Les Humbles de la Mer 3/14

Texte

Chapitre III

Du pont du Pluvier amarré à sa place ordinaire, on apercevait très nettement la Bretonne qui semblait se surélever au fur et à mesure du flot montant, si bien qu'à la mer étale elle finissait par apparaître tout entière, et dans l’après-midi, Pierre-Paul appuyé sur le bordage, pendant que ses hommes lavaient le pont du cotre et mettaient tout en ordre, était, en apparence, plongé dans de sombres réflexions.

Le mousse, dans le petit roufle qui servait de cuisine, au pied du mât, préparait la repas de l'équipage composé de célibataires, et il s'en échappait une fumée bleuâtre avec une une appétissante odeur de soupe à la graisse où cuisait un bon morceau de lard à demi salé qui, avec quelques roussettes ou chiens de mer, ou d'autres poissons vulgaires cuits à l'eau et fricassés ensuite dans le beurre conservé dans la saumure, formaient. presque uniformément, le menu quotidien. L'heure venue, les hommes se réunissaient dans le voisinage du guindeau, et là, assis sur des cordages enroulés, ils mangeaient la soupe et le reste dans des espèces de plats creux en fer battu, assez semblables à des gamelles militaires, la seule vaisselle du bord, et que le mousse nettoyait de son mieux.

Parfois, Pierre-Paul y prenait part, et c'était une fête, parce qu'il faisait venir de l'auberge voisine du cidre pur plus rafraîchissant que l'eau et faisant mieux couler cette nourriture échauffante qui incitait le feu dans la bouche.

Dans ces occasions là l'on trinquait cordialement, à la bonne franquette :

- À votre santé, patron ! Pour du fameux cidre, c'en est du fameux, et il faudrait faire du chemin pour trouver son pareil. À votre santé, et de tout cœur !

- À la vôtre, mes garçons ! Ça fait toujours plaisir, n'est-il pas vrai, de se désaltérer avec cette rosée du Val-de-Saire.

Alors les belles tasses de porcelaine, ornées du fleurs peintes, aux couleurs voyantes, se rencontraient, se heurtaient, en un cliquetis harmonieux ; et de les voir ainsi trinquer à bord avec du cidre de si belle couleur, les pêcheurs qui rôdaient sur le quai s'en léchaient les lèvres de convoitise et s'entre-disaient :

- Il n'y a pas deux patrons de pêche comme Pierre-Paul, dans le port de Barfleur et même plus loin. C'est une joie de bourlinguer sous les ordres de gaillards de ce calibre-là. Le malheur est qu'on n'en fait plus.

Cette fin d’après-midi, le voyant soucieux et morose dans sa pose immobile et l’œil toujours fixé dans la même direction, les hommes se rangèrent à leur place accoutumée, munis de leur gamelle que, tour à tour, le plus ancien de 1'équipage remplissait aussitôt ; ils remuaient le tout, avant de commencer, avec des cuillers de cuivre jaune en usage dans le pays et que l'on voit partout dans les fermes les jours de bouillie de sarrasin, lorsque tout le personnel, à l'heure des repas, est assis en rond autour des grandes poêles également en cuivre, et qui brillent comme de l'or quand le soleil y réfléchit, à l'intérieur, sa lumière aveuglante, appuyées obliquement contre le fond du dressoir, et qui font l'orgueil des ménagères soigneuses.

Pierre-Paul avait vu cela, maintes fois, dans l'intérieur de la Bretonne, de loin, car il n'y pénétrait pas, et il n'en concevait que plus d'estime encore pour cette jeune fille qui, au milieu de tant d'occupations absorbantes, trouvait le temps de donner à cette demeure, presque dépourvue, des airs de luxe à force de propreté et de soins attentifs de tous les jours. Et même à ce moment où, accoudé sur le bordage du Pluvier, il se demandait si le capitaine Queruelle avait rencontré Blandamour au logis et ce qui pouvait bien s'y passer, entre les deux hommes, à son sujet, ce bon soleil qui s'inclinait déjà vers l'ouest avant de disparaître derrière le coteau de La Pernelle, incendiait l'étroit dressoir de Clotilde, dont il voyait les quelques cuivres flamber à travers la porte ouverte de la Bretonne, bientôt vendue si le capitaine ne réussissait pas dans ses négociations, à son gré singulièrement prolongées, ce qui n'était pas bon signe.

