Le vent d'amont

Texte

Saint-Waast-la-Hougue, (fin Septembre 1907).

Hou, hou ! Hou, Hou ! C'est le refrain du vent d'amont. Les baromètres se sont émus comme la boussole à l'approche de l'aimant. Leurs fines aiguilles d'acier ont décrit d'un bond un quart de cercle sur les cadrans de cuivre. Aussitôt les vagues se soulèvent, chevauchent les unes sur les autres, se brisent au passage sur les écueils avec des grondements et des rejaillissements d'eau, se reforment en troupes et du bout de l'horizon accourent, de longues barres d'écume en avant, vers les sables des grèves, les escarpements des falaises, les granits des quais. Au même moment, les grandes barques de pêche s'inclinent toutes à la fois, découvrent leurs flancs jusqu'à la quille, montent, descendent, foncent à toute vitesse ainsi que d'énormes oiseaux au ras du flot qui regagneraient leur nid à coups d'ailes rapides.

Le vent d'amont soulève la fine poussière des plages, la fait volter, tourbillonner, creuse des trous, élève des monticules qu'il renverse après les avoir édifiés. Il poursuit sa route sur les falaises, courbant les hautes herbes, les genêts, les ajoncs, jusqu'aux bruyères, aux chardons, liserons, aux pâquerettes, à toutes les plantes tenues qui s'accrochent à d'autres plantes et sont secouées avec elles. Plus loin, il passe sur les blés, les sarrasins, les colzas, et leurs masses mouvantes se penchent toutes dans le même sens. Il escalade les éminences, les crêtes qu'il rencontre sur sa route, monte à l'assaut des collines et partout les chênes, les ormes, les peupliers tremblent avec un cliquetis de branches, un remuement de feuilles, tout un ébranlement de leur être, de l'extrémité des racines à la cime des dernières frondaisons.

Le ciel est bleu, d'un bleu d'acier. Le soleil brille. Mais il fait froid. Hier, c'était l'été. Aujourd'hui, c'est plus que l'automne, c'est comme l'hiver. Demain ce sera encore l'été quand l'ennemi ne sera plus là. Les chercheurs de crabes, de lançons, de vignots, les pêcheurs de crevettes, tous les gens qui à la descente du flot s'abattent à la fois sur les vastes plaines marines gluantes de varech, n'ont pas peur de lui. Les hommes ont leurs bérets, leurs cache-nez, leurs tricots de laine, les femmes ont leurs capes, leurs fichus, leurs casaques, et tous vont du même pas à la glane du pain quotidien. Les baigneurs en costume de tennis, les baigneuses en jupes légères qui montrent leur cou et leurs épaules au travers d'une guipure de dentelle sont transis. Derrière les vitres closes des villas, ils le regardent passer ; mais au travers des jointures des portes et des fenêtres, jusque par le trou des serrures, le vent d'amont vient leur siffler aux oreilles et leur chanter son refrain : Hou, hou ! Hou, hou !

Source

Prose de Léon Deries, Inspecteur d'Académie de la Manche, extraite de la Revue d'Etudes Normandes de Novembre 1907, anciennement Revue de Cherboug et de la Basse-Normandie.

Auteur

Léon Deries

Ouvrage

Revue d'Etudes Normandes

Année

1907

Source

Gallica