernet
Mais il faut du Zola dans une bibliothèque de choix. Je suis une femmemariée. La délicatesse a des bornes. Ne dirait-on pas que vous me prenezpour une petite fille? Je vous assure qu'il m'est tombé, par hasard,sous les yeux, quelques passages de Germinal et de la Terre, ceuxqui ont fait le plus de bruit, et je ne les ai pas trouvés si «choses».Et puis, en souvenir des beautés de premier ordre, il ne faut pas semontrer sévère pour les taches. Allons, accordez-moi quelques volumes deZola.
henri
Vous les aurez tous, chère femme de mon cœur.
madame vernet
Ensuite.
henri
Tenons-nous-en là pour l'instant. Nous continuerons demain la revue.Nous remplirons encore quelques casiers avec ce qui reste d'écrivains enprose pour dames, et nous demanderons ensuite aux poètes s'ils n'ont pasen réserve quelques poésies de derrière les fagots, pour faire la bonnebouche.
madame vernet
N'oubliez pas au moins qu'un rayon tout entier, capitonné de soie, estdestiné à vos œuvres futures, richement reliées.
henri
En peau de chagrin d'amour, avec des fers spéciaux, ceux que vous m'avezmis au cœur. C'est la grâce que je me souhaite. Allons déjeuner!
Généralement, après déjeuner, nous visitons une église, toutes leséglises que le bon Dieu a fait faire dans les environs. Nous lisonsd'abord les inscriptions des croix. L'épitaphe d'un enfant nous excite àdire: «Pauvre petit!»; celle d'un vieillard, «qu'en somme il était enâge de mourir et qu'il n'a pas à se plaindre: la mort, en ce cas, estplus dure pour ceux qui restent que pour ceux qui partent!»
Nous avons une manière brusque de retirer le pied quand nous marchonspar mégarde sur une tombe, et, prudemment, nous écartons les hautesherbes des sentiers. Une poule noire dérangée s'envole avec un criperçant: nous frémissons.
madame vernet
Ne croirait-on pas que c'est une âme?
monsieur vernet
Elle ne montera pas haut dans le ciel: elle est trop noire.
C'est la première plaisanterie d'une longue série. Nous plaisantonsparce que nous avons vaguement peur. Nous entrons dans l'église enhésitant, comme on s'enfonce dans l'eau froide.
monsieur vernet
On a beau n'être pas dévot: cela fait toujours quelque petite chose.
Marguerite a trempé sa main dans l'eau bénite jusqu'au poignet et nousen offre. Incapable de refuser, j'essuie ma part avec mon mouchoir, etMonsieur Vernet, moins esprit fort, laisse égoutter la sienne au bout deses doigts. Le premier sacrilège seul coûte. Cette insulte à l'eaudivine non suivie d'une punition immédiate nous encourage: nous pouvonsregarder l'église en amateurs, et nous serions hommes à remettre noschapeaux si la fraîcheur ne nous semblait douce. L'église est nue etsuintante, mais la chaire et son escalier sont d'un bois tellement vieuxque Monsieur Vernet parle hardiment de style Renaissance. Il monte entâtant la rampe, ouvre la porte de la chaire, égratigne les moulures,flaire les trous de mites, et n'oublie pas de crier:
— «Mes chers frères!»
— «Oh! Victor! Oh! mon oncle,» disent ensemble Madame Vernet etMarguerite, qui prient à genoux. Je n'en pense pas moins. MonsieurVernet s'en tient là. L'éclat de sa voix l'a effrayé. L'église, personneblessée, a gémi de toute la sonorité de ses voûtes, et Monsieur Vernetdescend, penaud, sa raillerie coupée en deux.
Il regarde respectueusement des vitraux, des crosses, des agneaux frisésaux pattes croisées sous le menton. Ces dames achèvent leur prière. Jeme promène de long en large, mon chapeau me battant les cuisses, etj'admire le catholicisme non comme religion, mais comme poésie. Je faisretentir aussi mes talons sur les dalles pour produire des «échos».
Nous sortons. Marguerite est déjà à son poste, la main pleine d'eaubénite. Mais nous n'en avons pas besoin, puisque nous sortons. Nousécartons le buste avec un merci sec, et, sous le portail même, lestésd'une impression pénible, nous nous couvrons par un geste de défi. Notreimpertinence se redresse comme une herbe foulée. Monsieur Vernet ditleur fait aux curés.
madame vernet
Il faut un peu de religion, mais pas trop. Je trouve ridicules lesdétails, les cérémonies. Je crois en Dieu, voilà tout, et au diable dansune certaine mesure.
Marguerite cueille un coquelicot sur une tombe. Elle le mettrait à soncorsage, si quelqu'un voulait parier avec elle n'importe quoi. Elle enarrache les feuilles écarlates et les fait claquer entre le pouce etl'index.
De mon côté, par négligence ou bravade, je butte contre des mottes, jemarche au bord des allées et j'écrase les pieds des morts.
monsieur vernet
On respire.
Il ferme la porte du cimetière.
Autour du clocher, les corbeaux tracent leurs cercles, poussent leurscroassements, agacent le coq muet, comme pour le provoquer à donner dela voix.
monsieur vernet
Quand ils ne sont pas dedans, ils sont dessus.
Il rit. Nous rions tous.
Il n'est rien de trop simple pour la simplicité de nos goûts. Nous nousarrêtons à chaque ferme afin de boire du lait. Marguerite seule, moinsnaturelle que nous, ose avouer que le lait lui fait mal au cœur.
— «Votre pain est-il noir, ma brave femme?»
— «Oh non, Monsieur, il est bien blanc, au contraire, aussi blanc quecelui du boulanger.»
Nous poussons un «Oh!» de désolation.
La brave femme ne nous comprend pas. Elle ne nous comprend jamais. Ellenous offre des chaises, et il faut employer la force pour qu'elle nouspermette de nous asseoir sur un banc de bois boîteux et poli comme unfront d'enfant, tant il a râpé de culottes, qui le lui ont bien rendu.
La brave femme demeure bouche bée, une chaise dans chaque main.
— «Vous seriez pourtant mieux là-dessus, dit-elle: c'est de la pailletoute neuve.»
Je me lève:
— «écoutez, je vous en supplie, laissez-nous votre banc. Sinon, nousnous mettrons par terre, à la turque, ou en tailleurs. Nous ne sommespas venus ici pour étrenner vos chaises: tenez-vous-le pour dit!»
J'ajoute:
— «Allons! donnez-nous votre pain blanc, puisque vous n'en avez pas denoir, et apportez-nous du lait!»
— «C'est-il vrai que vous voulez du lait, mon petit monsieur?»
— «Mais, ma brave femme, vous n'y êtes plus! Quand on entre dans uneferme, c'est pour boire du lait. Les fermes, ç'a été inventé pour queles gens qui sont à la promenade puissent y boire du lait, quand ilssont las et qu'il fait chaud.»
— «Mais, mon petit monsieur, il n'en reste plus qu'une goutte pourmettre dans notre soupe ce soir. Les vaches ne sont pas tirées.»
— «Tirez-les. Nous attendrons en mangeant une omelette!»
— «Alors il faut que vous attendiez aussi que les poules aient pondu.J'ons vendu tous nos œufs au marché, hier.»
Je promène sur l'assistance un regard découragé.
— «Ce n'est pas la peine de venir à la campagne pour faire comme dansles villes. Soit! Tordez-nous donc le cou à un lapin!»
— «Un lapin? mais, mon bon Monsieur, j'ons point de lapins. Qu'est-ceque j'en ferions donc? Un lapin, ça mange comme une vache; et qué que çase vend? Rien du tout.»
— «à votre tour», dis-je à Madame Vernet, en me rasseyant.
Elle s'y prend mieux que moi, car, pour obtenir de la brave femmequelque chose à manger, elle l'interroge sur ses travaux, ses habitudes,son mode d'existence, et complimente sa bonne mine, sa corpulence.
— «Que vous devez sans aucun doute à l'air pur des champs!»
— «Oh, ma chère petite dame (elle nous trouve tous petits), j'ai passeulement le temps d'aller le respirer!»
— «Vos enfants sont toujours dehors?»
— «Dame! Quoi que j'en ferais donc à la maison, dans mes jambes?»
— «Ils doivent être vigoureux et beaux?»
— «Ils profitent: ce n'est pas parce que je suis leur mère, mais je vousgarantis que, le dimanche, pour aller à la messe, ils sont tapés.»
— «Vous en attendez encore un sous peu?» dit Monsieur Vernet enregardant le tablier de la brave femme, tandis que Marguerite émiette dupain aux poules.
— «Pardon! mon bon monsieur, pas pour le moment. Je suis restée enfléecomme ça de mon dernier!»
«Et pis, dit-elle, quoi que ça sert de se dégonfler à chaque fois pourse regonfler à chaque fois? Je ne suis-t-y pas plus à mon aise enrestant toujours la même?»
Et elle se met à rire, agitant son ventre, secouant ses cottes blanchesde farine.
Monsieur Vernet longe les murs jaunis, inspecte l'intérieur d'unearmoire à lit, des casseroles, des bues, se propose d'en acheter unepour sa cheminée, s'arrête devant les assiettes à fleurs rangéesderrière des lattes de bois.
— «Voulez-vous m'en vendre une, ma brave femme?»
— «Une assiette! pour quoi faire? Seigneur Dieu!»
— «Je la pendrai dans ma salle à manger, et, en la voyant, je penserai àvous. Combien?»