Alors, mentalement il reprenait ses projets d'éloignement, car il ne se sentait pas la force de vivre plus longtemps dans le voisinage de Clotilde, presque condamnée à le fuir, à cette heure où le malheur était suspendu sur la cambuse paternelle et où il voyait la misère irrémissible sur le point d'y pénétrer et d'en chasser brutalement quatre innocentes bientôt sans asile et sans pain, quand il suffisait d'un mot de leur père pour arranger les choses.

Pendant qu'il se morfondait ainsi, redoutant l’insuccès de la démarche et plongé dans d'amères réflexions, il n'avait point aperçu le capitaine pénétrer dans la Bretonne, accompagné du maire rencontré sur son chemin et décidé par lui à le suivre, une fois avisé de l'objet de sa visite à Blandamour.

Lorsqu'ils entrèrent, celui-ci était en train d'ouvrir des moules qui devaient servir d'appât à ses lignes pour la prochaine pêche. L'apparition inattendue des deux hommes parut le surprendre ; il n'était point accoutumé à ces sortes de visites. Aussitôt il se leva, et portant la main à son vieux béret usé, presque couleur de rouille :

- Le bonjour à vous, capitaine Quéruelle, et à vous pareillement, monsieur Delinotte !

Les trois fillettes, au moins aussi surprises que leur père, roulèrent entre leurs doigts, d'un geste uniforme, le bas de leurs tabliers, un peu ébahies de voir, dans leur demeure, le capitaine qu'elles connaissaient et dont elles admiraient le brillant uniforme, le dimanche à la grand' messe, et le maire que tous les gens de Barfleur aimaient et respectaient. Elles se rapprochèrent aussitôt, très craintives mais encore plus curieuses, pendant que Clotilde, qui cousait assise près d'une des deux croisées, se levait tout intimidée, en avançant les deux uniques chaises du logis, dont la paille usée s'effilochait par endroits et s'échevelait en dessous du siège lamentablement.

- Blandamour, dit le capitaine, peu enclin aux circonlocutions, vous nous voyez ici, M. le maire et moi, parce que nous avons à vous entretenir de choses graves qui vous concernent ; mais nous voudrions être seuls avec vous.

Quoique légèrement étourdi à cette entrée en matière, Blandamour fit signe à Clotilde d'emmener ses sœurs :

- On te hélera, dit-il, quand vous pourrez revenir.

Elles s'éloignèrent du côté de la mer, Clotilde emportant son ouvrage, car elle ne voulait pas demeurer inactive, et quand les trois hommes se trouvèrent seuls, - interrogea d'une façon muette et qui signifiait à peu près ceci :

- Parlez, je suis prêt à vous entendre.

- Blandamour, dit aussitôt le. capitaine, sans plus ample explication préparatoire, on vous sait dans une situation difficile, même à peu près désespérée, et si vous nous voyez ici, M. Delinotte et moi, c'est pour tâcher de vous en sortir.

Et comme le pêcheur faisait semblant de ne pas comprendre, le maire, qui manquait de diplomatie et qui s'impatientait, s'exprima assez brusquement.

- Eh bien oui, Blandamour, dans quelques jours vous allez être vendu, parce que Laloy se trouve à bout de patience et qu'il n'a plus d'avances à vous faire. On vous laissera naturellement votre méchante barque et tout ce qui est instrument de travail ; mais la Bretonne sera mise aux enchères et vous resterez sans logis. Avec vos quatre filles, vous m'avouerez que ce n'est pas réjouissant.

Ils virent que Blandamour avait les yeux humides et brillants, comme s'il allait pleurer :

- Nous sommes ici pour essayer de vous tirer de peine, reprit le maire, si vous vous y prêtez, et cela dépend de vous uniquement.

- Ainsi, s'écria le malheureux, sans écouter davantage et avec un tremblement dans la voix, ainsi l'on va me prendre ma maison ! Ma cambuse où mes pauvres vieux sont morts et où ma défunte a rendu le dernier soupir ?

- Il le faut bien, dit le capitaine, puisque vous n'avez pas autre chose ; mais, dites un mot et vous n'avez rien à craindre de pareil. Ce n'est pas à ceux que vous avez perdus qu'il faut penser en un tel moment, mais à ceux qui vous restent et que vous ne pouvez condamner à coucher à la belle étoile. Or, nous savons quelqu'un qui est amoureux de votre fille Clotilde...

- Et qui possède, pour l'instant, au moins six mille écus, c'est moi qui m'en porte garant, interrompit le maire.

