Les Humbles de la Mer 11/14

Texte

Chapitre XI

Le capitaine Quéruelle, depuis la blessure de Pierre-Paul, contraint à un trop long repos, s’ennuyait, dérangé qu'il était dans ses habitudes. Il en plaisantait même, chez les Barbenchon lorsque venant prendre des nouvelles, il s'asseyait près du malade, sur le banc extérieur, quand il faisait beau.

- Voyons, lui dit-il un soir en riant, en avez-vous encore pour longtemps ? Si vous croyez que c'est drôle de s'installer tout seul, depuis trois longues semaines, sinon un mois, à la table de la Blanche-Nef ! Pour moi, je m'y morfonds. Personne à qui parler, pas même les peintres qui viennent d'ordinaire et qui, cette année, semblent s’être mis en grève. C'est à croire qu'il n'y plus rien à faire par ici pour eux, ou qu'ils n'ont pas le moyen de se procurer des toiles, des pinceaux et des couleurs. Tout ce que vous voudrez, Pierre-Paul, mais ils me manquent autant que vous me manquez. On peut être vieux garçon sans être taciturne, et la solitude est insupportable à ceux qui, comme moi, aiment assez à bavarder. Après tout, nous autres agents du fisc, nous n'avons pas d'autres occasions de nous distraire et encore cela ne dure pas longtemps.

Il ajouta, avec bonne humeur, après un instant de silence :

- Et si cela pouvait vous décider à vous décider à vous guérir plus vite, vous me feriez grand plaisir.

- Hélas ! Capitaine, reprit Pierre-Paul, pensez-vous qu'il ne m'en coûte pas aussi de n'être plus à la barre du Pluvier et que je ne m'en fais pas un peu plus vieux tous les jours ?

- Cela prouve une chose, mon garçon, c'est que la vie n'est qu'une suite d'habitudes, et quand un événement quelconque vient en déranger le cours, nous n'y sommes plus. Aussi vrai que je vous le dis, en dehors de mes obligations de service, il m'ennuie de vivre seul, au-delà de toute expression.

- Eh bien capitaine, si c'est cela qui vous travaille, il faut vous marier. Il ne manque pas, ici ou dans les environs, de veuves encore jeunes, consolables et à leur aise, qui ne demanderaient pas mieux que de partager votre solitude. Et, que diable ! vous n'êtes pas encore d'âge à prendre votre retraite !

- Possible, Pierre-Paul, mais j'ai beau réfléchir à cela, je suis obligé de reconnaître que la vocation me manque et que je ferais un très mauvais mari. Dans ces sortes de choses, une fois le temps passé, l'on est plus qu'une vieille et incorrigible baderne, et, vous le voyez, je confesse mon infériorité sans restrictions. J'ai laissé passer l'heure, mon garçon, et le temps ne se rattrape pas. Comme ces vieilles ruines qui eurent jadis de la valeur, je suis classé, mais si le gouvernement me nourrit et m'entretient, il ne se charge pas des réparations, et sans en avoir trop l'air, je suis lézardé, comme hier les murs de la Bretonne. Seulement, il n'y a pas de maçons pour masquer ces avaries-là. Aussi ne disons pas de bêtises. C'est bon pour des gaillards comme vous, le mariage, et je donnerais beaucoup, c'est sûr, pour être à votre place, mais à chacun son temps, voyez-vous, et le mien galope si vite que je m'efforcerais en vain de courir après lui. À mon âge, il n'y a de bon que le mariage des autres, et le bonheur de ceux qui vieillissent, comme votre serviteur; consiste uniquement à s'en réjouir, comme je me réjouirai du vôtre, par exemple, quand l'heure en sonnera, et qui viendra rapidement, quoique vous en pensiez, même si Blandamour persiste dans son hostilité entêtée. Donc, n'en parlons plus, quoique je suis tout à fait décidé à mourir dans l'impénitence finale.

- Tant pis ! Capitaine, et pour vous et pour celle que vous auriez choisie, car c'eût été un bonheur pour tous les deux.