— «Elles m'ont coûté à moi cinq sous, l'une dans l'autre!»
— «En voilà vingt!» dit Monsieur Vernet.
La brave femme se demande pourquoi on lui paie un franc tout entier uneassiette achetée un quart de franc et dans laquelle elle a mangé.
— «Mon bon monsieur, dit-elle, celle-là est cassée: prenez-en uneautre!»
Monsieur Vernet hausse les épaules. Nous sortons, mais nous reviendrons.Nous promettons toujours de revenir.
— «Il n'y a pas d'embarras, dit la brave femme: revenez si vous voulez.»
J'offre à Monsieur Vernet de porter l'objet d'art, l'assiette. Il faitdes façons. J'insiste.
monsieur vernet
Alors, chacun à son tour.
henri
Soit. Mais rappelez-moi le mien: je suis capable de l'oublier.
Bientôt, en effet, je n'y pense plus.
Il y a moins de danger sur la route que dans ma chambre. Marguerite estlà. Monsieur Vernet nous surveille. Nous ne flirtons qu'avec des clinsd'yeux, des chuchotements, des pressions de bras ou des frôlements dehanches. Nous jouons «à celui qui courra le plus fort!» J'enlèveprestement Madame Vernet quand je l'attrape, et je sens son corps pesersur moi. Elle court mal à cause de ses robes et de ses coudes, et pluson est près d'elle, moins elle court vite. Son ardeur décroît comme ladistance qui nous sépare.
Je l'assieds sur une borne, essoufflée; j'attends qu'elle ait reprisvent et je lui tiens des propos qui sont pures bagatelles.
henri
Vous êtes une levrette, une plume, une ombre, et sous votre doux poidsj'ai cru que j'allais mourir.
madame vernet
Holà! que j'ai chaud! Vous me tuez.
Les frisons de sa nuque sont collés par la sueur. Elle trempe ses piedsdans la fraîcheur de l'herbe. Elle fait des efforts de tête pour tirerson cou du col, lève les bras, remue les poignets afin de permettre àl'air d'entrer dans les manches, de se glisser jusqu'aux épaules, de seblottir aux aisselles.
Nous nous amusons comme des enfants sous l'œil amical de MonsieurVernet. Je l'appellerais, à l'exemple de Marguerite, mon oncle, si je necraignais de réveiller en lui le sanglier qui dort. Madame Vernet meprie de respecter au moins son mari, si je ne la respecte paselle-même.
Je prends Monsieur Vernet à part. Son assiette sous le bras, il éplucheune baguette.
henri
Est-elle folâtre, Madame Vernet!
monsieur vernet
Elle ne sera jamais plus jeune.
henri
Vous n'avez pas peur?
monsieur vernet
De qui? de quoi?
henri
Je ne sais pas, mais à votre place je ne serais pas trop, troptranquille.
monsieur vernet
Parce que?
henri
Parce que si Madame Vernet est jeune, je le suis plus qu'elle encore.
monsieur vernet
J'ai une absolue confiance en elle.
henri
Bien. Mais en moi?
monsieur vernet
En vous aussi.
Il me regarde fixement, l'air grave et bon. Ce simple mot, si simple, metouche plus que je ne le voudrais. Je serre la main de Monsieur Vernet.
henri
Vous avez raison, mon cher Monsieur Vernet. Toutefois parlons d'unemanière générale, sans faire de personnalité. Si cela arrivait!
monsieur vernet
J'espère que, d'abord, ma femme vous cracherait au visage.
Il a dit cela d'une telle façon que je me détourne, comme pour éviterréellement un peu de salive. Je souris jaune.
henri
Bien entendu, Monsieur Vernet, il ne peut pas être question de moi.Encore une fois, nous ne faisons que des hypothèses, et, mettant leschoses au pis, nous supposons, et tous deux ensemble, comme deux amis decollège ou de régiment, nous découvrons par hasard que votre femme voustrompe.
monsieur vernet
Alors, je vous fusillerais, dans le dos!
Ainsi, j'ai beau me mettre de son côté, Monsieur Vernet me renvoieobstinément au camp ennemi. J'ai poussé trop loin dans son âme laperquisition. En l'interrogeant, j'ai peut-être tout avoué.
Mais non, je badinais, n'est-il pas vrai? et je ris au point que mesdents claquent. C'est le frisson de la petite mort qui passe.
Nous sommes sur une belle route blanche, en plein jour, en plein soleil,entre deux haies qui nous pénètrent de leurs émanations odorantes, etmon cœur bat, pris de panique, comme par une nuit noire peuplée decauchemars.
Ç'a été court.
— «Cet Henri, crie Monsieur Vernet à sa femme, a des idées d'unbiscornu!»
Je ne le laisse pas achever, et, leurs mains à tous deux en paquet dansles miennes:
— «Mes chers amis! finisse plutôt ma vie que notre bon accord!»
madame vernet
Qu'est-ce que vous avez?
henri
Rien que la joie de vous avoir connue. Rien que du bonheur plein moi.
Je suis heureux qu'un mendiant vienne au-devant de nous. Il a entendumon appel. D'ordinaire, nous ne donnons jamais au mendiant de tout lemonde. Ce n'est pas dans nos idées. Le rêve de Madame Vernet, parexemple, serait d'avoir un pauvre pour elle seule, qu'elle irait voirdans sa mansarde, au-dessus de beaucoup d'étages, un pauvre dont ellesurveillerait la moralité, qui n'accepterait rien des autres, et que peuà peu elle ferait riche.
— «Allons, dis-je, pour une fois!»
Et je tire de ma poche le porte-monnaie de Monsieur et Madame Vernet,qui s'y trouve «justement».
Nous rentrons à la maison, traînant nos pieds dans la poussière,contents de la journée, avec une lassitude, une faim, une soif de«chiens».
Nous sommes sur le bateau des Cruz imprégné, quoique lavé ce matin àgrande eau, de la fade odeur des congres. Au fond du bateau, à l'endroitoù sont d'ordinaire les mannes de cordes, nous avons serré des paniersde provisions. Monsieur Vernet nous a prévenus:
— «C'est effrayant ce qu'on mange en pleine mer!»
Le père Cruz assis à la barre et un de ses hommes debout sur l'avantnous regardent en dessous et se font des signes. Une gaîté turbulentenous anime, et, comme dit Cruz, chacun lance, à son tour, une rognure dechanson. Des marsouins tournent au loin leurs roues noires, et Cruzleur crie: «Cousin Jean! cousin Jean!» obstinément, pour les faire venirà bord.
Mon père avait cinq cents moutons;
J'en étais la bergère!
chante Monsieur Vernet d'une voix à effrayer les loups.
Je suis moins communicatif. Madame Vernet m'inquiète. Elle a pâli,sourit hors de propos, tantôt bâille au vent, tantôt, les lèvrespincées, semble retenir de force un secret. Adroitement, elle prépareson public.
— «Je sens que je vais peut-être avoir le mal de mer!» dit-elle.
à ces mots, elle se retourne et vomit.
— «Soutenez-lui la tête, dis-je à Monsieur Vernet!»
— «Bah! dit-il, ça lui fait du bien.»
Les pêcheurs rient, sans oser rire, le menton dans leur tricot.
Marguerite s'approche de Madame Vernet, lui murmure quelques mots degarde-malade, s'installe à côté d'elle, et leurs cœurs se soulèventensemble suivant un rythme lent.
chante M. Vernet.
Je fais, couché sur le dos, la théorie du mal de mer, avec des phrasesparesseuses, rampantes sur ma langue, coupées de silences, de soupirs etde sifflements qui soulagent:
«Le mal entre par les yeux. Il faut regarder l'horizon. Quand on n'a pasmangé, on est moins facilement malade et on souffre plus. Quand on amangé, le mal vient vite et s'en va de même. Il arrive qu'on ne l'a pasdurant une longue traversée. Tel autre jour, c'est au port même qu'onl'a, par un temps calme.»
— «Vous ne l'aurez pas aujourd'hui, me dit le pêcheur Cruz: vous avezbonne mine!»
Mais, tout de suite, je fais pendant à ces dames, la tête secouée sur lebord du bateau, tandis que Monsieur Vernet enfle sa voix vengeresse:
Il plaisante, infernal, nous remercie de donner aux poissons,d'économiser chez le pharmacien. D'un bord à l'autre, entre deuxnausées, nous nous demandons de nos nouvelles, ces dames et moi.
— «Ce n'est rien, cela va mieux: quand c'est fini!»
— «Ça recommence!» dit Monsieur Vernet, qui interrompt nos condoléances,jouit de notre mal comme d'une haine satisfaite, et crie à tue-tête:
Il s'arrête, tousse, crache, dit: «J'ai avalé de travers!», et prend sesdispositions à côté du pêcheur Cruz, le buste hors du bateau, la figurefouettée d'embrun au choc des lames, prêt à tomber, bon à noyer.
C'est la débâcle des estomacs. Le bateau bondit, se cabre. D'un coup debarre, Cruz donne debout dans une vague qui retombe en pluie fine,mordante, acidulée et bénit notre agonie.
Le bateau conduit à leur dernière demeure des moribonds ramassés çà etlà. Nous roulons de bâbord à tribord nos têtes décolorées. Quand jeheurte Madame Vernet:
— «Pauvre amie!», lui dis-je.
Elle me répond:
— «Pauvre ami!»
Et nous repartons, chacun en quête d'un coin de terre ferme.
