Nous montâmes sur un bateau breton, au mat duquel on avait suspendu une épée pour conjurer les tempêtes, et, grâce à ce bon préservatif, nous abordâmes heureusement au royaume de la Grande-Bretagne.
Arrivé en ce pays, comme je me disposais à mettre de mon mieux à profit le temps que je devais y passer, en étudiant les coutumes et visitant les lieux remarquables, j'entendis tenir sur la conduite de Beaumanoir des propos qui me surprirent. Selon l'opinion commune, il venait en Angleterre demander au roi Richard II qu'une armée partît sur-le-champ pour la Bretagne, afin de mettre le duc, son maître, en état de soutenir sa rébellion contre le roi de France, son légitime suzerain. On disait aussi, et je le crus facilement, qu'il apportait des sommes considérables pour payer tous les préparatifs de cet armement, en cas qu'on ne fût pas disposé à faire de telles avances.
Toutes ces nouvelles , dont je ne soupçonnais que trop la vérité, me firent mortel déplaisir. Je fus trouver Beaumanoir et lui exposai gravement ce que j'avais ouï dire. Le malicieux baron convint de tout, et se prit de joyeuse humeur en voyant ma tristesse pendant ses aveux. Il me dit que j'avais l'air bien courtisan pour un amateur de sapience, et qu'autant vaudrait abandonner cette pauvre philosophie, que de la forcer d'habiter avec un homme si peureux de perdre un peu de la faveur royale.
Je cachai de mon mieux mon mécontentement et lui témoignai le chagrin que j'éprouvais d'être obligé de quitter sitôt sa gracieuse présence ; toutefois j'ajoutai que la fidélité que je devais à Monsieur Charles V et que je lui conserverais de préférence à toute doctrine, m'imposait ce devoir. Je lui fis mes adieux ainsi qu'à ses compagnons, et résolus de quitter sur-le-champ l'Angleterre.
Je me trouvai donc, par cette salutaire résolution, séparé de la compagnie avec laquelle j'étais venu ; mais j'avais à ma suite le sénéchal de l'un de mes fiefs, homme dans la force de l'âge et de grande adresse en fait de messages. Si bien accompagné, il ne s'agissait plus que d'avoir route devant soi, et à vrai dire ce n'était pas le moindre de mes embarras. J'aurais quasi voulu repartir tout droit pour Paris, mais outre qu'un retour si précipité eût paru surprenant, j'étais bien aise de voyager pour m'instruire. Ceci pensé, il n'y avait plus qu'à choisir : je jetai d'abord les yeux sur la province de Normandie, puis sur le comté de Flandre; cependant, après avoir mûrement songé, je me décidai pour la Normandie, comme la contrée la plus curieuse à visiter et la plus riche en souvenirs pour un habitant du beau royaume de France.
Je m'arrangeai avec un pilote de Cherbourg, qui, pour la somme de 6 florins aux fleurs de lis, promit de me conduire en Normandie.
Parmi les passagers qui se trouvaient sur le navire , je remarquai deux graves personnages que je crus être des gens d'église.
Le pilote, que j'interrogeai à cet égard, me dit que c'était Humfroy, abbé de Cherbourg, qui, accompagné d'un de ses religieux, revenait d'Angleterre, où, lui pilote, les avait passés quelques jours auparavant.
Je m'approchai du discret abbé, et, après lui avoir dit que je voyageais pour m'instruire des bonnes coutumes, je demandai l'honneur de converser avec lui pour mon amendement. Le bon vieillard ayant ouï ma demande d'un air gracieux, me répondit avec simplesse que c'était méprise de s'adresser à lui pour trouver ce que je cherchais; mais que toutefois le peu dont il s'était enquis était à mon service, et qu'il ferait de son mieux à ma volonté. Je profitai alors de sa bienveillance pour lui faire diverses questions sur les lieux où nous allions débarquer, et sur ce qui s'y était passé de remarquable. Je pris note de ce qu'il me raconta et j'en parlerai ici.
Barfleur ou Barbeflie, où nous allons aborder, me dit-il, est à juste titre considéré comme le meilleur port de la Normandie. Les anciennes chroniques qui parlent au long de ce qui s'est passé en ce pays , nous citent à toutes les pages les embarquements ou les départies dont il a été témoin.