- Oui, oui, Pierre-Paul, vous parlez en ben apôtre, c'est-à-dire en garçon dont le choix est fait. Ah ! parbleu, si j'avais rencontré une Clotilde Blandamour sur ma route, dans le temps d'autrefois. Il est plus que probable que j'aurais fait comme vous ; mais cela ne s'est pas trouvé et voilà pourquoi l'excellent maire de Barfleur et quelques autres que j'ai connus dans ma carrière déjà longue, le long des côtes normandes et bretonnes, n'ont pas eu l'occasion de ceindre leur écharpe en mon honneur. Mariez-vous donc, Pierre-Paul, et le plus tôt sera le mieux. Et quand vous aurez des enfants, je vous le dis en toute sincérité, vous pourrez me considérer comme leur grand-père si votre femme ne s'y refuse pas. Tout rébarbatif que je paraisse, il y a, croyez-le, quelque coin pour l'affection dans mon cœur vieillissant. Enfin, guérissez-vous, c'est le principal ; et avant que votre couvert soit mis à la Bretonne par qui vous savez, revenez au plus tôt à la Blanche-Nef, car on s'y ennuie sans vous, plus que vous ne pensez.

Là-dessus on se séparait, sur le tard, et jusqu'à la prochaine visite qui ne se faisait guère attendre ; le jeune patron, qui retrouvait visiblement ses forces, pensait à toute la reconnaissance qu'il devait à cet excellent homme, d'écorce un peu rude, mais d'une affection si sûre, et si dévouée.

Or, un soir de juillet, après une journée presque torride, le capitaine Quéruelle, ayant lestement expédié son repas, sirotait son gloria, en dehors de l'auberge, histoire de respirer un air plus frais ; l'aubergiste lui avait installé, sur le trottoir assez large, d'où l'on voyait l'entrée du port et la mer particulièrement calme, un guéridon de fer battu, qu'il occupait seul. Tête nue, il épongeait de temps en temps, avec un large mouchoir de couleur, son crâne à demi chauve et son front où perlait la sueur. Les sifflements du train de Paris, qui bientôt allait entrer en garé, retentissaient, dans l'air limpide, plusieurs fois répétés par les échos plus proches ou plus lointains, et le capitaine se demandait s'il allait arriver à vide, comme d'habitude, c'est-à-dire sans quelques représentants de la colonie estivale qui donnait à Barfleur une physionomie plus gaie et apportait, notamment à la Blanche-Nef, quelque animation et quelque joie. Il n'y comptait guère, la saison étant déjà trop avancée pour des séjours de longue durée. Et, en effet, le camion de l'hôtel, poussé par un garçon d'écurie, apparut bientôt sans bagages, comme les jours précédents. Décidément, c'était à désespérer, et les artistes s'étaient probablement, cette année-là, décidés pour d'autres parages. Du reste, quand ils venaient à Barfleur, n'avaient-ils pas l'habitude d'écrire à Mme Mercent, l'hôtesse de la Blanche-Nef, pour lui recommander leurs installations ? Or, celle-ci n'ayant encore reçu aucune correspondance, faisait comme le capitaine, mais plus bruyamment se lamentait et se désolait, étant matériellement plus intéressée à l'affaire.

C'est égal, pour de la déveine c'était de la déveine. L'absence forcée de Pierre-Paul et l'absence plus fortuite de ces parisiens d'humeur si franche et si joyeuse, de relations si cordiales, si faciles et si liantes, et qui chassaient, pour quelques semaines, la monotonie routinière d'une localité supportable seulement pour ceux que leur métier ou leurs obligations contraignent à une existence plus active, rendaient le capitaine morose. Il n'avait même plus la compensation, dans ses soirées inoccupées, de la partie de manille aux enchères, ici ou là, en compagnie du percepteur, du receveur principal des contributions indirectes, quelquefois du notaire Nicolas, encore garçon, et du maréchal-des-logis Beaufils qui n'était sas très bon perdant et s'emportait d'une façon parfois grotesque, quand la chance était contre lui, ce qui, à l'entendre, arrivait constamment, en tout cas beaucoup plus souvent qu'à son tour, ce qui ne l’empêchait pas de recommencer le lendemain.

Lorsque le camion se présenta, léger comme il était parti, devant l'hôtel, le capitaine Quéruelle se mit à bourrer sa pipe d'un air tout à fait rageur, sa pipe d'été, comme il disait, c'est-à-dire une ces longues pipes anglaises à tuyau recourbé, qui permettent d'aspirer une fumée moins chaude, rafraîchie par son passage à travers le long tuyau, mais d'un usage peu pratique quand on n'est pas au repos.

Les goélands et les mauves commençaient à voleter en cercles à l'entrée du port où la marée montante roulait les saletés accoutumées qui les attirent et les retiennent, et quelques petits bateaux de pêche rentraient à la rame, faute de brise, ou se laissaient indolemment entraîner vers le port par la poussée du flux.

