La mort de Guillaume Fouace, enlevé subitement dans les premiers jours de janvier dernier, n'a pas été seulement une grande douleur pour tous ceux qui, connaissant l'homme, avaient apprécié sa droiture, sa bonté et la sûreté de son caractère. Pour la première fois, elle a mesuré la valeur de l'artiste. C'était un modeste et un isolé, parfaitement dénué de cet esprit d'entregent qui, dans la carrière de peintre, telle que nos mœurs l'ont faite, procure le succès rapide. Du jour où Fouace n'a plus été un rival trop digne d'une de ces places au soleil que se disputent si âprement les égoïsmes et les vanités, on n'a plus fait difficulté de lui rendre pleine justice.
Comme peintre de nature morte, en effet, il était devenu l'égal des premiers. L'exposition dont l'État l'a jugé digne, dans cette École des beaux-arts où il n'avait pas étudié, est la consécration d'une maîtrise longtemps contestée, désormais reconnue.
Fouace s'était fait lui-même; il devait tout à la nature, à la force de sa vocation, à l'étude personnelle. Je ne suis pas de ceux qui pensent du mal de nos écoles spéciales. La plupart des attaques dirigées contre elles partent de l'ignorance ou de l'envie. Nous leur devons plus d'initiative que de routine, et la tradition nationale, depuis un siècle, reçoit d'elles une grande part de sa force. L'École des beaux-arts, la plus discutée, est peut-être la plus utile. Mais plus leur enseignement est profitable à qui le reçoit, d'autant plus grand est le mérite de ceux qui, privés d'un tel secours, ont eux-mêmes frayé leur route.
Fils de paysans bas-normands, Fouace n'avait reçu d'autre éducation que celle d'une famille très modeste, d'autre instruction que celle de l'école primaire de Réville. Il semblait destiné à pousser la charrue comme son père, et ni lui ni les siens ne prévoyaient pour lui un autre sort. Mais ce petit paysan avait reçu de la nature l'œil et la main du peintre. Il se mit un jour à les exercer de façon instinctive. Comme tous ceux dont la sensibilité est vive, il aimait fortement son pays natal et ses premières impressions éveillaient en lui une poésie confuse. Sur cette pointe du Cotentin, la nature est pleine de contrastes, âpre et douce, vigoureuse et délicate. Féconde, elle exige beaucoup du travail humain. La mer hérisse des vagues courtes et dures entre les îles anglo-normandes et le cap de la Hague. La lumière brumeuse ou dorée multiplie ses jeux entre le ciel et l'eau, sur la verdure, les flots et les rochers. Une sève vigoureuse anime les êtres, homme, animal et plante. Avec la joie de vivre alterne la nécessité de l'énergie et le danger avec la sécurité.
Fouace se trempa fortement dans ce milieu contrasté. Il était robuste et doux, simple et droit d'esprit. Travailleur patient de la terre, il aimait à lutter avec la mer. A certains jours, il avait assez de vigueur physique et de courage moral pour engager avec le flot ces rudes batailles dont la vie humaine est le prix et il obtenait des médailles de sauvetage dont il ne songeait même pas à porter le ruban. Plus tard, quand vint la guerre de 1870, il partit au premier appel, et ses camarades le choisirent pour les conduire au feu.
A cette date, il avait déjà fait son apprentissage de peintre, par la seule force de la nature, qui sait bien ce qu'elle veut, et du hasard, qui, en servant la nature, est une forme de la logique. Il avait commencé, tout enfant, par dessiner, dans les intervalles du travail champêtre, ce qu'il avait sous les yeux des chaumières, des ustensiles de labour, des fruits. Pour cela il lui suffisait du papier et du crayon rapportés de l'école primaire. A Réville est un château, habité autrefois par la famille du Parc. Elle entendit parler de ces essais et voulut les voir. Les jeunes filles du château lui prêtèrent une boîte de couleurs et lui donnèrent quelques leçons. Il s'en servit pour copier exactement, avec scrupule, deux petits tableaux de l'école hollandaise. Puis avec un don déjà remarquable de la couleur, avec plus d'aptitude à voir juste et à rendre fortement qu'à imaginer et combiner, il peignit des scènes d'intérieur champêtre, des paysages et des marines. Ce que j'en ai vu contient en germe ses qualités. C'est robuste et consciencieux, fidèle et large. Fouace sera un beau peintre, faisant copieux et solide, sans finesses ni procédés, avec une vigueur tranquille, satisfaisant son goût de la couleur franche et de la pâte grasse, normand de race et d'instincts, aimant la force naturelle qui s'incarne dans les corps sains, les chairs fraîches et les fruits savoureux.