En 1003, Ethelred, roi de la Grande-Bretagne et mari d'Emma, sœur de notre duc Richard II, se conduisait si étrangement à l'égard de son épouse, que le prince Normand lui reprocha fortement ses procédés injustes. Ethelred furieux, équipa pour Barfleur une flotte considérable, avec ordre de tout ravager et d'amener pieds et poings liés son beau-frère Richard. Mais au débarquement des anglais, Néel, vicomte du Cotentin, fondit sur eux à l'improviste, et les tailla en pièces.
Toutefois, parmi les vénériens qui se rattachent à l'histoire de Barfleur, continua l'abbé, celui qui advint à Henri I, roi d'Angleterre et duc de Normandie, est sans contredit le plus remarquable et en même temps le plus désastreux.
En l'an 1120, ce prince ayant fait reconnaître son fils Guillaume Adelin, âgé de dix-huit ans, comme duc de Normandie, et voulant retourner en son royaume, vint avec sa famille et une cour brillante, s'embarquer à Barfleur. Prêt à partir, un certain Thomas Airard, pilote du lieu, fut le trouver, et lui montrant un marc d'or que Guillaume-le-Conquérant avait donné à son père, en récompense de l'avoir piloté en Angleterre, revendiqua près de Henri le même honneur. Le Roi approuva sa demande, mais comme il avait déjà choisi son navire, il lui dit de s'adresser au duc Adelin, qui agréerait ses services.
Les matelots, joyeux de cette faveur, viennent trouver le jeune prince et lui demandent le vin des compagnons : il leur en fait délivrer trois muids, imprudence qui eut les suites les plus funestes.
Ces gens de marine, ayant bu avec excès, et voyant que la nef royale avait pris les devants, voulurent regagner le tems perdu à boire et se mirent à manier les rames avec force, mais avec si peu de sens, qu'ils brisèrent le navire sur une roche qui se trouve à l'entrée du port. On descendit promptement dans la chaloupe le fils du roi, et même l'on ramait déjà vers la terre lorsqu'il entendit les gémissements de sa sœur naturelle, la comtesse de Mortagne , qui périssait. Emu de compassion, le jeune duc voulut qu'on retournât vers elle; mais l'embarcation parvenue au milieu des débris flottants du navire, fut entourée et saisie sur les bords par un si grand nombre de naufragés, qu'on la vit couler.
Là, périrent Guillaume Adelin, fils du roi de la Grande-Bretagne; Richard, son frère naturel; Marie, comtesse de Mortagne; le comte et la comtesse de Cestre; le petit Théodoric, neveu de l'empereur des Allemagnes, et beaucoup d'autres ; deux seulement échappèrent ; savoir: Geoffroy de Laigle, jeune damoisel qui s'était attaché au mât, et un boucher de Rouen, nommé Bérou.
L'abbé en était là de son récit, lorsque le matelot de vigie s'écria qu'il apercevait la terre; et de fait, quelques instants après, nous la vîmes, tous distinctement. C'était une plage haute et enveloppée dans les brouillards. A mesure que nous approchions, différents aspects se développaient à nos regards et nous faisaient découvrir sur ces terres élevées, champ de manœuvres des oiseaux de mer, des forêts immenses qui ressemblaient à un voile funèbre étendu sur ces contrées. La vue de ces côtes rappelait à mon imagination ces héros dont j'avais tant de fois, pendant mon enfance, entendu raconter les prouesses merveilleuses aux foyers de mes pères. La mémoire des temps passés me retraçait sur l'onde la flotte du conquérant Guillaume, revenant de la Grande-Bretagne, entouré de ses guerriers victorieux, et je croyais voir errer au travers des forêts de Neustrie, les douze ombres des seigneurs de Hauteville, rois de douze contrées d'Italie, qui revenaient suspendre aux chênes familiers de leur jeune âge, les trophées qu'ils avaient conquis sur les infidèles.