Le marin de Cruz, larguant une voile, meurtrit nos pieds; puis, surnotre invitation, tous les deux se mettent à manger, et il nous sembleque c'est nous qu'on gave de nourriture, à coups de pilon dans la gorge,sur notre cœur, qui se gonfle, étouffe!
— «Dites, Cruz, sommes-nous loin du port?»
— «Dame! Monsieur Vernet, j'avons vent debout, j'avons pas ventarrière!»
— «Mon brave Cruz, n'allons-nous pas bientôt rentrer?»
— «Oh! si j'étions attaché au cul d'une vapeur, j'en aurions à peinepour une heure, ou le quart moins d'une heure!»
— «Mon bon papa Cruz, serons-nous arrivés avant la nuit?»
— «Mais, ma chère petite dame, bien sûr que oui, si j'avions pas lecourant contre nous!»
Renversant nos têtes lourdes, de métal, nous apercevons le phare et salanterne incendiée par le soleil couchant. Il est là, tout près, lephare! Il suffirait d'allonger le bras pour s'y cramponner. Mais la nuitvient. Le soleil disparu, le phare allume sa lanterne, et entre nous etlui la distance reste la même. Nous renonçons au port, et, nos maux unpeu calmés, nous entrons dans une vie de songe. Une demi-nuit nousenveloppe. Les lueurs du falot illuminent la voile, et le bateausoulève, par gerbes, les fleurs de feu de la mer. On n'entend que lebruit du flot, ce bruit d'un tapis qu'on secoue, et le mâchement desdeux marins, qui mangent encore, accroupis sur les paniers de provisionset les bouteilles. Les membres cotonneux, nous ne savons plus où nousallons. Il nous serait égal de mourir.
— «J'en ons encore pour une heure!», dit parfois le pêcheur Cruz, etlongtemps, un siècle après, il ajoute:
— «Oui, je crois que dans une heure, une heure et demie, le port ne serapas loin!»
Qu'est-ce que cela nous fait? Qu'il nous laisse sommeiller, perdreconscience!
J'ai un puits creusé dans le corps, et je me tiens, de toute ma force,immobile.
J'ai rencontré, dans l'ombre des couvertures, la main de Madame Vernetet je la garde. Elle est toute petite, sans frémissement, comme morte.
Bordée par bordée, Cruz avance tout de même. Sa voix lointaine nousrenseigne.
— «Un peu de plus, je vous jetais sur les rochers.»
Il cherche à mettre en place les feux du port, qui doivent nous regardercomme des yeux de chat.
Il faudra un treuil pour nous déposer à terre. Quand le bateau se cogneà la cale, c'est une grande surprise. Je veux aider Madame Vernet à serelever, mais cette main que je tenais est celle de Marguerite.
Je m'en étonnerai plus tard. Nous prenons possession du sol comme desconquérants ivres.
— «à une autre fois!»
— «Oui, à une autre fois!»
Car nous recommencerons. On a le droit de se distraire dans la vie.
Toute tangante encore, comme un mouton qui a un ver dans la tête, MadameVernet monte en peignoir à ma chambre.
henri
Avez-vous bien dormi?
madame vernet
Monsieur Vernet n'a fait que gigoter, et je suis comme s'il m'avaitbattue.
henri
Le mal de mer réconcilierait les chairs les plus ennemies.
Car nous nous disputons, amants véritables, pour bien nous prouver notreamour. Une fois, j'ai tiré la targette de la porte, et je n'ai ouvertqu'après trois appels coulés dans la serrure. Une autre fois, il m'afallu lui demander longtemps:
— «Qu'avez-vous? qu'avez-vous?»
Elle ne me répondait pas, et regardait au loin par l'œil-de-bœuf,sorte de statue de la Bouderie en négligé du matin.
Nous nous devenons insupportables. Notre contrainte nous exaspère.Madame Vernet a assez joué à la muse. J'ai suffisamment appréciél'excellence de son âme.
— «D'abord, dis-je, moi je ne travaille plus!»
madame vernet
Suis-je une femme frivole, et pensez-vous que cette situation ne me soitpas aussi pénible qu'à vous? Je vous aime, je vous l'ai avoué: je vousle redis.
henri
Prouvez-le-moi. Ne vous ai-je pas accordé un assez long sursis? Jusqu'àquand ferez-vous la fleur qui se referme quand on la touche? Est-cepour donner plus de prix à vos faveurs que vous les économisez avecladrerie? Vieux jeu, ça! Madame. La peur de perdre vous fait tricher.
madame vernet
Ne commencez pas à mettre votre malice en calembours. Je vous ai dit: «àParis», et je n'ai qu'une parole.
Elle a raison. Elle ne peut pas tomber là, en fille, sur une chaise. Lachute d'une femme comme elle exige des préparatifs, un cadre, plus desécurité, la certitude que nous pourrons tranquillement réparer ledésordre de notre toilette. Je m'entête pour la forme. Je lui montre unefeuille de papier blanc sur ma table.
henri
Elle est là depuis huit jours. Ma plume me paraît lourde comme uninstrument de travail, et vous m'avez mis dans un tel état d'énervementque j'ai perdu le goût des belles lectures.
madame vernet
C'est ce qui me désespère. Dieu m'est témoin que je ferais à l'instant,s'il le fallait, si c'était une chose possible, le sacrifice de montriste honneur pour vous sauver. Je vous le déclare sans rougir, je melivrerais sans hésiter, quand je vous vois ainsi désœuvré, arrêté dansvotre œuvre par ma faute, et je cherche, oui, je voudrais trouverl'oreiller où pourront se poser nos deux têtes.
L'oreiller où pourront se poser nos deux têtes!
J'incline la mienne sur son épaule.
— «Vous m'aimez-donc?»
— «Pas comme tu crois!»
Nous nous balançons, nous soutenant l'un l'autre, et, poursuivi, jusquedans mes expansions, par je ne sais quel esprit de cabotinage, jeremarque dans un vieux morceau de miroir pendu à une planche l'effet denotre accouplement.
J'ai la joue collée au cou puissant de Madame Vernet et le nez enfouidans l'ouverture de son peignoir.
— «Je vous crois, dis-je, et j'attendrai avec confiance; mais au moinsdonne-moi tes lèvres.»
— «Tiens, tiens vite!» dit-elle, aux écoutes.
C'est une religieuse qui embrasse son cousin, à travers une grille, dansun parloir.
Toujours prudente, elle a entr'ouvert la porte. Je ne me presse pas, etje prends, j'aspire, ma poitrine dans la sienne, ce qu'elle m'abandonnede souffle humide.
— «C'est ça, c'est ça que tu veux?»
— «Tais-toi!» lui dis-je, les dents serrées.
Nos lèvres se remêlent dans un baiser qui n'en finit plus, douloureux àforce d'être long, amer parce qu'après il n'y aura rien, un baiser quinous laisse trop le temps de penser à autre chose.
Enfin le pas de Monsieur Vernet nous dérange: en hâte nous nousefforçons à l'insignifiance.
monsieur vernet
Bichette, as-tu fait la commission à Henri?
madame vernet
Tiens, je n'y pensais plus.
Ils sont embarrassés et se passent la parole l'un à l'autre.
— «Dis, toi!»
— «Dis plutôt, toi!»
madame vernet
Mais nous allons être indiscrets.
henri
Je vous arrêterai à temps: allez toujours.
madame vernet
Voilà: Marguerite désire prendre des leçons de natation, et comme il n'ya pas de moniteur ici, nous avons pensé à vous.
henri
Pour lui en faire venir un.
madame vernet
Pour le remplacer.
henri
Pour être le professeur de nage de Mademoiselle Marguerite?
madame vernet
Oui.
henri
Tiens!
madame vernet
Vous voyez: cela vous ennuie.
henri
Pas du tout, mais je me demande si je serai à la hauteur de mesfonctions: j'apporterai la bonne volonté nécessaire.
madame vernet
Elle n'abusera pas de vos instants.
Je me gratte le menton:
— «Et, dis-je, flanquant chacun de mes mots d'un point d'interrogation,vous ne trouvez pas que c'est un peu...?»
Madame Vernet hoche la tête:
— «Cela se fait: c'est reçu!»
monsieur vernet
Quel mal y a-t-il?
Ils me rassurent.
madame vernet
Le monde n'est pas méchant à ce point.
monsieur vernet
Je me moque du monde.
Honteux de mes vilaines idées, de me montrer le plus immoral des trois,je m'écrie:
— «Parfait: nous sommes chez nous. Que ceux qui ne sont pascontents»— «aillent le dire à Rome!» conclut Monsieur Vernet, quisouvent me prend, preste, mes expressions à même la bouche.
madame vernet
Sera-t-elle heureuse, cette chère Marguerite! J'ai toujours regretté dene pas savoir nager. Si j'étais plus jeune vous auriez deux élèves. Maisil est trop tard, n'est-ce pas, Victor?
monsieur vernet
Ce n'est pas que tu sois vieille, mais je t'accorde que cet exercicen'est plus de ton âge. Non que je le trouve inconvenant; maisfranchement, c'est moins l'affaire d'une femme mariée que d'un hommecomme moi, par exemple, et, mon cher ami, quand vous aurez un petitmoment, une minute, après la leçon de Marguerite... Oh! sur le dosseulement. Le reste me connaît.
henri
Entendu, cher Monsieur Vernet. Mes bras vous seront ouverts.
madame vernet
Je vous regarderai, moi.
monsieur vernet
Cela vaudra mieux. Qu'en pensez-vous, Henri?
henri
En effet, quoique, après tout...
monsieur vernet
Je méprise autant que vous l'opinion des autres; mais il y a des bornes.
henri
Vous avez raison.