Déjà l'on parlait à Cherbourg de ce paysan de Réville, qui dessinait et peignait. Le conservateur du musée, M. Henry, voulut le voir. C'était un homme de goût, passionné pour la peinture. Il reconnut au premier coup d'œil qu'il y avait là des preuves d'artiste, et il conseilla aux parents de favoriser cette vocation. Grave sujet de délibération pour la mère, restée veuve. La famille avait grand besoin de ce gars robuste pour faire valoir son patrimoine. La mère était prudente et timide, comme les paysans de tous pays. Le métier de peintre lui semblait ce que, en ce temps, il semblait encore, même à des bourgeois, un métier de meurt-de-faim. Par surcroît, elle était pieuse et elle craignait que son garçon ne « perdît son âme dans un métier qui ne peut s'apprendre qu'à Paris, la grande ville, si pleine de dangers.
Heureusement, cette femme sans instruction était intelligente et d'esprit ouvert. Elle se rendit aux raisons de M. Henry. Celui-ci obtint au jeune homme un secours de quatre cents francs du conseil municipal de Cherbourg; les parents en ajoutèrent deux autres, et il vint à Paris en 1867.
Il avait alors trente ans. Il vécut cinq mois sur ses six cents francs, seul et sans maître, faisant au musée de Versailles la copie d'un portrait de Vauban pour le musée de Cherbourg, et pour l'église de Réville celle d'un tableau du Guide. Son argent épuisé, il revenait à Réville et, sur le vu de ses premiers essais, la ville de Cherbourg lui accordait un nouveau secours, de six cents francs cette fois. Il repartait pour Paris et recommençait à faire des copies, en y joignant quelques portraits, notamment celui de son bienfaiteur, M. Henry. Cette fois, il entrait à l'atelier d'Yvon, qui lui donnait des leçons excellentes, et, le soir, il suivait les cours de l'école de dessin 'de la rue de l'ËcoIe-de-Médecine, qui, avant de devenir l'École des arts décoratifs, a rendu tant de services avec de si faibles ressources. En 1869, il était admis au Salon.
Le succès de ses premiers envois détermina le genre qu'il devait pratiquer, par nécessité autant que par goût. C'étaient des natures mortes. Fouace les exécutait, dès le début, avec une supériorité qui attira vite l'attention sur lui. Mais il était trop peintre pour n'aimer que cette partie de son art. Tout ce qui offre des formes robustes et des couleurs franches le sollicitait. De sa première existence, dans les champs et au bord de la mer, il avait gardé un goût très vif pour les marines, les mœurs villageoises et les types paysans. A Paris, dans les études de l'atelier, il avait ressenti l'attrait de l'artiste pour le nu féminin, pour la forme animée par la vie et colorée par le sang courant sous l'épiderme. Dans ces divers genres aussi il aurait pu marquer sa place au premier rang. Son exposition posthume contient trois grandes toiles fort capables de montrer ce qu'il y aurait fait, s'il avait pu y persévérer.
C'est d'abord une étude de falaises, les Gorges de Plémont, à Jersey; car, dans son amour des côtes marines, il avait passé le canal normand pour les voir plus franches et plus caractéristiques, dans les îles, où la mer, la lumière, la construction des terrains sont en quelque sorte plus libres. Le puissant relief de la géologie marine, l'âpreté de ses contours, la vigueur de sa verdure rase, l'assaut monotone du flot contre la falaise, l'impression de solitude et d'immensité, la mélancolie sereine de ces sites s'accusent dans cette vaste toile avec une vérité et une puissance qui supportent toutes les comparaisons.