- Si vous l'acceptez pour gendre, Blandamour, reprit le capitaine, vous voilà, c'est le cas de le dire, remis à flot, mon camarade. Dans le cas contraire vous êtes irrémédiablement coulé.

Blandamour restait muet devant cette sorte de mise en demeure ; mais il ne tarda pas à se ressaisir et interrogea, non sans brusquerie :

- Je sais de qui vous voulez parler ; mais, mettez-vous à ma place, capitaine, et vous aussi, monsieur le maire, et supposez-vous les pères de Clotilde, que feriez- vous ?

- Je n’hésiterais pas un instant, dit le capitaine. Même, voulez-vous mieux ? Si j'avais une fille, je considérerais comme un bonheur pour elle de mettre sa main dans celle de ce brave garçon, car vous ne rencontreriez pas son pareil dans toute la contrée, et je vous défie de me contredire, puisque vous le connaissez.

- Tout ce que je regrette, appuya le maire, c’est de n'en point avoir une, car je ferais comme le capitaine Quersœlle, et elle serait bientôt la femme de Pierre-Paul. Enfin, qu'avez-vous à reprocher à ce garçon ?

- D'abord son argent, répondit Blandamour qui, peu à peu, prenait de l'irritation. Il en a trop pour un patron de pêche de Barfleur et nul ne pourrait dire d'où il lui vient. Pierre-Paul n'est pas un nom, et cela signifie tout simplement qu'il n'a ni père ni mèrere avouables ou bien qu'ils n'ont pas voulu de lui.

- Et après ? interrogea de nouveau le capitaine Quéruelle.

- Après, répondit Blandamour, on ne mangera pas de ce pain là à la Bretonne.

- Vous avez saison, Blandamour ; mieux vaut n'en pas manger du tout et laisser mourir de faim vos quatre filles. C'est d'une affection paternelle douteuse, mais enfin, puisque vous y tenez ! En outre, Pierre-Paul vous déplaît parce que vous le soupçonnez d'être Anglais, comme si son état-civil, à la mairie et à l'église, aussi son excellent service militaire dans la marine, ne l'avaient pas suffisamment naturalisé. À qui ferez-vous croire que cela est sérieux ? Anglais, c'est bon à dire, mais enfin qu'en savez-vous? J'admets qu'il en soit ainsi, c'est, en tout cas, un grief plus ridicule que raisonnable, puisqu'il ne l'est plus et ne peut plus l'être.

- Possible, répondit amèrement Blandamour, mais vous n'êtes pas de notre pays, capitaine Quéruelle, et vous ne comprenez pas cela. En diriez-vous autant, et il s'exaltait d'une façon singulière, si votre trisaïeul avait été pendu, comme le mien, à la grande vergue d'un navire de guerre anglais, du temps de Sidney-Smith, et par ordre de celui-ci, lors de sa croisière dans la Manche, entre le Havre et Cherbourg, il y a aujourd'hui plus de cent ans. Cela se raconte ici , capitaine, depuis de longues années, et monsieur le maire n'est pas sans connaître l'histoire. Le Blandamour dont je vous parle logeait ici-même, dans cette maison, toujours habitée depuis, de père en fils, par notre lignée, et c'est ici que les Anglais vinrent le chercher. Par une nuit de tempête furieuse, le vent soufflant de terre en foudre, une embarcation du Diamant, envoyée en reconnaissance, fut surprise par le grain inattendu et incapable de se reconnaître dans le tremblement, vint mouiller une ancre, en calme relatif de la mer, dans le voisinage de la Bretonne dont les deux fenêtres éclairées la guidèrent. Des hommes débarquèrent en dépit de la bourrasque, enfoncèrent la porte et se saisirent brutalement du Blandamour qui dormait. Perdus dans la mer démontée, exposés à couler à pic dans le raz, ils avaient marché droit sur la Bretonne, parce qu'elle était la plus voisine du bord et qu'à tout prix il leur fallait un pilote pour les conduire jusqu'au Diamant qui croisait au large, le plus près possible de la côte. Même, de temps en temps, parait-il, on entendait des coups de canon à demi étouffes par le tumulte de la mer et du vent. C'était le Diamant qui rappelait ses hommes et leur signalait ainsi, à peu près, les parages où il croisait. Le patron de la chaloupe, - j'ai entendu raconter cela cent fois par les anciens, - aussitôt l'interpella brutalement en mauvais français :

- Il faut que tu nous pilotes jusqu'à la frégate anglaise qui croise au large, que tu nous fasses sortir d'ici, car tu dois connaître ces parages. Les connais-tu ?