La ville de Barfleur est presqu'en ruine, et quelques monuments délabrés attestent à peine ce qu'elle fut jadis. Cet état malheureux est dû à Edouard III, roi d'Angleterre, qui, venant en 1346 porter la guerre en France, attaqua cette pauvre cité, et malgré la capitulation, l'abandonna à l'incendie et au pillage.
L'abbé Humfroy, après m'avoir recommandé de venir descendre en son abbaye quand je serais à Cherbourg, me fit prendre gîte dans un monastère qui était à Barfleur et dont il connaissait le chef. Ce monastère était de l'ordre de Saint-Augustin et sa fondation remontait à Philippe-le-Bel. Le supérieur me donna un de ses gens pour me conduire par toute la ville, afin de me faire voir ce qu'il y avait de remarquable. A vrai dire ce n'était guère la peine, vu le piteux état de cette pauvrette, qui, indépendamment de tous ses malheurs, était encore envahie par les eaux de la mer.
On me montra, à deux traits d'arc de l'église, les ruines d'une cellule qui, dans le pays, est en grande vénération depuis le dernier siècle; c'était la cellule de Romphaire. Venant de Northumberland, cet homme bienheureux, débarqua non loin de Barfleur, se choisit une retraite et y pratiqua toutes les vertus. Le don des miracles qu'il possédait et l'austérité de sa vie parvinrent bientôt à la connaissance de St-Lô, évêque de Coutances, qui le tira de sa solitude et lui conféra la prêtrise.
Ce saint hermite avait prédit tous les malheurs qui, dans la suite, devaient accabler Barfleur: il déclara que ces événements seraient annoncés par des signes sinistres dans le ciel. En effet, me disait mon compagnon, peu avant toutes ces calamités, on vit paraître au firmament cinq étoiles qui en attaquèrent une plus grande et luttèrent contre elle, jusqu'à ce qu'il sortît du sein des nuées une voix terrible qui les fit disparaître.
De retour au monastère, le supérieur me fit dîner à ses côtés dans le réfectoire où étaient réunis les religieux. Pendant le repas, un frère faisait la lecture de la légende.
Ce jour là, on lisait la vie de Sainte-Ursule, fille de Dionotus, roi de la Grande-Bretagne, qui, fiancée à Conan-Mériadec, souverain des Armoriques, s'embarqua avec un grand nombre de jeunes vierges pour aller joindre son époux. Le vaisseau qui portait cette belle princesse, battu par une tempête furieuse, fut jeté vers l'embouchure du Rhin, où les Huns, peuplades féroces de ces contrées, voulurent attenter à son honneur et à celui de ses compagnes ; mais ces jeunes beautés préférèrent la mort au déshonneur et souffrirent toutes le martyre.
Nous partîmes pour Cherbourg l'avant-veille de la Saint-Thomas, sur le soir , et commençâmes à cheminer au milieu d'une vaste foret dans laquelle sont des sentiers si boueux , qu'à peine nos chevaux pouvaient-ils s'en tirer. Voyant toutes ces difficultés qui ne faisaient qu'augmenter avec la nuit, je fus fâché d'être parti du monastère à cette heure, pour voyager en un pays si sauvage et si inconnu pour nous. Nous marchions en trébuchant, tantôt plongés dans les plus épaisses ténèbres, tantôt éblouis par de nombreux follets qui, sortant de l'épaisseur des bois, venaient voltiger autour de nous. Arrivés sur les bords d'une petite rivière qui coule dans cette solitude, nous entendîmes des cris lamentables qui retentissaient dans les airs obscurcis. Mon sénéchal un peu effrayé, prétendait apercevoir le Moine-de-Cères, si redouté en ce pays et dont il avait souvent ouï parler. Quant à moi, prenant un air assuré, je disais plaisamment que depuis le duc Robert-le-Diable, on n'avait jamais vu de vrai démon en Normandie.
Tout en devisant sur les dangers qui menacent d'ordinaire les pauvres voyageurs, nous arrivâmes en la bonne ville de Cherbourg, bien plus précieuse au roi de la Grande-Bretagne que la maîtresse perle de sa couronne.
Emile de Pontaumont
Raoul de Rayneval, ou La Normandie au XIVe siècle
1836