Le Baptême à Réville est une scène de mœurs paysannes, sincère et touchante d'impression, simple et vigoureuse de facture, avec une science instinctive du clair-obscur qui fait songer à l'habileté réfléchie d'un Édouard Dantan. Dans la vieille église romane, sous un cintre trapu, le vieux curé lit les paroles sacramentelles sur le gros livre que l'enfant de chœur tient à deux mains; la mère, en haut bonnet cauchois, présente l'enfant aux joues rondes; les grands parents, endimanchés et sérieux, regardent, l'homme le prêtre, et la femme l'enfant. Un vieux suisse, en uniforme de garde du corps de Charles X, défroque légitimiste donnée à l'église par la famille du Parc, se tient derrière le curé. Un pêcheur hâlé, deux fillettes et un garçonnet, très sages, ressentent, chacun à sa manière, l'impression auguste de la scène.
Comme peintre de nu, Fouace laisse une étude, grandeur naturelle, de femme couchée. C'est une rousse, au corps ivoirin et ambré, à la chevelure flamboyante. Un professionnel, amoureux de la chair féminine et longuement habitué à son étude exclusive, n'aurait pas fait plus franc et plus vrai. Grain et frisson de la peau, étude délicate de la lumière, finesse et vigueur du modelé, fraîcheur du coloris, transparence bleuissante ou rosée des ombres, art robuste et franc traduisant un être sain et fort, émotion de l'artiste devant la nature, cette toile représente plus qu'une distraction dans une existence occupée à autre chose; elle dénote une aptitude qui se fût aisément développée si elle n'eût pas été contrariée.
Et pourtant je crois bien que l'une au moins de ces trois toiles a été refusée au Salon. C'est que Fouace, classé au début comme peintre de nature morte, s'est trouvé désormais, contre son gré, enfermé dans cette spécialité restreinte. Il en souffrait beaucoup et il essayait en vain d'élargir sa prison. Une coalition tacite et puissante l'y maintenait. Fils de ses œuvres, étranger par cela même à toute association de camarades, à toute coterie d'école ou d'atelier, il n'avait personne pour le soutenir et le défendre; il ne pouvait compter que sur lui-même. Dans la nature morte il y a peu de concurrence; dans le genre et le paysage, la rivalité est acharnée. De façon volontaire ou inconsciente, on écartait ce solitaire dès qu'il présentait autre chose que des fruits ou des fleurs, des chasses ou des pêches. Jusqu'au bout, il a lutté vainement contre ce parti pris. Modeste et pratique, il tenait peu aux récompenses pour elles-mêmes. Il y voyait surtout un affranchissement. Il les briguait donc avec patience, et les obtenait avec peine. La décoration de la Légion d'honneur l'eût délivré, en lui permettant, comme il le disait, de « faire ce qu'il voulait ». II est mort au moment de la recevoir.
Il n'a donc guère exposé de son vivant que des natures mortes, alors qu'aucune sorte de peinture ne l'enrayait et que, volontiers, il les abordait toutes. C'est ainsi que, par reconnaissance pour le pays natal, il décorait, près de Réville, l'église de Montfarville. Ce n'était pas, certes, ambition excessive, car il était la modestie même, mais amour de son art. Peu à peu, les natures mortes lui avaient donné la notoriété et l'aisance ; il touchait à la réputation et à la fortune, lorsque la mort est venue. Nul n'était moins pessimiste et moins porté à l'amertume que ce Normand aux goûts simples et à l'esprit clair. Il se résignait donc et peignait patiemment des gibiers et des poissons, des orfèvreries et des cuivres, des fleurs et des légumes. Chaque année sa signature prenait une valeur plus grande et les amateurs venaient plus nombreux à son atelier. Il eut trois grandes joies dans les dernières années de sa vie. La première, lorsque, spontanément, en 1888, la veille de l'ouverture du Salon, Castagnary, directeur des beaux-arts, lui proposa l'acquisition d'un de ses tableaux, en lui faisant espérer le Luxembourg; mais la toile était déjà vendue. L'année suivante, le président Carnot, conduit par le ministre, M. Édouard Lockroy, marquait son admiration devant le Déjeuner de carême et la direction des beaux-arts achetait l'œuvre pour le palais de l'Elysée. En 1890 et 1891, Fouace entrait au Luxembourg avec Ma pêche et Jours gras. Désormais il était arrivé, sans appuis et sans médailles, par la seule force du talent et du travail.
