Fleur de Montagne 2, par Marie Le Miere

Texte

II.

Eh bien ! non, elle n'a pas eu le cauchemar ; elle ne s'est pas agitée ni perdue dans ce lit démesuré, à l'ombre des courtines pâlies comme de vieilles légendes. Elle est si jeune et si pure qu'elle s'est endormie comme un enfant, sous la protection de Dieu; et la fatigue a prolongé tout d'un trait ce sommeil jusqu'à 10 heures du matin !

Maintenant, son esprit reposé envisage les choses sous un angle différent. Tout s'expliquera, et peut-être, dès aujourd'hui, trouvera-t-elle très simple ce qui lui a paru d'abord si anormal.

Pourquoi Mme Rosellan serait-elle hostile ? Elle n'est probablement que bizarre et sauvage ; elle ne sort pas, on ne la voit jamais, a dit la paysanne rencontrée dans le train. Et Bernadette pense tout à coup au deuil sévère de la châtelaine, à sa robe flottante n'ayant pour ornement qu'un large biais de crêpe.

Ayant quitté sa chambre, la jeune fille part bravement à la découverte. Après mille détours à travers des couloirs et des escaliers, dont la plupart mènent à des portes closes, elle se trouve inopinément sur le seuil d'une cuisine voûtée, où, parmi les reflets d'un fourneau, s'agite un tablier blanc. La cuisinière se retourne, montrant une figure honnête et rougeaude, encadrée dans les tuyaux d'un irréprochable bonnet.

- Ah ! c'est Mademoiselle s'exclama-t-elle d'une voix criarde, mais évidement pleine de bonnes intentions. Il paraît que Mademoiselle a si bien dormi ! Maintenant, il faut qu'elle déjeune, et je vais la servir tout de suite.

- Je ne demande pas mieux, et je vous remercie. Comment vous appelez-vous ? La femme ne sembla pas entendre ; elle ouvrait une porte en disant :

- La salle à manger est là-haut, juste en face… Mademoiselle va bien se reconnaître.

Bernadette s'assit, avec une faim dévorante, à la place où elle n'avait même pu, la veille, absorber un verre d'eau ; puis, comme le déjeuner se faisait attendre, elle se mit à examiner de près les tapisseries où jouait un soleil tamisé.

La voix aiguë l'arracha à sa contemplation.

C'est joli, pour sûr. Mais si Mademoiselle voyait les appartements d'honneur, les boiseries de la grande salle, le lustre à cent bougies ! On se croit dans une église et on n'ose pas seulement parler tout haut ! Bernadette pensa que ceci devait représenter, pour la brave femme, une privation particulièrement pénible.

Il y a longtemps que vous êtes dans la maison ? demanda-t-elle.

La cuisinière, qui servait, se redressa dans ses yeux écartés dansèrent des lueurs hésitantes.

S'il vous plaît, Mademoiselle ? J'entends ferme... Pardon de vous faire répéter… Depuis combien de temps ? Je suis entrée en 1902, répondit-elle en comptant sur ses doigts, et je me plais tant ici que j'y passerai bien ma vie. Pour être tranquille, on est tranquille : Mademoiselle verra. Un beau château et des bons maîtres. Dame, ils ont leurs idées, mais qui est-ce qui n'a pas les siennes ? Et M. Brégay ! s'écria la femme eu joignant les mains. Ce n'est pas un homme. C'est un ange !

L'imprévu de la péroraison égaya Bernadette ; la porte se referma sur la lourde créature, Normande celle-là, mais n'ayant pas, évidemment, hérité de l'esprit particulier à sa race.

Un quart d'heure après, Mlle Josselin errait autour du château sans rencontrer âme qui vive et pouvait admirer à loisir cette merveille architecturale. Il fallait bien en convenir : il n'avait rien d'une maison hantée, ce Rochevigné qui ressortait clair et fleuri dans la lumière opaline. Bâti au XVe siècle, agrandi et restauré au XVIIe, avec une intelligence profonde, par un rival de Mansard, il empruntait aux deux époques ce qu'elles avaient de meilleur : à l'une, le brillant, la richesse et la grâce : à l'autre, la noblesse et la régularité. Et l'ensemble était d'une impeccable harmonie.