Déjà, comme professeur, je vante ce que j'enseigne. Il est despasserelles vermoulues. On peut tomber au milieu d'une rivière. Quefaire?
monsieur vernet
Si quelqu'un se noie sous nos yeux...
henri
Il faut le laisser se noyer, Monsieur Vernet. N'allons pas si vite.Votre bon cœur vous emporte. Ne tentez jamais la mort.
monsieur vernet
C'est vrai. Quand commençons-nous?
henri
Demain, si vous voulez.
monsieur vernet
C'est dit. J'appelle Marguerite pour lui annoncer la bonne nouvelle. àpropos, est-il besoin de quelque appareil?
henri
Non, j'opère seul, sans outil, les manches simplement relevées. Tout lemonde peut voir: rien dans les mains, rien dans les pieds. N'achetezqu'une ceinture pour Marguerite, vous savez, une ceinture degymnastique, avec un anneau, une boucle où je puisse mettre mon doigt.
Elle est singulière. Elle ne fait pas de mots. Elle n'a pas une théorieà elle sur l'homme, l'amour et le mariage. Elle joue, et, si je pose, nes'en aperçoit pas. Nous parlons de son couvent, des chères sœurs, deses amies, et nous nous adressons mutuellement des questions degéographie et d'histoire. Il m'est impossible d'en obtenir uneconfidence graveleuse, dont elle me chatouillerait le creux de l'oreillecomme avec une plume. Elle ne cache rien. Elle ignore. Je tâche deconnaître sa pensée de derrière les reins: elle n'en a pas. C'estsurprenant! Elle sort du couvent et n'est point corrompue jusqu'auxmoelles. Elle a lu sans les comprendre les inscriptions des cabinets;elle a passé entre les mignarderies perverses des petites amies et lessensuelles chatteries des sœurs, candide, toute fraîche. Voilà qui medéroute.
Je m'acharne en confesseur.
— «Qu'est-ce que vous faisiez au couvent?»
Elle recommence avec volubilité:
— «On se levait, on priait, on mangeait. On repriait, on faisait laclasse, on cousait, on jouait, on se couchait.»
— «C'est tout?»
— «Oui, êtes-vous drôle?»
Je regarde au fond de ses yeux, penché au bord de leur eau claire.
— «Qu'est-ce que vous avez à me fixer ainsi comme ça? Vous voulez jouerà celui qui fera baisser les yeux de l'autre?»
Nous nous obstinons. J'en ai mal aux prunelles. Elle veut avoir ledernier regard. J'ai affaire à une rouée vicieuse, qui déjà, peut-être,connaît l'homme. Elle n'en a pas peur, et j'ai du bleu au bras autantqu'une femme de lettres à ses mollets. Car nous luttons pour nousreposer de nos causeries instructives.
Le combat s'engage par de petites tapes vite lancées, aussitôt rendues.Les coups de poing suivent, enfin l'empoignement. Elle me donne de latête en plein estomac. Je mets la main sur mon cœur, j'aspire unebouffée d'air, et je dis: «Fameux!»
Dans les entr'actes, nous faisons rouler nos biceps; puis on se reprend,front contre front, les poignets tenaillés, les jambes nouées. Si je lasoulève comme un plomb, elle mord.
— «Ah! dis-je en m'asseyant par terre, quand vous aurez un mari, çatapera dur.»
— «J'en veux un fort!» dit-elle.
— «Fort et gros, un percheron: de quelle couleur? brun, naturellement!»
— «Non, plutôt noir, avec de la barbe!»
— «Vous n'aimez pas les rouges?»
— «On dit qu'ils sentent mauvais!»
— «Merci!»
— «De rien. Encore une partie: voulez-vous?»
— «Encore une!» dis-je résigné.
Et pareils à des béliers furieux qui cossent, nous nous chassons d'unbout du jardin à l'autre, frappant du pied le sable qui crie, poussantdes clameurs, grinçant des dents, sauvages.
Monsieur et Madame Vernet font des paris. Celle-ci intervient.
madame vernet
Tu assommes Monsieur Henri!
henri
Laissez-la.
madame vernet
Jouez donc, enfants que vous êtes, jouez à perdre haleine.
à vigoureux coups de genoux, Marguerite me fait faire le tour du jardin.Je me crois au cirque. Je baisse et redresse brusquement la tête, encheval savant, et je mets les deux pieds sur les plates-bandes.
Ensuite, il faut sauter à la corde, exécuter des doubles, fournir duvinaigre. Enfin Marguerite se rend. Elle se couche sur le ventre, dansl'herbe, le souffle haletant et bat la mesure du bout de ses bottines, àpetits coups, de plus en plus espacés, jusqu'à ce que le pied retombemollement pour ne plus se relever.
Sa lourde natte de cheveux s'immobilise comme un reptile qui digère ets'endort.
monsieur vernet
Quelle gamine!
madame vernet
O jeunesse!
henri
Quelle forte fille!
monsieur vernet
Et rieuse!
madame vernet
Et pas méchante!
henri
Et bonne!
monsieur vernet
Et aimante!
Nous défilons le chapelet aux perles blanches.
monsieur vernet
Toutefois, je ne la crois pas des plus intelligentes.
henri
Et ne trouvez-vous pas, vous, Madame Vernet, qui la peignez, qu'elle adans ses cheveux... une odeur?
madame vernet
En outre elle est trop grasse. Hier soir je suis entrée dans sa chambre:la petite dormait, les poings fermés, la bouche en ballon. J'ai relevéle drap: elle a au ventre et aux cuisses des plis de chair qui fontpeur.
henri
à son âge! quel malheur!
madame vernet
Elle deviendra grosse.
monsieur vernet
énorme!
henri
Difforme!
Nous défilons le chapelet aux grains noirs.
Aujourd'hui, premier tripotage de Mademoiselle Marguerite, jeune fillede bonne famille, par Monsieur Henri, homme de lettres. Des deux, c'estmoi le moins hardi.
madame vernet
Il faut que ce soit vous pour qu'on vous confie un tel lys.
Par quel bout vais-je la prendre?
La petite plage a son aspect accoutumé.
Le phtisique sur son pliant se tourne mélancolique et pâle vers lesoleil, et déjà les Vilard se font des gracieusetés dans l'eau. Au pieddes cabines, c'est un campement de messieurs qui se sèchent dans leurspeignoirs, ou de dames qui travaillent, et après chaque point detapisserie regardent le ciel. Mais un mouvement d'attention se produit:il va se passer quelque chose.
henri
êtes-vous prête?
marguerite
Voilà! voilà!
Sa ceinture de gymnastique lui serre les reins. Elle saute hors de sacabine en faisant piaffe, me donne un bout de doigt que je saisis au volcomme un écuyer, et nous nous élançons vers la mer.
— «Tiens! tiens!»
Quel étonnement!
Nous aimantons les regards. Marguerite jette, à la sensation de l'eaufroide, quelques ruades qui font valoir sa jeune croupe, frappent enplein dans la surprise de tous, emportent le morceau.
— «Du calme! lui dis-je, s'il vous plaît.»
Mais elle me tire, m'entraîne, m'éclabousse. Je suffoque, car j'ail'habitude, au bain, de craindre l'eau comme le feu, de prendre mesprécautions avec la vague, de me livrer à elle portion par portion. Jem'y assieds ainsi que dans un fauteuil, en me relevant deux ou troisfois comme si je l'essayais. Quand «j'en ai au ventre», je m'arrête.C'est le passage difficile. J'imite, de la bouche, le bruit d'un pot quibout. Il me semble qu'on me coupe en deux avec un fil à beurre glacé, ouque je change de chemise dans la rue, au mois de décembre, les braslevés, enfilant des manches de neige.
D'un coup Marguerite a changé ma méthode. Nous barbotons, et je mecramponne à elle pour la soutenir.
— «N'ayez pas peur!» lui dis-je.
Elle n'a pas besoin d'être rassurée, et, battant l'air à tour de bras,elle fait un tapage de phoque en récréation.
— «Mademoiselle! permettez!»
Docile enfin, elle me tourne le dos. Je passe un doigt sous la boucle desa ceinture, et je promène mon élève sur le flot, en lui donnant desexplications.
— «Levez le menton. Creusez les reins. Les pieds ensemble! Doucement lesmains!»
Elle fait ce qu'elle peut, se dépêche, avale de l'eau salée, crache etme déséquilibre à coups de talon dans les jambes.
Le phtisique a approché son pliant près du bord. Je pense qu'on rit surla plage de moi surtout, de ma maladresse de professeur. J'ai envie delaisser Marguerite couler au fond et de m'en aller nager au loin.Vraiment, malgré mes explications et sa bonne volonté, elle exécute lesmouvements de travers. Je lui donne des claques sur ses mollets, sesépaules, sur tout ce qui ressort.
— «Mademoiselle, ne vous mettez donc pas en chien de fusil!»
Tantôt elle se dresse et prend pied; tantôt sa tête retombe, et je lalui soutiens en creusant ma main sous son menton. Elle tourne dans laceinture trop large. Ça ne va pas du tout. Je voudrais être à cent piedssous mer! J'ai contracté un engagement qu'il me faudra tenir. Cettenuit, sur mon lit, je préparerai mon cours, en faisant avancer etreculer ma couverture de voyage, roulée dans sa courroie.
— «Mademoiselle, vous vous fatiguez. Assez pour cette fois. Allezvous-en!»
— «à mon tour!» me crie Monsieur Vernet, qui attendait assis sur lesgalets.