Le capitaine contemplait vaguement ce spectacle d'une belle fin de journée, lorsqu'au loin, sur la mer empourprée par les obliques rayonnements du couchant, il crut apercevoir une légère traînée de fumée qat s'aplatissait entre le ciel et l'eau. Sans doute quelque gros charbonnier anglais qui venait prendre connaissance du sémaphore avant de poursuivre pour Honfleur, Le Havre ou Rouen.

Cependant l'objet ne grossissait guère, tout en attirant également l'attention des matelots stationnant sur le port et des douaniers en faction le long du quai, et provoquant toutes sortes de commentaires. Ceux qui étaient munis de lunettes marines reconnurent bientôt un petit steamer dont l'étrave blanche commençait à émerger hors de l'eau : un yacht d'amateur évidemment, comme il en venait quelquefois, quand le beau temps leur permettait de risquer une plus longue traversée et qui visitaient, dans les beaux jours d'été, les ports de la Manche. Celui-ci arrivant de l'Ouest et obligé à un grand détour pour éviter le raz, s'avançait perpendiculairement à la terre ce qui ne permettait pas de le voir d'une façon propre à distinguer ses dimensions et à évaluer approximativement son tonnage.

Comme il marchait à vive allure, il fut bientôt possible de reconnaître l'élégance de ses formes effilées, lorsqu'il vira quelque peu pour ne pas manquer l'entrée du port. Bientôt, il modéra sa vitesse, stoppa, et légèrement drossé par le courant, apparut en longueur, avec ses deux mâts parallèlement inclinés vers l'arrière et entre deux la cheminée également oblique, qui ne rejetait plus que des flocons légers de fumée blanchâtre s'échappant avec un bruit strident de vapeur lâchée.

En même temps, le pavillon tricolore montait le long de la drisse et flottait bientôt à la pomme du mât de l'arrière, appuyé par un double coup des pierriers de cuivre qui scintillaient sur le plat-bord aux rayons embrasés du couchant. Tout doucement alors il rejoignit sa route vers Barfleur où sa place fut aussitôt désignée par le maître de port, juste à l'arrière du Pluvier. Alors la douane procéda à la visite, ce qui ne fut pas long, et les curieux amassés purent lire, sur le tableau d'arrière, en grosses lettres dorées, ces deux mots :

MYOSOTIS - NANTES

Cinq hommes se trouvaient à bord, quatre matelots en vareuse de tricot bleuâtre, avec le nom du yacht en travers de la poitrine, brodé en lettres écarlates, et coiffés du béret où le même nom brillait en lettres blanches sur un large ruban de soie noire.

Le cinquième, de haute taille, évidemment le propriétaire, se tenait à l’arrière, les deux mains à la roue du gouvernail, entièrement habillé de toile très blanche, ce qui s'expliquait à cause de la chaleur et du calme absolu de la mer. À la boutonnière du revers gauche de son veston flambait, sur cette blancheur immaculée, la rosette écarlate de la légion d'honneur tandis qu'autour de la manche un large brassard noir témoignait d'un deuil assez récent. On eût dit un officier supérieur de cavalerie en tenue civile, surtout à cause de son épaisse moustache blonde, presque rousse, qui contribuait à donner à sa franche et belle physionomie un aspect hardi et doux tout à la fois, comme on en voit dans les tableaux gaulois du peintre Luminais.

Le Myosotis, une fois amarré, il s'élança sur le quai avec une légèreté extraordinaire pour l'âge qu'il paraissait, la cinquantaine environ, et pour un embonpoint qui commençait à s'accuser, et apercevant le capitaine Quéruelle, à l'aise dans son veston d'uniforme orné sur les manches de ses trois galons d'argent parallèles et coiffé d'un chapeau de paille à larges bords, qui n'avait rien à voir avec l'ordonnance, il alla, droit à lui, délibérément, et sans autre préambule lui dit :

- Excusez-moi, capitaine, de vous aborder aussi cavalièrement, mais j'arrive en étranger, et vous ne m'en voudrez pas, j'espère, d'avoir recours à votre obligeance. Ne connaissant personne ici, il est tout naturel que je m'adresse à vous.

Et s'apercevant de l'oubli qu'il venait de commettre en ne se présentant pas lui-même tout d'abord :

- Achille Duhommey, artiste-peintre, ajouta-t-il, originaire de Nantes, mais tout aussi parisien que breton, et même davantage.

