Fleur de Montagne 0, par Marie Le Miere

Texte

PROLOGUE

— Alors, cela ne va pas, Mademoiselle Bernadette ?

— C'est la migraine, Mme Puybarou, il n'y a pas de quoi vous tourmenter.

— Ah vous m'en donnez, du tourment ! Tâchez de vous remonter, ma fille. Pour un voyage de deux cents lieues ! Si c'est possible, bonne Vierge ! Je n'en ai pas fermé l'œœil de la nuit.

  Parlant avec une volubilité toute méridionale, l'hôtesse de la pension Saint-Gilles allait et venait dans la chambre baignée de soleil où son foulard rouge mettait une tache aveuglante.

— Si vous aviez voulu, ma petite, je vous aurais bien gardée, moi... Je vous aurais fait des conditions comme à personne...

— C'est impossible, Madame Puybarou ; mais je n'oublierai jamais combien vous avez été bonne...

— Té ! ma pauvre ! Est-ce qu'on ne se doit pas assistance, entre gens de religion, et en temps de persécution ? protesta la Pyrénéenne, dont les yeux flambaient. Les avons-nous assez pleurées ensemble, nos bonnes Sœurs de Saint-Dominique ! Puybarou était très excité, vous savez. Il avait acheté des cartouches... J'ai eu toutes les peines du monde à l'empêcher de faire un malheur !

— Moi, reprit douloureusement Bernadette, je ne puis encore prier Dieu de pardonner.

  Par la fenêtre grande ouverte sur la montagne, on entendait le grondement du Gave, les sonnettes des troupeaux. et toutes les cloches d'Argelès lançant aux échos l'Angelus du midi.

— Comme ça, vous partez demain ? reprit l'excellente femme. On vous attend là-bas ?

— Voilà, dit la jeune fille, poussant sur la table un papier bleu.

  Mme Puybarou, les prunelles brouillées par des larmes de compassion, déchiffra ce message laconique :

  « Mlle Josselin, pension Saint-Gilles, Argelès, Hautes-Pyrénées. — Venez immédiatement. — MARTIGUE. »

— Et c'est tout ! s'écria-t-elle. Et vous n'avez jamais vu le Monsieur ? Et vous ne connaissez pas seulement sa figure ? Et vous ne savez pas s'il est vieux ou jeune, marié ou garçon, si...

  Bernadette releva sa tête fine, et ses yeux s'éclairèrent d'un sourire qui révélait une jeunesse débordante, victorieuse de toutes les souffrances physiques et morales.

— Il est veuf, et plutôt vieux, je pense. Il a près de lui une parente qui tient la maison. Sans la présence d'une femme, ma place ne serait pas chez un tuteur étranger.

— Alors, il n'est pas du tout votre cousin ?

— Pas le moins du monde Il est le cousin éloigné du comte Le Darrois ; mon grand-père Josselin était le garde du château de Rochevigné ; M. Le Darrois le traitait en ami. Leurs pères avaient servi ensemble sous Napoléon Ier, ils s'étaient dévoués l'un à l'autre dans des circonstances tragiques. A la mort de mon grand-père, le comte, qui était la bonté même, recueillit ma tutelle. et la légua plus tard à son héritier parmi les charges de la succession ! conclut la jeune fille avec un nouveau sourire.

  Mme Puybarou semblait boire ces paroles, et dans son attention il y avait plus que de la curiosité. Ses façons populaires recouvraient un coeur d'or, dont la sympathie s'était émue, presque maternelle, en faveur de cette jeune vie isolée. Pourquoi, d'ailleurs, Mlle Josselin eût-elle fait mystère de son passé ? Pareil aux lacs des hauts plateaux, il ne reflétait que le ciel et les choses du ciel.

  Son passé... Il tenait tout entier dans ce cadre étincelant. Comme elle les aimait, ses montagnes I Que de fois son pinceau d'artiste, guidé par les leçons d'un maître renommé, avait reproduit la beauté de ces lignes et la richesse de ces colorations ! Là, sous les fenêtres, le Gave éclaboussait sa bordure printanière d'iris et de clochettes, mais les lointains étaient encore chargés de neige. Sur l'enchevêtrement éblouissant des pics, des dômes, des crêtes, se détachaient des silhouettes bleues, d'un bleu de lapis ou d'azur ; puis c'étaient des gorges sombres, où luisait l'éclair des cascades ; c'étaient des cirques lumineux, des pentes drapées de forêts noirâtres ou tapissées d'herbe claire. Là-haut, entre les prairies ou paissaient les moutons, un couvent s'abritait naguère dans un repli de colline. Mais la haine avait su l'y découvrir pour expulser de force les Dominicaines, inviolablement attachées à leur cloître. De toutes les jeunes âmes affolées par cette scène de douleur et de larmes, nulle ne s'était révoltée comme Bernadette ; n'était- ce pas sa famille qu'on lui arrachait là ? Orpheline dès son plus jeune âge, elle n'avait gardé aucun souvenir de ses parents ! aussi loin qu'elle remontât dans sa mémoire, elle se voyait au milieu des Sœurs. Comme elles l'avaient soignée, protégée, élevée, aimée ! comme elles lui avaient tenu lieu de tout ce qui lui manquait ! Depuis la fin de ses études, elle occupait au couvent une situation privilégiée, et se perfectionnait dans les arts et dans les langues dans le but de les enseigner à son tour sans quitter la chère maison dont elle était l'enfant.