— «Ah! mais non! ah! mais non! Demain, un autre jour!»
Je fais le sourd, m'étire, et je m'éloigne du côté du large, coupant lalame rageusement, avec un grand bruit dans les oreilles pareil à unéclat de rire.
La leçon de Marguerite est le spectacle du matin. Les baigneurs nemanquent pas d'y assister. Ils jugent des poses. Je ne suis pointmécontent: Marguerite progresse, et, il faudrait être de mauvaise foipour le contester, je connais mieux mon affaire. Mes études dans mamansarde, mes exercices de cabinet donnent un excellent résultat, et jesuis en possession de mes moyens. Afin de me consacrer entièrement àl'instruction de Marguerite, j'ai écarté Monsieur Vernet, en lesoutenant mal, en lui faisant boire une gorgée d'eau, en lui montrant,par un tremblement factice de tout mon corps, qu'il était de trop etque, s'il s'obstinait, je mourrais à la peine.
Au contraire, j'ai dit à Marguerite:
— «Je veux vous soigner et faire quelque chose de vous.»
— «Oh! dit-elle, apprenez-moi bien à nager!»
Je n'éprouve plus, à la manier, la gêne du premier jour. Mes mains vont,viennent librement. Moins de paroles! Des exemples.
Je ne dis pas:
— «Faites marcher les jambes!»
Mais, d'une main, la tenant fortement par la boucle, de l'autre jeprends un de ses pieds, je l'amène jusqu'à la cuisse et le renvoie avecvigueur. Je le lâche lorsque le mouvement est exécuté d'une manièresatisfaisante, et je dirige l'autre jambe. Je surveille aussi avec uneattention continue le jeu des bras. J'ai remarqué qu'en l'aidant par lementon, j'affectais douloureusement les muscles de son cou. Ce seradésormais sous la poitrine même que je plaquerai solidement ma main.
— «Appuyez-vous ferme!» lui dis-je.
Et elle s'appuie, confiante, écrase entre mes doigts ses seinsdélicats.
Après l'exercice sur le ventre, l'exercice sur le dos. C'est notresuccès. En quelques séances, nous sommes parvenus à nous étonner.
— «Bombez la poitrine!»
Je n'ai plus le ton rogue, la mine ennuyée. Mes paroles se sont ouatées.On ne prend pas les jeunes filles avec du vinaigre. Une main sous seshanches, l'autre sous ses épaules, je l'installe commodément sur lavague.
— «Vous me tenez, au moins?»
— «Je vous tiens. Bombez, bombez!»
Et je ne la tiens plus. Elle flotte seule, légèrement prise d'effroi, etme regarde avec de bons gros yeux doux qui implorent, le souffle mesuréselon mes ordres.
Je m'éloigne un peu et je fais signe à Monsieur et Madame Vernet:
— «Mon œuvre!»
Ils sourient:
— «Voilà du merveilleux!»
Mais ce n'est pas tout. Je saisis avec précautions dans mes mains lespieds de Marguerite, et je les pousse, évitant les heurts, les crêtes devague. Elle navigue comme un radeau, comme sur des roulettes et fermeles yeux sous un rayon de soleil. Nous nous promenons ainsi le long durivage. Nous excitons l'admiration, l'envie, et je suis persuadéqu'autour de nous on se retient pour ne pas applaudir.
Dès que Marguerite s'oublie et se creuse:
— «Bombez! ou je lâche tout!»
Elle se cambre d'épouvante, la tête enfoncée, la ligne de flottaison auxcoins des yeux et des lèvres, les seins et le ventre à fleur d'eau.
Si elle était plus pâle, si ses cheveux se dénouaient, si ses mains neflattaient pas la vague près de sa hanche, comme le dos d'un animalqu'on sait méchant, j'aurais l'air de ramener Virginie morte à sesparents.
Moi, je ne pense pas à mal. Et elle?
Du bout des ongles, je fais «guili, guili,» à la plante de ses pieds.Aussitôt elle m'échappe, agite les bras, veut s'accrocher à quelquechose, et disparaît.
Quand je l'ai relevée et qu'elle a rendu avec effort toute l'eau bue:
— «Je ne veux pas que vous me fassiez des chatouilles», crie-t-elle.
— «Chut! dis-je, taisez-vous!»
Mais frémissante, comme une vierge de chapelle qui s'animerait tout àcoup sous la piqûre d'une araignée, par son attitude elle redouble maconfusion.
— «Hum!»
C'est, sur la butte, Madame Vernet qui doute. Lasse, Marguerite estallée se coucher. Je dis avec chaleur combien je suis fier de sonapplication et de son travail. Monsieur Vernet fait les dix pas, etfume. Sa cigarette scintille dans l'ombre, éclaire ses moustaches, sonnez.
henri
Voilà une réticence significative. Ce «hum!» m'en fait deviner long.Trouveriez-vous mon enseignement médiocre?
madame vernet
Je ne dis pas cela.
monsieur vernet
Alors qu'est-ce que tu dis? Depuis quelques jours tu fais ta mystérieusetête de bois. Pourquoi?
madame vernet
Ne suis-je pas un peu la mère de Marguerite, mon ami?
monsieur vernet
D'accord. Ensuite? Te déplaît-il maintenant qu'Henri lui donne desleçons de nage? N'avions-nous pas réglé cette question d'une façondéfinitive sous le double rapport de l'hygiène et des convenances?
madame vernet
Sans doute, et, bien que j'entende, moi, femme dont l'oreille est plusfine que la vôtre, des mots à double sens, malicieux, ce n'est pas celaqui m'inquiète, et je ferais volontiers fi des médisances si Margueritene prenait ces leçons,—je puis, je voudrais me tromper, mes chersamis,—avec un peu trop d'ardeur.
Nous ne répliquons rien, intrigués. Madame Vernet continue. Elle aproduit son effet et laisse tomber sa phrase comme avec uncompte-paroles.
madame vernet
Encore une fois, il est possible que je voie mal, que ma sollicitudetrouble ma clairvoyance; mais j'ai noté dans ma chère nièce unchangement, un je ne sais quoi de nouveau qui m'alarme, et j'ai voulu encauser avec vous amicalement, avec toi, Victor, qui es un homme de bonsens, avec Monsieur Henri, qui n'est pas un fat.
monsieur vernet
Bah! tu rêves. Laissons cela!
henri
Parlons-en au contraire: c'est grave. Alors, vous croyez, chèreMadame?...
madame vernet
Je n'en suis qu'aux faibles indices. Je ne veux rien affirmer. Je désireseulement que des précautions soient prises s'il vous paraît qu'il y apéril. Raisonnons, cherchons ensemble.
Nous nous asseyons à côté d'elle, sur le banc, sérieux. Madame Vernetpoursuit l'information, et sa voix tremble. Elle affecte une grandeliberté d'esprit, tâche de discuter sans prévention, et se montre àpropos optimiste.
madame vernet
Je ne parle pas du plaisir qu'elle éprouve à sa gymnastique de chaquematin, c'est naturel. Mais quand nous allons à la pêche aux crevettes,n'est-elle pas toujours près de Monsieur Henri? Elle le suit de rocheren rocher, de mare en mare. C'est au point qu'elle promène son filet àl'endroit même où Monsieur Henri a déjà fait passer le sien. Cependantelle est sûre de n'y trouver aucune crevette, puisque Monsieur Henri lesa toutes prises.
monsieur vernet
Possible.
henri
N'ai point observé ça.
madame vernet
Monsieur Henri, vous êtes dans votre rôle de jeune homme: on n'a rien àvous dire. Mais quand nous cherchons des coquillages, c'est plusfrappant. Vous vous traînez côte à côte, genou à genou. Vos deux frontsse touchent. Avez-vous assez de coquilles, elle n'en veut plus. Si vousen ramassez, elle se remet à quatre pattes. Comment expliquez-vous cela?
monsieur vernet
Par sa naïveté.
henri
Moi aussi.
madame vernet
Donnez-vous la peine de voir ce qui est aveuglant. Si vous dites desvers, elle ouvre la bouche, fascinée, le temps que ça dure. Elle en estlaide, la pauvre petite. Ne s'est-elle pas permis de déclarer qu'elleles aimait? à seize ans! Quand vous partez et que raisonnablement ellene peut pas vous suivre, sa figure se décolore, comme si d'une passemagnétique vous lui aviez enlevé son teint de fille rouge qui a un coupde sang, qui a des habitudes d'ivrognerie. Je ris, tant c'est bête!
henri
Vous me confondez, bonnement.
monsieur vernet
C'est drôle!
madame vernet
J'achève. Répondez-moi, sincères! à chaque instant, je suis obligée del'appeler, de courir après elle, pour compter le linge, m'aider auménage. Marguerite devient stupide. Un détail encore! Hier, à déjeuner,je vous ai donné un coup de serviette sur la tête en vous disant:«Faites donc couper votre barbe! vous êtes horrible à voir!»— «Je netrouve pas!» a dit Marguerite sournoisement, le nez dans son assiette.L'avez-vous entendue? Mes bras en sont tombés.
monsieur vernet
Un mot! Ou ce que tu nous racontes est faux, et tu chantes, ou c'estvrai, et dans ce cas, qu'importe? Henri est un honnête homme.
madame vernet
Il ne s'agit pas de Monsieur Henri. Il n'est pas en danger. Il a cequ'il faut pour se défendre. Il ne m'a pas chargé de le surveiller, etil pourrait me faire sentir poliment mon indiscrétion. Je ne songe qu'àcette petite Marguerite, qui sans s'en douter, la pauvre! s'estpeut-être je le crains! hélas! irrémédiablement compromise.