Bernadette allait, émue au fond de sa nature artiste et de son imagination méridionale. Ce qui ne cadrait pas avec l'état de conservation du monument, c'était, l'aspect abandonné du parc qui déroulait en arrière ses hautes futaies. Elles avaient envahi les fossés, privés d'eau depuis cent ans, et Bernadette s'expliqua le mystère des cimes d'arbres entrevues hier soir au-dessous d'elle. Elle poussa des grilles rongées par la rouille; bientôt elle s'élança légère comme un isard, et, sans chapeau ni vêtement, elle se coula dans les profondeurs échevelées qui commençaient à bourgeonner, à chanter, à fleurir. A ses pieds, tout s'étoilait de primevères.

Elle s'assit dans les broussailles, au bord d'un petit bassin dont l'eau et la pierre étaient également verdies. Ces parfums de bois, ces gazouillis chuchotants que le bruit de la mer accompagnait en sourdine, Bernadette en jouissait, malgré tant de motifs de tristesse. Jouissance à peine avouée, montant de cette réserve de vie dont M. Brégay lui parlait hier soir.

Un pas foula, au-dessus d'elle, la pente chargée des feuilles du dernier automne. Puis les branches s'écartèrent devant Bernadette, et M. Brégay en personne surgit à ses yeux.

- Vous ici, déjà, Mademoiselle ? fit-il en la saluant, j'étais. loin de m'attendre…

- Pourquoi, Monsieur ?

- Après un tel voyage, excursionner dans cette forêt vierge ! Vous êtes tout simplement intrépide.

L'accent cordial réchauffait, sans l'entamer, la réserve des manières. A la tenue de l'industriel, on l'eût pris pour un châtelain en tournée matinale dans ses propriétés. La clarté du jour ne le rajeunissait pas mais rendait plus frappante encore la régularité de cette tête blonde.

- Je suis reposée, voilà tout, répondit Mlle Josselin.

- Vous le croyez ; il faut cependant plus d'une nuit pour se remettre de pareilles fatigues, lorsqu'on n'y est pas accoutumé. C'a été là, je crois, votre premier voyage ? Il doit vous avoir laissé des souvenirs ineffaçables.

- Oui ; mais un peu confus. Ce n'est pas à vol d'oiseau qu'on peut fixer nettement ni surtout relier une telle foule d'observations si nouvelles... si diverses.

- Sans doute, sans doute. Vous avec traversé Paris : serait-il indiscret de vous demander quelle a été votre impression première ?

- Je vais bien vous étonner peut-être en la résumant ainsi : un mélange de ciel et d'enfer.

- Comment cela? fit-il, une lueur d'amusement dans les yeux.

- Oh ! d'abord, je n'ai vu que ces belles églises se dressant de partout. Mais quand, après avoir regardé en haut, j'ai regardé en bas, j'ai été prise de peur devant cette foule énorme qu'on sent bouillonner, pour ainsi dire, où tant d'intérêts doivent lutter… férocement. Paris, c'est la vie à outrance… la vie élevée, sérieuse, utile, mais ami l'autre...

Comme elle s'exprimait, cette petite Bernadette !

Pas la moindre prétention chez elle, pas la moindre réticence non plus. Elle parlait à Lionel Brégay comme elle eut parlé à tout le monde ; comme elle eût parlé seule, pour le plaisir d'exhaler son âme.

- Et la mer, Mademoiselle, qu'en dites-vous ?

Oh ! cela, c'est trop déconcertant, trop immense, c'est à la fois trop varié et trop uniforme. Rien ne m'avait préparée à ce genre d'aspect. Il me faut le temps de m'y adapter.

Elle se penchait, effeuillant dans le bassin une branche de poirier du Japon, et ne voyait pas le regard qui s'attachait à elle. M. Brégay avait de longs cils soyeux, des cils de femme, qui s'étaient mis à battre. Son intérêt s'éveillait-il donc si puissant pour ce type inconnu, cette créature absolument simple, absolument ignorante du factice et du conventionnel ; ce produit d'une culture qui n'avait rien déformé, rien compliqué, rien atrophié ? Après une pause, il répliqua :

- Vous y serez bientôt adaptée, Mademoiselle ; l'atavisme est là : votre famille paternelle n'est-elle point originaire de ce pays ?