A côté des maîtres du genre, et l'école française en compte de premier ordre, égaux ou supérieurs aux plus célèbres, de tous les temps et de tous les pays, Fouace avait pris son rang; il était leur pair. Dans une sorte de peinture où brillent ces merveilles, les poissons et les chaudrons de Chardin, il apportait une note personnelle. Toutes offrent la même franchise de touche, la même sûreté de main, la même facilité de travail, la même aptitude à peindre en pleine pâte, vite et bien. Car il avait le travail aisé, fécond et joyeux. C'était aussi une variété de faire qui se pliait sans effort à la nature de chaque modèle, sombre ou claire, délicate ou vigoureuse. Toujours l'amour de la couleur et le sens de la lumière, le goût des choses saines et fraîches dominaient le choix de ses sujets et s'accusaient dans ses moindres études, grandes toiles lentement menées ou impressions rapides, saisies d'après le quartier de viande que la cuisine réclame, le panier de fruits et le vase de fleurs qui ne vont durer qu'un jour, le gibier tué de la veille ou du matin.
Chez Fouace, l'homme valait l'artiste. A la vie de famille il avait dû des joies profondes et une grande douleur. Dès le début de sa carrière, il avait eu son roman de cœur, simple et franc comme sa nature, et qui a duré autant que sa vie. Aussi trouvait-il au foyer domestique le complément du bonheur que lui donnait l'atelier. Il y a près de sept ans, il perdait une grande et belle jeune fille, en pleine fleur de jeunesse, et il exécutait pour son tombeau, dans le cimetière de Réville, un marbre, le Dernier Sommeil, où le peintre se révélait sculpteur. Le Dernier Sommeil marque aujourd'hui la place où il repose lui-même, près de l'Océan qu'il aimait et au bord duquel il passait les mois d'été, se délassant de la nature morte par la nature vivante, peignant des marins et des paysans, pêchant et chassant.
Dans les mois d'hiver, il vivait à Paris, au fond d'une cité de la rue du Val-de-Grâce, habitée par une petite colonie d'hommes de lettres, de professeurs et d'artistes, qui se connaissent et voisinent comme en province. Chacun y aimait ce bon géant à longue barbe rousse, aussi simple dans le succès que dans le labeur obscur des débuts; ce Normand, fin et franc, de relations sûres, d'affections fidèles, économe et désintéressé. Ses voisins formaient toutes ses relations, avec les quelques maîtres qui l'avaient encouragé et un petit groupe d'amis intimes, dont l'un me permettra de le citer ici, car il est d'une espèce rare c'est M. Sylvain Chateau, un amateur d'art, qui aide les artistes, et qui, en achetant un tableau, ne songe pas à faire une bonne affaire, mais simplement à se donner un plaisir relevé, souvent aussi à rendre un service. C'est lui qui possède les plus beaux Fouaces, et l'exposition posthume de l'artiste est faite en partie avec la galerie Chateau.
Telle a été cette vie d'homme et d'artiste. L'œuvre du peintre est groupée pour la première fois devant les yeux du public. Il y manque plusieurs de ses toiles les plus importantes. Dispersées en Europe et en Amérique, il n'a pas été possible de les obtenir de leurs possesseurs. Beaucoup ont redouté pour elles les risques du voyage; quelques-uns, même parmi les Parisiens, n'ont pas voulu attrister leurs yeux par le vide qu'un prêt aurait laissé sur leurs murs. Quant à l'État, on sait que rien ne sort des musées nationaux. Le comité de l'exposition a pu, cependant, réunir un assez grand nombre de toiles pour donner une idée fidèle et complète de l'œuvre. L'atelier de l'artiste, surtout, a fourni bien des éléments qui le montrent sous un aspect inconnu du public, dans la variété de ses goûts contrariés. Pour la première fois, Guillaume Fouace va être apprécié au complet et classé à son rang.
Mai 1896.
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