Monsieur Vernet s'épanouit au clair de lune. Une idée lui est venue dontil nous fait part:
— «Si Marguerite est compromise, nous les marierons. Mon gaillard,répondez!»
Je m'en garde, et me dandine gauchement.
madame vernet
Victor, on ne peut pas parler gravement avec toi.
Elle s'appuie du coude au banc, boudeuse.
monsieur vernet
Pour l'âge et la taille, ils iront. Je les vois descendant les marchesde Saint-Augustin. Marguerite a de la fortune pour deux.
madame vernet
Heureusement Monsieur Henri a de la fierté.
Elle vibre comme en communication avec une pile et se tourne de moncôté, afin que je reçoive l'éloge en plein visage.
monsieur vernet
N'apporterait-il pas son talent, son avenir?
madame vernet
Si tu crois qu'il faut à Monsieur Henri une femme de ce genre!
monsieur vernet
Elle en vaut une autre.
madame vernet
Est-ce qu'elle le comprendrait? Comme corps, c'est un paquet; commeintelligence, tranchons le mot, c'est une bûche.
monsieur vernet
Je te trouve sévère; mais il est certain que si tu la déprécies, tu endégoûteras Henri.
Je me balance toujours en ricanant, et j'attends que quelqu'un de bonnevolonté me souffle une réponse, dépité parce que je dois refuser legâteau qu'on m'offre.
— «Venez à mon secours!» dis-je à Madame Vernet.
— «Véritablement, dit-elle à Monsieur Vernet, vous me stupéfiez parvotre légèreté. Vous jetez votre nièce dans les bras de Monsieur, etj'en rougis pour vous. Je m'étonne que vous osiez employer ce procédédevant moi.»
monsieur vernet
Ne te fâche pas. On ne peut plus rire?
Madame Vernet, qui s'était levée dans son indignation, se rassied, et,les mains jointes:
— «Pauvre petite Marguerite!» dit-elle avec un commencement de sanglot.
monsieur vernet
Est-ce qu'elle va pleurer? Mais, Blanche, tu sais que je ne veux pas tecontrarier.
Il lui prend les mains. Elle les retire, se tord les bras et se renverseen arrière.
monsieur vernet
Ce n'est rien: ne perdons pas la tête, ne perdons pas la tête!
Il la perd, car on dirait d'une femme qui se trouve mal qu'elle semeurt.
Comme c'est «ma première crise», je me demande ce qu'il faut éprouver.
— «Voulez-vous que j'aille chercher de l'eau?» dis-je.
monsieur vernet
Restez plutôt. Empêchez-la de se briser contre les murs. Je croisqu'elle a un flacon dans son sac de voyage.
Il nous laisse.
Madame Vernet enfonce ses ongles dans son corsage pour le délivrer,mettre à l'air sa poitrine, que la dyspnée enserre. J'écarte ses bras,qui se referment, et je l'appelle haut: «Madame! Madame!» et bas: «Machérie!»
— «Je vous en supplie, dit-elle, bien que vous soyez libre et que jen'aie aucun droit sur vous, montrez-vous plus retenu, plus réservé, plusfroid avec Marguerite!»
henri
Je voulais détourner les soupçons.
madame vernet
Non, non. Vous allez trop loin.
Comme je me penche sur elle pour mieux entendre:
— «Vous aurez votre récompense!»
Monsieur Vernet apporte le flacon.
madame vernet
Inutile—pas besoin—rentrons!
monsieur vernet
Il faudra l'emporter.
madame vernet
Je marcherai seule, la main sur ton épaule, mon ami.
Elle essaie de se dresser et retombe de nouveau, sanglotant à petitbruit.
monsieur vernet
Il faut absolument l'emporter: le moindre effort l'achèverait.
henri
Je suis de votre avis.
Il la soulève par les épaules. Je prends les pieds, et je ramène, parpudeur, la robe jusqu'aux chevilles.
monsieur vernet
Doucement.
henri
Soyez tranquille.
En cane, presque assis, le premier, je descends l'escalier à reculons,avec un temps d'arrêt à chaque marche. Monsieur Vernet vient ensuite, etde ses bras robustes supporte le précieux fardeau. Nous n'allons pasvite, mais nous maintenons le corps en pente, les pieds plus bas que latête. C'est l'essentiel. Madame Vernet pleure faiblement, continûment.
monsieur vernet
Prenez garde.
henri
N'ayez pas de crainte.
Pour monter à la chambre, nous changeons de position. à son tour,Monsieur Vernet marche à reculons. Il fait nuit, mais les tournants del'escalier nous sont connus. Enfin nous arrivons sur le palier. La lunenous éclaire maintenant. Monsieur Vernet remplace une de ses mains parun genou, ouvre la porte, et nous déposons Madame Vernet sur le lit.Elle pleure toujours et se laisse faire.
henri
Faut-il allumer une bougie?
monsieur vernet
Pourquoi?
Il a raison: la lune entre par les deux fenêtres à flots lumineux, etblanchit nos visages.
monsieur vernet
Aidez-moi.
Il défait le corsage. Je délace les bottines. Au corset, M. Vernets'embrouille et le coupe.
henri
Faites attention.
monsieur vernet
Il n'y a pas de danger.
Je glisse les bottines sous le lit.
— «Couchons-la ainsi,» dit Monsieur Vernet, pris d'une hésitationsoudaine.
Tandis qu'il soulève Madame Vernet, je tire la couverture.
monsieur vernet
Elle dort déjà.
En effet, Madame Vernet a les yeux fermés, mais des larmes luisantesfiltrent au bord des paupières.
henri
Et vous, qu'allez-vous faire?
monsieur vernet
Je ne veux pas la déranger: je passerai la nuit dans ce fauteuil.
Harassé, «tout patraque au moral et au physique», il s'y laisse tomber.
henri
Voulez-vous que je veille avec vous?
monsieur vernet
à quoi bon? c'est fini. Allez-vous coucher.
Je jette un dernier coup d'œil, et, à pas de loup, marchant sur lesrayons de lune comme sur la queue d'une robe de mariée, je ferme lesrideaux des fenêtres, puis, dans l'ombre:
— «Bonne nuit, Monsieur Vernet!»
monsieur vernet
Bonne nuit, Henri, et merci.
henri
Oh! de rien.
J'ai promis d'être froid. Je fais de grands efforts quand nous entronsau bain. Je m'éloigne de Marguerite, le corps en arc, pour lui donner lamain, et nos bras tendus forment pont. Dès qu'elle caracole de droite etde gauche, je l'apaise d'une pression de doigts. Je connais mon élèvedans les coins. Avec quelques défauts, c'est une belle fille, et,comparée à la sienne, mon académie est bien vulgaire. Elle pose sespieds nus sur les galets sans pousser de petits cris. Elle n'a pas lecou-de-pied fort, mais la mobilité des doigts me divertit. Ils luiobéissent. Elle les ouvre, les ferme, lève celui-ci et tient les autresbaissés, prend un caillou au fond de l'eau et le rejette sur le rivage,en un mot, les fait manœuvrer comme des doigts de main. C'est trèscurieux.
Elle offre d'autres particularités. Mon toucher, dans ses promenades,découvre des choses! Je m'instruis en palpant.
Comme le costume de Marguerite se divise en deux, ma main se glisseentre la veste et le pantalon. Des vertèbres ressortent dont je sens lesnodosités.
— «Mais creusez donc les reins!» lui dis-je.
Elle me répond, la bouche pleine d'eau:
— «Peux pas plus!»
Je pèse sur l'épine, vainement. Sa colonne vertébrale est ainsi. Avec unplaisir qui se renouvelle, je constate, chaque matin, la présence de ces«éminences osseuses», dirait un anatomiste.
Je retourne Marguerite sur le dos. Autre surprise! De son ventres'échappent des espèces de borborygmes voulus. Je veux dire que cesgrondements se produisent à mon commandement, pour mon plaisir.
— «Comment faites-vous?»
— «Sais pas!» dit-elle.
— «Faites voir encore.»
— «Voilà!»
Et par un simple mouvement des hanches, elle déplace en elle comme unemasse d'eau roulante, dont les sonorités vibrent à mon oreille colléesur l'eau, agréables, presque musicales.
— «Mademoiselle, je réclame le jeu du coude.»
Il consiste à ployer le bras, indifféremment, du côté de la saignée eten sens inverse. La charnière est mobile en dedans et en dehors. Cettedislocation m'impressionne, et je crie:
— «Assez! assez!»
comme les gens nerveux qui voient faire du trapèze volant dans uncirque.
La vague est méchante ce matin. Marguerite se serre contre moi. Le flotl'affole comme si on lui donnait le fouet avec une serviette mouillée.Elle sursaute, et des mains s'accroche à mes épaules. Il me faut larenverser sur l'eau et l'y maintenir, penché sur elle, haletant, lacuisse sous ses reins. La séparation du costume est abolie. C'est sachair que je sens adhérente à la mienne, et nos membres nus secroisent.
Ce que fait ma main, je ne le sais plus! à l'approche d'une vague, jeporte Marguerite dans mes bras, et la vague nous roule.
Des goëmons, des herbes jaunes, des débris, des bavures de mer flottentautour de nous. J'éprouve une joie à compromettre une vierge! L'hommequelconque qui la possédera plus tard, croyant être le premier, neviendra qu'après moi. Il aura le reste, si peu, que s'il savait quelle aété ma part, il ne voudrait plus de la sienne. J'étreins une belle filleélastique et tendre, et flambant, en sueur, je redoute une congestioncérébrale.