- En effet, Monsieur ; mais je n'ai jamais connu les miens. J'ai toujours vécu dans mes montagnes, et ma pauvre mère les aimait tant qu'elle ne pouvait pas vivre ailleurs .

- Etes-vous bien sûre que le changement de climat ait été pour quelque chose dans ce dénouement fatal ?

Bernadette tressaillit péniblement.

- Ce n'est pas cela que j'ai dit, s'écria-t-elle. Je n'y avais jamais pensé. Mais quand mon père, employé à la Société générale, eut été nommé à Cherbourg, ma mère ne put s'accoutumer à cette nouvelle résidence. Elle souffrait de tout : des caractères, des habitudes. Et, se sentant condamnée, elle voulut, malgré l'imprudence du voyage, retourner là-bas pour y mourir. Au fait, il est possible que ce climat, si différent…

- Exerce une fâcheuse influence sur les tempéraments méridionaux ? acheva posément M. Brégay. Je ne l'ai jamais entendu dire. Espérons, du moins, qu'il ne vous éprouvera pas, Mademoiselle.

- Cependant, Monsieur, si ma mère...

Elle s'arrêta, raidie ; une pensée venait de l'envahir : « Je m'entretiens depuis des minutes, en ce lieu solitaire, avec un inconnu. »

Mais comment aurait-elle pu se dérober à cette causerie, engagée d'une façon tellement simple et tellement invitante ?

D'un bond, elle fut sur ses pieds, et, jetant au loin sa branche défleurie :

- J'ai peur qu'on ne me cherche, dit-elle.

Elle s'éloigna, et Lionel Brégay suivit des yeux, aussi longtemps qu'il le put, la jolie silhouette demi-noyée dans les lueurs dansantes du sous-bois. Sa main pâle, effilée, passa dans les ondulations de sa barbe fauve.

- Très intelligente, murmura-t-il.

- Très aimable, se dit-elle.

Cette amabilité ne pouvait d'ailleurs laisser à Bernadette certaines arrière-pensées : quand on a dix-neuf ans, la quarantaine paraît un âge presque vénérable, et quelques détails avaient déjà révélé à la jeune fille le degré d'intimité exceptionnelle dont M. Brégay jouissait dans la maison. Il avait là ses libres entrées, peut-être sa place à table et sa chambre à coucher.

Elle essayait d'ouvrir une barrière enlacée de ronces folles, quand un bruit de pas lents et pesants la fit brusquement sursauter. Deux pêcheurs débouchaient en face d'elle sur une sorte de rond-point ; l'un était coiffé d'un « suroit », l'autre d'un béret brunâtre. Ils passèrent tout près de la jeune fille sans la deviner et, lui tournant le dos, se dirigèrent du côté de la maison. Mlle Josselin n'avait pas eu le temps d'apercevoir les visages ; mais l'un des deux hommes, celui qui marchait en arrière, lui parut d'une maigreur effrayante sous la raideur des vêtements de toile goudronnée. On se demandait comment ce spectre ambulant avait la force de soutenir sur ses épaules un croc, un lourd filet et une hotte à poisson.

Ne pouvant ouvrir la barrière, Bernadette l'escalada. Le hasard la conduisit à la cour des communs ; elle longea les bâtiments abandonnés, aux volets hermétiquement clos, au seuil ourlé d'herbes hautes. Pas un aboiement de chien, pas un hennissement de cheval. Quand la jeune fille rentra au château, il y avait bien deux heures qu'elle en était sortie, et le même silence régnait toujours au dedans comme au dehors. Elle finit par retrouver sa chambre, où elle s'assit, en se demandant comment la vie était réglée à Rochevigné, si l'on y déjeunait à heure fixe, et même… oui, si l'on y déjeunait ; car en ce lieu ou rien ne se passait comme ailleurs, il n'était point d'extravagance qui ne se présentât à l'esprit.

Un coup discret fut frappé à la porte. Valérie apparut en disant :

- Monsieur est revenu ; il attend Mademoiselle.