- À votre service, monsieur, répondit le capitaine à demi interloqué. En quoi puis-je vous être utile ou agréable?

- D'abord en m'indiquant, si vous le pouvez, où remiser mon attirail de peintre et loger ma personne. Le petit vapeur de plaisance qui m'amène restera ici pendant toute la durée de mon séjour, et mon intention est de passer à Barfleur un grand mois au moins. Après quoi, le Myosotis reprendra la route du Nantes, mais d'ici là j'aurais besoin d'un lit et d'une bonne table, et je vous demande simplement si vous pouvez me renseigner à ce sujet.

- Ma foi, monsieur, je vous présente en ma personne un célibataire sans famille, et vous voyez à deux pas d'ici l'hôtel de la Blanche-Nef où je ne me trouve pas mal et qui est avantageusement connu d'ailleurs de quelques peintres parisiens que l'on n'a pas vus cette année, je ne saurais dire pourquoi. Si cela vous agrée, je vous y offre ma protection et l'avantage de ma compagnie, et je ne pense pas que vous y puissiez être plus mal que n'importe où.

- Alors, c'est une affaire entendue, et je vous remercie mille fois de votre obligeance.

- Ça, c'est inutile, reprit le capitaine, car je suis très intéressé à l'affaire, surtout si mon voisinage quotidien ne vous est point désagréable.

- Au contraire, dit en riant le nouveau venu, et peut-être même aurai-je à vous demander quelques renseignements dont vous ne pouvez soupçonner la nature. Je viens ici pour peindre, naturellement, mais aussi pour autre chose; et puisque nous allons vivre côte à côte pendant quelques semaines, je compte bien, si vous le permettez, mettre votre complaisance à contribution.

- Elle vous est toute acquise d'avance, et comme voilà le tard qui se fait et la nuit qui vient, il serait peut-être bon de faire porter votre bagage à l'hôtel, sans compter que vous ne serez peut-être pas fâché de vous restaurer un peu.

- Oh ! capitaine, une simple valise ! Pour le reste, on s'en occupera demain, car, ainsi que vous le dites, un morceau sous la dent ne me serait pas désagréable. Un ruban de mer de Cherbourg à Barfleur constitue un fameux apéritif ; qu'en dîtes-vous ?

- Je n'en sais pas de meilleur, et pour moi, quand je ne me sens pas dans mon assiette ordinaire, vite un tour à bord de la patache, au gré du vent, et je reviens disposé à avaler la mer et les poissons.

- Alors pénétrons, capitaine, ou plutôt, car je ne voudrais pas abuser de votre empressement, présentez-moi à votre hôtesse, et j'espère que demain nous ferons plus ample connaissance. D'abord, à quelle heure déjeunez-vous ?

- Sauf empêchement de service, c'est pour onze heures ; et puisque vous me faites l'honneur de votre compagnie, j'aurai le plaisir d'amener sous peu un troisième convive, pour le moment en convalescence, et qui est bien le plus brave cœur que je connaisse ; et tenez, c'est justement le jeune patron de cette barque de pêche que vous voyez encore là-bas amarrée en aval de votre yacht. Ce qu'il me tarde de le revoir, je ne saurais vous le dire car vous ne pouvez vous imaginer combien il est pénible de manger seul quand l'habitude est prise de la société d'un brave garçon et d'une solide fourchette.

- Et ce sera pour le mieux, capitaine... capitaine...?

- Capitaine Quéruelle, pour vous servir.

- Eh bien ! capitaine Quéruelle, vous me voyez enchanté, et je me promets ici un séjour agréable autant qu'utile. J'ai toujours aimé la mer et les marins, par conséquent les douaniers qui sont en même temps terriens et matelots.

On retourna vers le yacht dont l'équipage s'occupait à remettre toutes choses en ordre et à laver le pont, et le nouvel arrivant fit apporter sa valise. Pour la suite, on aviserait le lendemain, dès le matin, avant l'heure du déjeuner à la Blanche-Nef, quand l'hôtesse aurait mis à la disposition du voyageur ce qu'il lui fallait d'espace pour ses toiles, ses chevalets et tous les ustensiles de peintre qui ne laissent pas d'être assez encombrants.

Chapitre 12 >

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Journal de la Manche et de la Basse-Normandie

Année

1910

Source

Gallica