- Comme le fond de mes poches, répondit stoïquement Blandamour. Cela se passait toujours ainsi quand ces vermines abordaient quelque part le long de nos côtes.

- Alors, embarque, et au plus vite !

Et ils le poussaient à coups de pieds et de poings pendant que sa femme épouvantée les suivait en sanglotant et les implorait en vain.

- Rentre, femme, criait de toutes ses forces le prisonnier, pour se mieux faire entendre dans la bourrasque, et ne manque pas de raconter les choses dont tu viens d'être témoin.

Ce fut tout et l'on poussa au large, au milieu des ténèbres opaques et dans le fracas de la mer encore bouleversée jusque dans ses profondeurs. Blandamour, à la barre de l'Anglais, un homme armé à sa droite, un autre à sa gauche, devait se faire de tristes réflexions, sachant le sort qui l'attendait, sachant surtout que sa jeune femme restait seule au logis avec un garçon de deux ans à peine, laissé dormant dans son petit lit. Mais c'était un homme résolu, d'un patriotisme intraitable, et qui jadis avait servi à bord de navires corsaires de Dieppe et de Saint-Malo. Pendant qu'il s'efforçait, ainsi que les matelots anglais, d'apercevoir les feux du Diamant, - c'est ce que l'on supposa depuis, - il pensa. sans doute qu'il ne serait pas mauvais de se débarrasser de cette quarantaine d'hommes qu'il tenait à sa merci, dût-il mourir avec eux. Ce serait toujours autant de moins. Mais il fallait agir vite, avant le petit lever du jour. Les Anglais faisaient force de rames, et malgré la mer démontée, volaient sur et à travers les lames. Tout à coup, avec la spontanéité de la foudre, une détonation formidable retentit, suivie de clameurs effrayantes, puis plus rien que les mugissements de la mer et les hurlements du vent dont la violence cependant diminuait. Bientôt, les premières lueurs du jour apparurent dans l'Est, s'accentuèrent rapidement, et la silhouette de la frégate anglaise se dessina vaguement, dans le lointain, tandis que sur la roche où s'était effondrée, jadis la Blanche-Nef qui lui donna son nom, entraînant dans le gouffre les héritiers du roi d'Angleterre et toute une jeunesse insouciante et joyeuse, la mer entrechoquait les débris pulvérisés de la barque anglaise jetée sur le récif par Blandamour avec une précision extraordinaire, et quelques planches disjointes où, des hommes, en petit nombre, se cramponnaient désespérément. Dans le jour croissant, une chaloupe détachée de la frégate nageait, vers la Blanche-Nef. Bientôt elle s'en rapprocha et recueillit les naufragés accrochés aux épaves, parmi lesquels Blandamour, car ceux qui ont alors raconté l'histoire rapportée par la veuve qui avait passé la nuit à errer sur la grève dans l'attente cruelle de l'aube, et transmise d' âge en âge, affirmèrent que celle-ci avait vu les survivants frapper et maltraiter l'un des naufragés qu'ils jetèrent brutalement au fond de leur bateau. Il n'y eut, du reste, pas lieu d'en douter, car, peu d'instants après l'accostage du Diamant par la barque anglaise, deux coups de canon retentirent à bord de l'amiral et, dans l'intervalle, parmi la clarté matinale - la veuve, elle l'était déjà, - aperçut un homme hissé à la grande vergue et bientôt suspendu entre le ciel et l'eau. Cet homme-là, c'était mon trisaïeul Blandamour; et vous voudriez me voir introduire un Anglais dans ma maison ?

- Qui vous parle de cela ? Où avez-vous la tête ? dit le capitaine Quéruelle, très ému, malgré tout, de ce qu'il venait d'entendre. En somme, Blandamour, je ne vois d'Anglais que, dans votre imagination. Et même, ne devriez-vous point quelque reconnaissance, il me semble, à qui vous assurerait la conservation d'un logis où vous retiennent d'aussi tristes, mais si grands souvenirs ? Rendez-vous compte de cela avant de vous prononcer, car enfin vous ne faîtes que supposer, Blandamour, et vous ne fournissez pas une preuve.

- Eh bien ! répliqua Blandamour, qu'il fasse lui, la preuve du contraire, et je n'hésite plus.

- Vous avouerez que cela ne lui est pas bien facile, et qu'il ne pouvait avoir rien dans la mémoire quand Barbenchon le porta jusque chez M. le Maire.