Bernadette se sentit pâlir. Son tuteur, le seul être qui, dans cette maison, dans ce pays, eût avec elle une relation quelconque... celui qui l'avait appelée et dont elle allait dépendre ici ! Elle rajusta, en un tour de main, ses cheveux que les broussailles du parc avaient trop rudement caressés, puis elle dit à la femme de chambre :

- Je vous suis.

Valérie la conduisit à travers des régions inconnues, ouvrit successivement une douzaine de portes ; enfin, Bernadette se trouva au seuil d'une pièce qu'elle eût été fort en peine de détailler en ce moment. D'ailleurs, il y faisait très sombre : les persiennes, à peine disjointes, laissaient filtrer seulement deux rais de lumière douteuse et verdie. Mlle Josselin ne vit d'abord qu'une silhouette humaine d'une maigreur telle qu'un rapprochement singulier s'imposait... Une voix sèche retentit :

- Asseyez-vous, Bernadette.

En entendant cette voix l'appeler par son nom, la jeune fille tressaillit d'une émotion complexe ; M. Martigue, debout, lui désignait un siège dans l'embrasure d'une fenêtre qui donnait sur les hautes futaies du parc.

- A quelle heure êtes-vous arrivée ? continua-t-il.

Il ne s'était point avancé d'un pas ; sa main, qu'il appuyait sur le coin d'un bureau de chêne massif, n'avait pas ébauché le moindre geste de bienvenue.

- A 11 heures du soir, Monsieur.

- Avez-vous trouvé à la gare de Barfleur quelque moyen de locomotion ?

- Mais, Monsieur, vous le savez mieux que personne, puisque vous avez eu la bonté de m'envoyer une automobile !

Il eut un brusque mouvement, puis, se ravisant :

- Ah ! oui, Brégay, murmura-t-il. C'est juste.

De plus en plus stupéfaite, Mlle Josselin considérait cet homme qui remplaçait près d'elle les parents morts… Les parents… Quelle ironie ! Elle distinguait maintenant un visage d'une dureté inexprimable, une face de granit, tourmentée, creusée, ravagée à tel point qu'on ne pouvait déchiffrer l'âge ; si les cheveux taillés en brosse étaient presque blancs, la barbe courte et drue avait gardé sa couleur de jais. Les occupations, les habitudes ne se laissaient pas deviner davantage ; seulement, sur toute la personne, une empreinte indéfinissable, non entièrement effacée, révélait encore le passé militaire.

Les yeux donnaient l'impression d'une eau froide et ténébreuse ; ils s'attachaient, très fixes, à Bernadette, tandis que la voix impérative reprenait :

- Vous avez été reçue convenablement ? On vous a procuré tout ce dont vous aviez besoin ?

L'accent était net, mais dans l'organe il y avait des notes fêlées comme dans un instrument détérioré par un choc irréparable.

- Oh ! oui, certes, répondit Mlle Josselin avec un peu d'amertume involontaire, et j'avais hâte de vous voir pour vous remercier...

- Pas de remerciements ; vous no m'en devez aucun.

- Cependant, Monsieur, vous m'ouvrez votre maison, vous...

- Oui, oui, interrompit le châtelain, s'asseyant contre le bureau. Cela vous étonne, et cependant c'est très simple. Comprenez bien, Bernadette : en acceptant la succession du comte Le Darrois, j'ai accepté votre tutelle, dont il me faisait une condition express. Cette tutelle implique, pour moi, l'obligation de pourvoir a votre sécurité : je ne suis pas de ceux qui jouent sur les mots et qui cherchent des échappatoires. Vous avez dix-neuf ans et demi : c'est donc à moi que doit incomber, pendant dix-huit mois encore, la responsabilité de votre personne.

Les traits de la jeune fille se tendaient, quelque chose se fermait en elle, se contractait cruellement à cet exposé, sec et rigoureux comme une démonstration mathématique.

- Votre grand-père vous avait placée au couvent, reprit-il ; le-comte Le Darrois vous y a laissée. J'ai respecté les motifs qui les ont fait agir, et, pendant la durée de votre séjour chez les Dominicaines, je me suis abstenu de toute intervention. Mais les circonstances ont changé. A la situation embarrassante que me créait le départ de ces religieuses, je n'ai vu qu'une issue vous appeler chez moi.