  Maintenant, plus rien, plus personne. Pouvait-il représenter pour Bernadette une affection ou un appui, ce tuteur inconnu qui ne lui écrivait jamais, et ne jugeait même pas à propos de s'informer d'elle en envoyant à la supérieure le montant de la pension ? Oh ! le triste soir où, soulevée d'indignation, brûlée de souffrance et de fièvre, elle s'était jetée chez Mme Puybarou pour y abriter provisoirement son existence déracinée ! Oh ! la détresse morne des journées qui suivirent ! Ce n'était pas que Mlle Josselin pût s'inquiéter de l'avenir au point de vue matériel : le peu qu'elle tenait de sa famille, joint à un legs du comte Le Darrois, lui assurait, du moins, l'indépendance. Mais comment ses dix-neuf ans n'auraient-ils pas eu horreur de la solitude ? D'ailleurs, toute à l'impression de la catastrophe récente, elle eût voulu chercher immédiatement une place dans les rangs de ces institutrices libres qui tentent de relever en France les ruines de l'enseignement chrétien... Elle s'était résolue à écrire dans ce sens à M. Martigue... Elle n'avait reçu d'autre réponse que ce télégramme sec, péremptoire, ressemblant beaucoup plus à un ordre qu'à une invitation.

  Pourquoi la rappeler ainsi, après avoir affecté, pendant dix ans, de la tenir à l'écart ? Avec la douleur, quelle énigme prenait possession de sa vie ? Elle était seule... D'un grand élan, elle se leva, s'écria :

— O Notre-Dame de Lourdes, veillez sur votre Bernadette !

  Ce n'était pas en vain qu'on lui avait donné ce nom : la Vierge bénie, Mère des orphelins, lui inspirait la confiance la plus ingénue, et la candeur de son âme la rapprochait de l'humble petite fille à qui la Reine du ciel découvrit sa beauté.

  Pour mieux s'orienter vers les roches Massabielle, où, maintes fois, elle avait prié, elle s'approcha de la fenêtre, et, les mains au balcon de bois ajouré, elle se pencha au dehors, mettant, dans l'harmonie grandiose du paysage, une harmonie de plus.

  C'était bien une fleur de montagne, éclose droite et vive à l'air des solitudes. Elle n'était pas grande ; mais dans la finesse de ce jeune corps délié, souple, nerveux, on sentait l'équilibre et l'on devinait la résistance. Le soleil pyrénéen avait doré les reflets de la chevelure sombre, aux larges ondulations ; il avait bruni le visage ardent, tout d'expression et de grâce ; et la couleur des rochers roux, où la lumière se joue royalement, semblait être restée dans les yeux de Bernadette.

  Elle était imprégnée du rayonnement de ce ciel, des influences de cette terre, des instincts de cette race... Qu'allait-elle devenir, hors de son élément ? Avec une mobilité d'impression qui n'entamait en rien le fond de sa nature solidement trempée, elle se renversa un instant sur le fauteuil, et murmura :

— Est-il possible ! est-il possible !


Elle partit le lendemain matin, accompagnée de Mme Puybarou qui avait voulu la conduire à la gare: il n'était pas 8 heures. Les laitiers allaient de porte en porte, agitant leurs clochettes et précédant leurs troupeaux de chèvres ; on voyait passer des attelages de petites vaches aux cornes fines, à la robe claire recouverte d'une limousine rayée. Des gens reconnaissaient Bernadette, la saluaient dans ce langage sonore qui était pour elle une caresse d'adieu ; des bérets se soulevaient sur des cheveux noirs, des yeux brillaient dans des figures brunes, sous des foulards aux couleurs éclatantes. Bernadette n'essayait plus de contenir son chagrin ; à travers la buée de ses larmes et la buée d'or montant des vallées, le paysage lui paraissait impalpable et prêt à s'évanouir. Sur le quai de la gare, elle se jeta en sanglotant dans les bras de sa compagne. Il lui semblait étreindre son pays, ses souvenirs d'enfance, ses chères religieuses, la tombe de sa mère.

— Ah bonne Vierge Marie, gémissait Mme Puybarou ; ça fend le cœur de la voir s'embarquer toute seule, la pauvre enfant ! Vous reviendrez, dites ? Vous le promettez?

— Oui, oui s'écria Bernadette.

  Mais savait-elle ? Où allait-elle ? Le mystère qui la prenait la rendrait-il un jour ?

Le train filait déjà le long du Gave tout en feu... Les montagnes fuyaient une à une... Bernadette ferma les yeux, en proie à une sensation d'arrachement qui la fit presque défaillir.

Quand elle les rouvrit, le décor avait changé... Sur un fond sombre se détachait en blanc une forme svelte et pure : la basilique de Lourdes.

Du clocher aérien tombaient tous les apaisements, toutes les espérances, toutes les forces. L'inconnu s'éclairait à cette blancheur lumineuse, et ce geste, montrant le ciel, semblait dire à Bernadette :

— Dieu le veut : en avant pour Lui.

Auteur

Marie Le Miere

Ouvrage

quotidien La Croix

Année

1913

Source

Gallica