— «Vous allez vous noyer!» crie Madame Vernet, qui prend un bain desable. La plage s'émeut. Mes yeux brouillés, piqués de sel, la voientconfusément s'agiter. Il me semble en outre que nous sommes au milieud'un orage de vagues électriques, phosphorescentes. Elles moutonnent,s'entrechoquent, se brisent en claquant, et nous jettent dans lesoreilles, dans la gorge, leurs éclaboussures écœurantes. L'une d'elles,l'écume en avant, chien furieux qui montre ses dents, fond sur nous.C'est exaspérant ce corps-à-corps. Les curieux ont formé cercle etattendent un naufrage. Monsieur et Madame Vilard se réchauffent sous unmême peignoir et nous suivent d'un regard de langueur. Enfin titubant,comme empêtré d'ouate, j'entraîne Marguerite, et nous nous sauvons ànotre cabine.
Contigus, nos deux compartiments communiquent par le haut. Grelottant defièvre plus que de froid, les dents chantantes, je veux, à la force despoignets, me hisser pour voir. Mais mon front dépasse à peine lesplanches de séparation que Marguerite crie:
— «Ne me regardez pas, vous savez, vous!»
Encore! Quelle petite bête! Je saute sur le plancher, j'ouvre violemmentla porte, et avec un balai de varech, je rassemble soigneusement, entas, le gravier épars dans ma cabine, et je le pousse dehors, sans hâte,très calme, tout à ce que je fais. J'espère donner le change.
Rhabillés, nous nous couchons sur le sable. Le spectacle est terminé.C'est l'instant où les costumes tordus pleurent toutes les larmes deleurs corps. Des mains jonglent, jouent aux osselets avec des pierrespolies. Les corps s'imprègnent de soleil et de paresse. Tout à l'heure,le sang aux yeux, je voyais rouge. Ces gens dansaient frénétiques, enrut. Les voilà au repos, et je goûte une tranquillité profonde.
J'ai mes crises comme vous, Madame Vernet, mais j'en viens à bout. C'estfini, ne vous fâchez pas.
Ne vous fâchez pas, Marguerite. La tentation a été forte. Je me suis cruen partie fine, dans une baignoire. Mais vous avez de la chance: je suisun brave garçon.
Ne vous fâchez pas non plus, Monsieur Vernet: je respecte tout ce quivous est cher. De quelque côté que j'aille, il y a danger. J'aimebeaucoup votre femme et votre nièce, mais mon bras paralysé refused'atteindre au bonheur. Je fais un rêve, et je me dis: «Cette fois, cen'est pas un rêve!» et toujours c'en est un.
On déserte la plage; des clefs grincent dans les serrures rouillées; desgens qui souffrent disent: «J'ai faim! le bain creuse», et s'en vont àpas lents, emportent leur appétit, objet fragile, et tremblent qu'iln'échappe.
Nous revenons à la maison, par le petit mur qui endigue la plage; jemarche derrière mes amis et je porte les ombrelles. La chevelure deMarguerite est répandue sur ses épaules, si épaisse qu'elle ne cesse pasd'être mouillée durant la saison. Il s'en dégage une odeurindéfinissable, un peu de flaque de rocher qui s'évapore au soleil, etmême un peu de boue. Je soupèse les tresses légèrement gluantes, et,quand Madame Vernet se retourne, je mets ma main dans ma poche ouderrière mon dos avec la rapidité d'un pick-pocket surpris et qu'onoffense.
La bêtise est faite. En cinq minutes j'ai stérilisé les efforts patientsde plusieurs mois; ma place était en ciment: Monsieur Vernet, de sonaveu, ne pouvait plus se passer de moi; j'ornais l'esprit de MadameVernet comme un jardin anglais, et son cœur était plus rempli qu'uncolombier de roucoulements; Marguerite m'amusait: j'ai cassé le joujou.On va me gronder, éclater, et je courberai bas ma tête.
Comment ai-je fait mon compte? Ma faute m'humilie comme une faute destyle; je me trouve imbécile, grossièrement attrapé.
C'est le jour des Régates, la grande fête de Talléhou. Les mortiers onttonné. Les marins sortent de l'armoire d'extraordinaires chapeaux hautsde forme, qu'ils portent aux premières communions, aux mariages, etparfois le dimanche quand la pêche de la semaine a été bonne. Lesvieilles femmes ont des journaux neufs pour se garantir du soleil. Lesmâts agitent leurs drapeaux. On va lancer à la mer le canot desauvetage. Le brigadier de la douane mettra en joue le fusilporte-amarre. Des courses auront lieu de nageurs, de voiliers, decanards, en sac, à dos d'âne. Des gymnasiarques feront le soleil et destas de résine également espacés sur la jetée, attendent que la nuitvienne. Talléhou fait briller ses maisons blanchies par le sel de mer.
Nous avons invité à déjeuner les pêcheurs Cruz. La femme ne touche àrien. Le mari mange sans s'arrêter. Il a mis sa serviette par terre.
— «Mais c'est pour vous!»
— «Jamais je m'en sers et je veux pas la salir!»
— «Tais-toi, grand niais!» lui dit sa femme.
Elle a enfoncé la corne de la sienne dans sa gorge, et, le bout desdoigts sur la table, elle se tient raide comme une chaise, le nezremuant, les yeux en têtes d'épingle. Cruz taille au creux de son painde petits cubes de mie qu'il trempe dans sa sauce, et qu'il y tournelonguement, entêté au nettoyage de son assiette.
— «Finis donc, mal éduqué!» lui dit sa femme. Elle sait que dans legrand monde on ne vide pas son verre et qu'il faut laisser de la viandeaprès les os.
Quand on veut changer l'assiette de Cruz, il proteste, et la plaque surson estomac.
— «Non, non. Elle est point sale. Ça vous donnerait de l'embernerie!»
— «Qu'est-ce que ça te fait? lui dit sa femme: c'est pas toi qui leslaveras!»
Elle donne la sienne sans regret et essuie avec son tablier celle qu'onlui rend.
Cruz dépose une pincée de sel sur la nappe, l'écrase par habitude, bienque ce soit du sel fin, et passe dessus, comme des langues, une à une,ses feuilles de salade.
— «Guettez, guettez le salaud!» dit sa femme, qui tâche de piquer unmorceau de beurre avec sa fourchette.
— «Il faut que je vous en envoie une rognure», dit Cruz en se levant.
— «Vas-tu t'asseoir, effronté!» crie sa femme.
Mais lui, qu'incline de droite et de gauche le poids de la nourriture etdu vin:
— «Tu chanteras la tienne après!»
Il commence d'une voix endormie, les yeux baissés, bat la mesure dupied, du coude, avec son couteau, triste, triste, et s'arrête, démâté,vent debout, perdu au milieu des mots, en plein air, mais têtu.
— «Allons préparer les lanternes», dis-je à Marguerite.
On nous a chargés de ce soin. Au bout de l'escalier, je lui donne lamain, ainsi qu'à une fiancée. Elle entre dans ma mansarde. Elle n'y estjamais venue, ouvre mes livres, s'assied à ma table et trouve qu'elle nepourrait pas écrire «droit» avec un pareil porte-plume. Le mauvais cidreme porte à la tête. Je vais accomplir, en inconscient, quelque chose demalpropre et de banal. Je ne prononce pas une parole. Marguerite nerecule pas. Sans l'effarement de ses yeux, le feu de ses joues, je lacroirais indifférente. Elle me rend mes baisers par politesse peut-êtreou par peur. Elle obéit et subit. Elle m'embrasse, comme au bain ellearrondissait les bras, à mon ordre. Ce n'est d'abord pour elle que lacontinuation de mes attouchements. Je glissais ma main dans l'ouverturede son costume, et voilà que je la porte sur le lit, la couche, ladévêts. Elle ne sait pas; je vous dis qu'elle ne sait pas! Elle attendet tremble un peu. Pourquoi ai-je commencé?
Quel est cet appétit de chair qui m'a pris soudain et qui s'en va avantd'être satisfait? Que de fois, quand j'errais, les pieds fatigués, surles trottoirs, indécis, le sang chaud, accroché à des filles comme à desbuissons, il m'est arrivé d'en prendre une sans examen, par coup detête, et de le regretter aussitôt! Je la suivais, parce que je n'osaispas retourner en arrière, sous les regards de tous, et, monté, je seraisparti tout de suite, si elle avait voulu me rendre mon argent.
Pauvre Marguerite! nous sommes lugubres. Semblable à une bête sacrifiée,elle me regarde avec une expression d'étonnement navrante. Elle n'estplus la forte fille des empoignements athlétiques, des coursesdésordonnées. Elle est un tout petit enfant que je brutalise.
Au début, la douleur la fait crier:
— «Que j'ai mal! que j'ai mal!»
J'appuie deux doigts sur sa bouche. Je ne pensais pas qu'elle pûtsouffrir réellement, et je me rappelais des viols de littérature dontles victimes s'aperçoivent à peine. Quelques-unes disent: «Maman!» etc'est tout.
Le lit se trouve près de la fenêtre. En levant la tête, je vois lejardin. Monsieur et Madame Vernet sont accoudés à la barrière et fontavec le maire des projets d'illuminations.
Marguerite pousse un cri si inattendu que je n'ai pas le temps de lerabattre avec la main, comme on ferme sur un oiseau la porte d'une cage.
— «Tu souffres donc?»