- Capitaine, et vous, M. Delinotte, c'est pourtant cela ou rien. Excusez-moi, mais vous ne tirerez point de moi d'autre réponse. Laloy fera vendre la Bretonne, qu'y puis-je ? J'en aurai du deuil plein le cœur; mais que dirait l'ancien, là où il est, si j'acceptais cela

- Blandamour, affirma stupéfait le capitaine Quéruelle, M. le Maire de Barfleur et moi sommes désarmés et désolés de n'avoir pu vous convaincre. Vous êtes buté, mon camarade, et sans cause valable. Je ne cherche plus à vous persuader, puisque vous ne voulez rien comprendre, et nous ne pouvons que laisser les choses aller comme il se pourra. Il est clair que vous vous en repentirez, Blandamour, mais il sera trop tard, et le mal sera fait irrémédiablement.

Sur ces mots, le capitaine et son compagnon s'éloignèrent, accablés par l'intransigeante manifestation d'un entêtement si singulier, et se demandant ce qu'ils allaient dire à ce pauvre garçon qui devait si impatiemment attendre, et qui, si persuadé qu'il fût des sentiments de Blandamour à son égard, ne pouvait prévoir une conclusion si nette et si désespérante.

Sur le chemin que le soir commençait à obscurcir, ils aperçurent Clotilde et ses trois sœurs qui regagnaient la demeure. Celle-ci devait se douter de quelque chose, car elle marchait d'un pas traînant, sans doute en proie à de mauvais pressentiments comme avec l’intuition de ce qui s'était passé à la Bretonne pendant son absence, et de l’arrêt que venait de prononcer son père, dans la plénitude de son autorité, mais sous l'inspiration d'une haine bizarre, toute imaginaire, la plus intraitable de toutes les haines et la plus vivace, précisément parce qu'elle demeure inexpliquée, et Blandamour en était imprégné jusqu'aux moelles.

Soudain, dans le jour de plus en plus décroissant, la lanterne du phare s'alluma, et ses éclats électriques illuminèrent alternativement tous les points de l'horizon où ils promenèrent leur lumineux éventait tournant, au moment meule où Pierre-Paul, impatient de savoir, rejoignait les deux hommes, et ne sachant quoi dire, peut-être même n'osant rien dire, s'arrêtait et se posait, devant le capitaine Quéruelle, en point d'interrogation.

Il y eut là un moment de silence pénible, bientôt interrompu par Pierre-Paul.

- Vous n'avez point besoin de parler, capitaine, car je devine ce que vous avez à me dire. C'est non ?

- C'est non. Blandamour ne veut rien entendre. et noua revenons sous l'impression d'un refus aussi complet et absolu qu'inexplicable, malgré le malheur irréparable qui le menace et au premier jour fondra sur lui. Vous n'avez plus à compter, mon camarade, que sur le dernier moment, qui ne saurait tarder, et sur la résolution extrême qu'il pourra provoquer peut-être. Espérons. Pour moi, je ne puis m'imaginer que nous en soyons aux derniers mots de cette singulière affaire et je compte encore sur une lueur de raison avant le dénouement,. Jusque-là, ne perdez point courage.

Pierre-Paul secoua la tête à plusieurs reprises en signe de doute.

- Du courage, j'en aurai. capitaine Quéruelle, je vous l'affirme et je vous remercie, vous aussi, monsieur le maire, du fond de cœur, pour tout ce que vous avez fait pour moi jusqu'à ce jour.

Sa voix était si triste et si pleine de larmes que les deux hommes s'en émurent et que le capitaine ne put s'empêcher de lui dire, en lui saisissant le bras :

- Il faut être un homme, Pierre-Paul, et c'est dans les circonstances pénibles et difficiles que les bons soldats font preuve de courage. et ne songent point à abandonner leur poste. Voue n'avez pas, je suppose, l'intention de déserter ? Il faut que vous m'en fassiez la promesse ou je ne vous perds plus de vue.

- Je vous le promets, capitaine, et j'en prends l'engagement devant M. le Maire ; mais voyez-vous, capitaine, j'ai grandement besoin d'être seul pour essayer de digérer ma grande peine et de me remettre les esprits à l'endroit.

Ils se serrèrent les mains d'une façon muette et se séparèrent en atteignant la grande rue au bourg, au bout de laquelle le flot montant clapotait contre le quai de granit.

Chapitre 4 >

Auteur

Charles Canivet

Ouvrage

Journal de la Manche et de la Basse-Normandie

Année

1910

Source

Gallica