Oui, cela était simple et clair, si clair que Bernadette fut atteinte en pleine fierté. Très vive, très sensible, elle répliqua :

- Je ne sache pas, Monsieur, que le comte Le Darrois ait jamais prétendu vous imposer ma présence !

Pas un muscle ne bougea sur le visage de pierre.

- Evidemment non, répondit le tuteur ; mais je n'aurais pu votre placer ailleurs sans garanties ; il m'eût fallu entreprendre des démarches, des recherches… dont je me déclare incapable. Avouez qu'il valait mieux...

Bernadette se retint pour ne pas achever tout haut : « Subir l'ennui de me recevoir. » Ses doigts se crispaient sur la serge de sa robe, tandis qu'elle reprenait :

- Il existait une autre solution : celle que je vous soumettais dans ma lettre. L'œuvre à laquelle je voulais me consacrer ne m'eût fait courir aucun risque : toutes les maisons d'enseignement chrétien sont également respectables.

- J'en suis beaucoup moins sûr que vous, riposta M. Martigue avec une ironie tranchante, et je me félicite d'avoir mis bon ordre à un projet qui n'était pas sérieux.

- Très sérieux ! repartit-elle, de plus en plus froissée. Pour être ajourné, il n'est pas abandonné. Je ne vous le cache pas, Monsieur : dès que je serai libre, j'entrerai dans la voie qui m'attire.

- Fort bien. Dans dix-huit mois, cela ne me regardera plus… Ah ! vous tenez tant à enseigner. Que vous ont-elles donc appris, vos religieuses ?

- Si modeste que soit mon instruction, déclara Bernadette, la Commission académique a bien voulu la juger suffisante, et mes religieuses m'ont inculqué, avant toutes choses, le dévouement à ma foi.

- Vous parlez bien, et vous savez regarder en face... Ceci n'est pas un reproche, Bernadette ; je crois m'apercevoir qu'au moins vous n'avez pas appris l'hypocrisie.

- L'hypocrisie ! s'écria-t-elle, suffoquée. On me l'a toujours dépeinte, grâce à Dieu, comme un vice révoltant.

- Oui, mais certaines gens ont deux systèmes de poids et de mesures : l'un qu'ils appliquent au prochain, l'autre qu'ils réservent pour leur usage personnel !

Bernadette eut l'impression qu'on lui souffletait l'âme.

- Monsieur, fit-elle en se levant toute droite, un frémissement dans la voit, je ne saurais oublier que je suis chez vous... Mais est-ce une raison pour que je ne vous prie pas d'épargner en moi des sentiments trop légitimes... et déjà trop douloureusement blessés ?

Xavier Martigue parut surpris et la regarda un instant en silence ; il ne s'excusa pas, il ne se défendit pas ; il répondit seulement d'un accent de lassitude :

- N'allons pas entreprendre une discussion : cela n'en vaut pas la peine. Peu importent les divergences de nos idées, religieuses ou autres ! Je vous préviens que nous n'aurons guère de rapports… Voue voyez ce que je suis : un personnage fort peu sociable. J'ai le monde en horreur. Ceci établi, je tiens à vous dire, Bernadette, que vous pouvez vous considérer ici comme chez vous ; circulez à votre gré, visitez le château : il le mérite. Quand vous aurez besoin de quelque chose, demandez-le à Mme Rosellan ou à l'un des domestiques. Rassurez-vous, d'ailleurs ; vous n'êtes nullement prisonnière ! Il n'y a même aucun inconvénient à ce que voue vous rendiez seule au bourg pour vos emplettes ; mais faites en sorte d'être toujours rentrée avant la nuit.

Il se levait à son tour, et Bernadette comprit que l'audience était terminée.

- Oh ! heureusement, s'écria-t-elle en regagnant sa chambre, heureusement, dix-huit mois passent vite !

Soudain, elle étreignit son visage contracté. Les larmes, longtemps refoulées, jaillissaient enfin.

- Un brutal ! un impie ! sanglotait Bernadette.

Il lui sembla qu'une voix répondait :

- Un malade et un malheureux !

Auteur

Marie Le Miere

Ouvrage

quotidien La Croix

Année

1913

Source

Gallica