Elle est pâle à m'épouvanter. Oh! la résistance de cette chair tendre!J'ai honte de mon inexpérience, comme un interne qui fait sa premièreopération sur un corps vivant, avec des outils qui ne coupent pas.
— «Je n'en peux plus! crie Marguerite. Vous voulez donc me tuer?»
Elle ne me repousse pas, mais se crispe, se tord.
C'est trop, je me rends aussi, moi, je me retire. Entendez-vous?lâchement, je me retire!
Les gros yeux doux de Marguerite me remercient. J'ai près d'ellel'embarras d'un domestique qui a laissé tomber un bibelot de saxe etoublie de le ramasser.
La chère petite n'est pas brisée.
— «Souffres-tu encore?»
— «Oh non!»
— «Tu ne m'aimes donc pas?»
— «Oh si!»
— «Voudras-tu être ma femme?»
Il est un peu tard pour lui parler de mon amour, «après», en luipréparant un verre d'eau sucrée.
On entend la voix de Monsieur Vernet:
— «Et ces lampions!»
Tandis que j'en arrange:
— «Ce doit être mal, ce que nous avons fait là!» me dit Marguerite,comme l'autre.
— «Non, on ne fait rien de mal avec son mari. Seulement, ne le raconte àpersonne!»
— «à personne, jamais, c'est juré!»
— «Essuie tes yeux, vite.»
Car, tout de même, nous pleurons. Je pleure avec elle, comme avecl'autre. Mon cœur de pique-assiette s'emplit et se vide ainsi que lesgobelets des fontaines publiques.
Le bateau glisse sous l'impulsion régulière de ma godille, loin du bruitde la fête. Un pêcheur qui vient de poser ses claies pour la nuit mecrie:
— «Dépassez pas les balises! y a du courant. Vous pourriez pointrevenir!»
Les bouées blanches ou noires tirent sur leurs chaînes qui grincent. Aubout d'une balise, un cormoran endormi digère.
Qu'est-ce que j'aurais de mieux à faire?
Gagner le large? me perdre?
Combien de temps Marguerite se taira-t-elle? Si elle parle, quelscandale! Sans doute, elle ne peut plus appartenir qu'à moi. Je supposeque Monsieur Vernet dise:
— «C'est un garçon un peu pressé!»
Madame Vernet dira:
— «C'est un misérable!»
Donne-t-on sa nièce à un misérable qu'on aime peut-être? Enfin je ne mesens pas du tout mariable. Des transes couleur de rouille s'amoncellenten mon esprit et j'appréhende l'orage. Je frôle des rochers qui portentdes noms redoutables. Depuis l'éternité qu'ils sont là, chacune de leurpointe a peut-être troué un ventre de barque. Parfois un choc medéséquilibre, jette ma godille à l'eau. Je mouille mon front, mestempes, et mon envie se passe de m'égarer sur la mer. J'ai l'œil surles balises, prêt à virer de bord.
Des mouettes effarouchées s'éparpillent dans l'air comme des papiers.
Je fais des projets et m'arrête à celui dont la banalité me garantit laréussite. Mon bateau, plus léger, retourne au port. Je fouille du platde ma godille l'eau résistante. Un peu étourdi par le balancement, je merécite des vers, et, n'ayant rien de bon à me dire, je demande à mespoètes préférés de penser et de parler pour moi.
La vague s'amincit, le bateau oscille à peine. Mon cœur, un instantsoulevé de dégoût, retombe et se repose.
Montrant ma fausse dépêche, j'ai dit à Madame Vernet:
— «Peut-être reviendrai-je dans deux ou trois jours. En tout cas, àParis!»
Et à Marguerite:
— «Attends-moi! silence!»
Mes amis me reconduisent à la gare. Seul, Monsieur Vernet a gardé saprésence d'esprit. Il s'occupe de ma malle et prodigue lesrecommandations pour le trajet.
— «Je prends les devants!» dit-il.
Silencieusement, nous longeons le port. Parfois un soupir s'exhale. Jeregarde obliquement les choses que je quitte, les barques bercées, lesbouées flottantes, le ressac de la mer, les vieux marins assis autour dubateau de sauvetage et dont les yeux continuellement secrètent lachassie. à la gare, Monsieur Vernet me remet un billet de première. Jeveux chercher dans ma poche.
— «Laissez, je vous prie!»
— «Oh! Monsieur Vernet!»
— «Vous me remercierez en nous revenant le plus tôt possible!»
Il ajoute, comme je serre le billet entre les feuillets d'un calepin:
— «Moi, je fixe toujours le mien à mon chapeau. Je n'en ai jamais perdu,et c'est plus commode pour le contrôleur. Ah! j'oubliais votrebulletin!»
Il va et vient à grands pas, donne des avis, interpelle, s'agite sansparvenir à nous communiquer son entrain. Nous sommes arrivés trop tôt,et, comme chacun tient à garder ses pensées pour soi, il nous faut lireles affiches, les arrêtés, nous promener devant le petit jardin de lagare, fleuri de réséda.
Enfin le mécanicien dit:
— «Je vais chercher le cheval!»
Le cheval vient joyeux, siffle bruyamment, fait sous lui, dans sesroues, une fumée blanche qui monte et l'enveloppe.
— «Vous avez le temps!» dit un employé.
Des paniers de congres se rangent encore dans le wagon de marchandises,et de petites corbeilles d'osier, berceaux minuscules où des homards,des brèmes, des poissons délicats dorment sur un lit de fenouil frais.
Une femme accourt et fait des signes. C'est toujours la même chose donc?Plus le chef de gare attend, plus les expéditeurs se font attendre, etle meilleur moment est le dernier.
Ils n'en finiront pas. Je voudrais un arrachement brusque. On metiraille avec des précautions superflues et des reprises douloureusesune épine enfoncée profondément.
Je monte, pour prendre un coin, dans mon compartiment de première,enclos, à l'économie, entre deux de secondes.
— «Pressez pas!» dit l'employé.
Ah! je m'attellerais au wagon!
— «Marguerite voudrait embrasser son professeur», me dit MonsieurVernet.
— «Je n'osais pas le demander!» dis-je en descendant. Marguerite merend mon baiser sur les deux joues, en camarade, en fiancée tranquille.
— «Il faut que je vous embrasse aussi, Monsieur Vernet!»
— «Roublard! pour embrasser ma femme ensuite! Blanche, laisse-toifaire!»
— «M'aimes?» murmure-t-elle si bas que je devine le mot à peine distinctde son haleine, et je souffle entre mes dents:
— «Oui!»
— «Messieurs les voyageurs, en voiture!» crie l'employé, qui donne toutesa voix en notre honneur.
Par la portière, que Monsieur Vernet tient à fermer lui-même, nouséchangeons de longs regards. Marguerite est rose, Madame Vernet un peupâle. Monsieur Vernet, avec une amabilité inlassable, me répète quej'arriverai à Paris à minuit et quart, et me blâme de n'avoir pasemporté un petit pain.
Des souhaits pour le voyage, des serrements de mains et ces regards silongs! si doux! puis un sifflement, un ébranlement, une agitation detêtes et de mouchoirs: une immense tristesse!
Installé, les jambes allongées, le coude dans l'embrasse, tandis qu'aupassage du train les pommiers courent, des poulains s'effarent, desperdrix s'envolent, moi je me sauve!
Il était temps. Le désastre aurait éclaté. Entre deux excitantségalement imprenables, je perdais la tête.
Mes amis m'ont donné ce qu'ils avaient de meilleur en eux. Ils sont bonsmaintenant à mettre dans des mémoires. Afin que Marguerite m'oublie, onlui achètera un poney, propre à la selle. Le premier amour d'une jeunefille se passe en exercice, et le dernier d'une femme mûre en paroles.Madame Vernet sera sage, et dira:
— «Je remercie le hasard, qui me l'avait envoyé et me le reprend. Notrebrève aventure se termine bien; une femme honnête n'en rougirait pas. Jesouffrais des nerfs, de la sensibilité: ils se calment... Je connais aufond de moi un coin rafraîchissant où je pourrai me retirer loin de monmari, quand j'aurai besoin d'être seule. Il faut des souvenirs à unefemme qui vieillit. J'en ai fait ces temps-ci provision. J'ai été tentéede me mettre au café, et je vois que je me contenterai d'un canard.»
Ainsi songera Madame Vernet dans une buée de mélancolie. C'est MonsieurVernet qui me regrettera le plus, à cause de l'argent qu'il m'a prêté.
Comme c'est bon d'avoir la conscience à peu près nette! Car enfinj'aurais pu mal agir, déchirer jusqu'au cœur ceux que je n'aiqu'égratignés. J'entends alors Monsieur Vernet:
— «Vous êtes l'amant de ma femme et vous êtes l'amant de ma nièce!»
Je sens sa lourde main sur mon épaule.
Oh! je me forme petit à petit.
L'humeur et le pays parcouru changent. Chacun des ressauts du wagoncasse un des fils qui me retenaient là-bas; celui-ci me mettait encommunication avec l'amour gris-tendre de Madame Vernet, celui-là avecl'innocent éveil de cœur de Marguerite, cet autre avec les bons repas,la table, le lit hospitaliers.
Tous se brisent. Les bouts s'accrochent à mon âme, et je pourrais lasecouer comme un tablier de couturière.
Mes chers amis, une dernière fois merci et adieu! Il ne me reste plusqu'à me coller au dos cette étiquette trouvée dans le Journal des Goncourt:
«à céder un parasite qui a déjà servi.»